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Somnole

Boris Charmatz ( Chorégraphie )


: « Une danse-funambule »

Entretien avec Boris Charmatz

Votre prochaine création est un solo qui tourne autour de deux axes principaux : d’une part l’idée de demi-sommeil, et d’autre part l’idée d’une musique auto-générée sous la forme du sifflement. Comment vous est venu ce titre, Somnole ?


Somnole évoque un état entre-deux – entre la veille et le sommeil. Souvent, les pièces me viennent dans un état de demi-sommeil et j’aime ces mouvements, le plus souvent involontaires, que l’on peut faire quand on va s’endormir – comme une danse alanguie, traversée de sursauts. Pour moi, la création a à voir avec une forme non-volontaire, qui puise dans l’inconscient. Je ne crée pas par la volonté, avec une idée claire de ce que je veux faire ; je me laisse guider par des impulsions, des tropismes, des états qui cheminent...


Certaines de vos pièces proviennent d’ailleurs directement de rêves – ou d’états de demi-sommeil.


Oui. La pièce régi , avec Raimund Hoghe, est une pièce que j’ai partiellement rêvée avant de la réaliser. J’ai commencé à travailler sur ce solo vers la fin du premier confinement. Le fait de retourner en studio a d’ailleurs été une vraie bouffée d’air. J’ai commencé à travailler à partir d’un principe simple : danser tout en sifflant. Ce principe est riche de possibilités – produisant une jonction intime entre la production de mouvement et l’émission de souffle, de sons, de mélodies. J’ai fait plusieurs pièces récemment qui contenaient beaucoup de paroles. Le sifflement correspond assez bien à un désