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Sopro (Souffle)

+ d'infos sur le texte de Tiago Rodrigues
mise en scène Tiago Rodrigues

: Entretien avec Tiago Rodrigues

Propos recueillis par Pascaline Vallée pour le Festival d'automne

Comment est né sopro ?


Tiago Rodrigues : En 2010, j'ai été invité, dans le cadre du Festival Alkantara, à créer une pièce au Théâtre National D. Maria II, à Lisbonne. C'était la première fois que j'y travaillais, et j'ai découvert, en assistant aux répétitions d'autres pièces, le travail des deux souffleurs du théâtre, dont Cristina. La pré- sence de la souffleuse donnait quelque chose de très fort au processus de répétition, par sa mémoire, sa complicité avec les comédiens, son rôle d'avocate du texte original et de complice du metteur en scène. J'ai été tellement touché par cette quasi chorégraphie, physique et sonore, que j'ai proposé au Théâtre National d'écrire et monter une pièce pour elle. Et puis la direction du théâtre a soudainement changé, le gouvernement a coupé une bonne partie du budget, et ce projet s'est perdu. Cinq ans plus tard, j'ai été nommé à la direction artistique du Théâtre National. Dès ma première pièce, une réécriture d'Iphigénie, Cristina était à mes côtés comme souffleuse. Je lui ai rappelé ce projet, en lui promettant que j'allais la convaincre de le faire. Elle a ri... J'ai découvert au fur et à mesure sa personnalité et son dévouement total à ce théâtre, mais aussi l'ampleur du pou- voir métaphorique de cette figure de la souffleuse, ambassadrice de tous les travailleurs invisibles du théâtre, et métaphore du souffle du bâtiment lui-même.
Quand le Festival d'Avignon m'a invité à créer une pièce pour l'édition 2017, j'ai inclus le Théâtre National dans cette invitation. Nous avons entamé la construc- tion d'une sorte de biographie professionnelle fictionnée à partir de centaines d'histoires qui constituent les archives très sub- jectives de Cristina. À partir de ce matériau, j'ai construit des scènes, des dialogues et fait se croiser ces histoires avec des extraits de pièces, ce qui est aussi une manière de dire que la mémoire d'une souffleuse, comme celle de toute personne immergée dans le théâtre, mélange nécessairement la fiction et la réalité, les deux comportant une part très forte de vérité.


Quel est le statut du texte, est-il davantage documentaire ou fictionnel ?


Tiago Rodrigues : La fiction est ici une manière de traiter d'un réel travail archéologique : nous avons collecté de vraies histoires, que j'ai pris la liberté de mélanger, en changeant des noms, même si on peut encore retrouver l'origine des mentions utilisées dans le spectacle. Revenir à la mémoire de quelqu'un qui est normalement dans l'ombre est une réponse au risque de dis- parition de la profession de souffleur.se, et à travers elle des savoir-faire, d'une histoire, d'une mémoire du théâtre. Nous avons choisi d'utiliser la dystopie en imaginant qu'on fermait le Théâtre National à Lisbonne et qu'il ne resterait que les mémoires de ce qui s'y est passé. Quel théâtre nous resterait- il alors ? La souffleuse, archive vivante du théâtre et témoin actif, pourrait évoquer le passé et le rendre présent, comme on le fait dans une représentation théâtrale : les acteurs rendent présent ce qui a été écrit par des morts ou par des vivants, ce qui a été répété pendant des mois ou des semaines. En d'autres termes, ils utilisent leur mémoire pour inventer du présent.
La souffleuse qui souffle est alors apparue comme l'élément mini- mal pour faire du théâtre. Même avant le jeu du comédien, ce souffle de quelque chose qui pourrait advenir amènerait l'ima- gination de ceux qui regardent et ceux qui participent à reconstituer un présent (ce qui est paradoxal), l'urgence et le désir du présent. L'idée d'un théâtre en ruine n'a pas plu à Cristina, qui m'a répondu : « En ruine c'est trop. Disons fermé il y a quelques semaines, il faut donner un peu d'espoir aux gens. » Cet épisode de la création est raconté dans la pièce.


En quoi présenter sur scène à la fois une création artistique et son contexte, comme vous avez pu le faire dans bovary en mêlant des extraits de l’œuvre de Flaubert et le récit de son procès, vous semble-t-il important ?


Tiago Rodrigues : Il y a plusieurs raisons. Peut-être que la plus forte est le fait que pour moi un spectacle est toujours une tra- duction, en durée et en espace, de son propre parcours de créa- tion, de la rencontre de celles et ceux qui l'ont créé. Il me semble beaucoup plus important que les comédiens et comédiennes qui sont sur scène soient visibles en tant qu'êtres humains que de leur demander de se mettre au service de quelque chose de préexistant. Bovary évoque le procès de Flaubert pour pouvoir plonger dans le roman avec un regard qui cherche spécifique- ment le danger des mots, le pouvoir de transformation de la littérature, pour pouvoir ensuite être contaminés par ce désir. C'était le processus que nous avions vécu. Sopro montre une souffleuse, à moitié fictionnelle et à moitié réelle. Nous com- mençons par la présenter, raconter son histoire, et ensuite un labyrinthe de fils se déroule, de façon pas tout à fait chrono- logique mais guidée par des impulsions, à la manière dont fonctionne une mémoire.


Je souhaite un théâtre qui n'impose pas, dès les premières minutes du spectacle, de codes établis, une esthétique ou une éthique, mais qui propose progressivement au public de signer des contrats construits ensemble, des contrats esthétiques et politiques, plus complexes de scène en scène, avec de nouvelles strates de langage, d'interprétation... J'écris au fur et à mesure des répétitions, ce qui crée tout un jeu d'imbrications. Pour Sopro par exemple, j'ai découvert comment faire entrer un per- sonnage de Tchekov dans cette histoire, qui appartenait au pre- mier abord aux coulisses, après plusieurs semaines de répétitions. Dans la pièce, on le découvre donc après 20 ou 30 minutes, parce que placer cette découverte au début n'aurait pas été honnête par rapport au chemin parcouru pendant la création.


Sopro est un spectacle particulier, où l'expérience que vit Cristina, qui monte pour la première fois sur scène après 39 ans de carrière au théâtre, influence le ressenti et l'attitude de tous, des comédiens comme des techniciens. Il y a au moins une vie qui a été légèrement modifiée par ce spectacle. Je cherche tou- jours à transformer le monde par le théâtre, même si c'est d'une façon infime, même si ce n'est jamais acquis. Quand je joue By Heart par exemple, je suis guidé par le fait qu'à la fin de la pièce, dix personnes sauront par cœur un poème qu'elles ne connais- saient pas. C'est une transformation très concrète, comme cuisiner un repas et donner à manger aux gens.


Le souffle a d'autres sens : biologique, politique, spirituel... Quelles notions traversent le spectacle ?


Tiago Rodrigues : Pour les grecs Antiques, l'esprit, la conscience, les sentiments, tout ce que nous logeons aujourd'hui dans le cœur et le cerveau, était placé dans les poumons. J'aime cette idée que dans le mouvement de l'air sortant du corps se trouve un contenu qui permet de donner un sens aux sons que l'air porte. Il y a aussi un rapport avec la biologie et le rôle vital du souffle. 24 heures par jour, nous ne pensons pas à respirer, jusqu'au moment où nous avons du mal à le faire ! Le souffle a pour moi un rapport avec l'invisible et l'oublié, ce dont nous ne nous rendons pas compte au quotidien. Dans un théâtre, il peut être représenté par la souffleuse, parce que le public ne la voit pas et parce qu'être heureux lorsqu'un autre reçoit des applaudissements est un travail d'humilité. Dans un système social comme le nôtre, il y a aussi une signification politique à évoquer l'existence de personnes qui vivent au service de l'autre, qui dépendent de l'autre pour être complets, et qui ne le res- sentent pas comme une soumission mais plutôt comme une fierté, une mission. Le souffle c'est un peu ça : ce qui est à côté, devant ou derrière le visible, mais qui le soutient, le structure.


Y a-t-il, dans l'idée de prêter attention à ce souffle, une envie de ralentir ?


Tiago Rodrigues : La question du temps me touche beaucoup. Pour la première fois, moi qui suis très sensible à la question du rythme dans un spectacle, je dis à la troupe d'aller doucement, d'écouter, de respirer, de ne pas chercher à maintenir le public dans un rythme effréné... Il ne s'agit pas de lenteur mais de se donner du temps pour vraiment vivre les choses sur scène. C'est une question dont je discute beaucoup avec les artistes. Nous avons le devoir et le privilège de toucher cette question du temps de manière aiguë, notamment au théâtre, parce que nous vivons des moments d'assemblée, du temps partagé entre êtres humains. Les spectateurs, en plus de payer leur billet, nous offrent un temps, avec lequel nous travaillons. Le temps est un trésor tellement précieux aujourd'hui. Mes pièces doivent toucher cette question-là : le temps qu'il nous reste ensemble.


By heart fait aussi du temps de la représentation un moment unique de partage. Pourquoi avoir choisi d'impliquer direc- tement des spectateurs en les faisant monter sur scène pour apprendre par cœur des textes ?


Tiago Rodrigues : By Heart est le seul spectacle dans mon par- cours dans lequel j'invite le public à participer directement à la mise en scène. Il me paraissait très important de rendre visible un phénomène de transmission toujours présent dans un spec- tacle de théâtre mais qui demeure invisible. J'ai été inspiré par l'histoire de Nadejda Mandelstam, qui, quand son mari le poète Ossip Mandelstam a été emprisonné et que tous ses poèmes et livres ont été confisqués par le Régime stalinien, invitait dix personnes dans sa cuisine chaque soir pour leur faire apprendre un poème de lui. Cette image m'a paru être une manière puis- sante de rendre visible le phénomène de transmission et son action de résistance. J'ai essayé une première fois de faire apprendre un poème à dix personnes, poème qui entrait en résonance avec l'histoire de ma grand-mère, mais aussi celles d'écrivains, des histoires fictionnelles ou véridiques sur l'ap- prentissage par cœur que je raconte. La fragilité et la vulnérabilité des personnes, mais aussi le fait qu'au fur et à mesure du spec- tacle elles deviennent un collectif, m'a beaucoup touché, et c'est comme ça que la présence du public sur scène est devenue le cœur de la mise en scène de By Heart.


La mémoire du texte est au centre des deux pièces, les rapprochez-vous ?


tiago rodrigues : Oui bien sûr. Elles sont traversées à la fois par la mémoire en tant que concept, mais aussi dans son accep- tion plus physique de capacité à se souvenir des mots, les garder en soi, les incarner. By Heart est l'histoire d'une mémoire qui essaie de combattre un totalitarisme biologique (la vieillesse, la cécité) et un totalitarisme politique. Dans Sopro, la souffleuse est comme la mémoire d'urgence des comédiens, elle évoque la force de l'esprit de la mémoire, de ceux qui gardent les mots, ce qui pour moi touche à l'essence du théâtre. Les deux pièces évoquent, de manière différente, le pouvoir transformateur qui est encore actif au sein du théâtre.


Propos recueillis par Pascaline Vallée

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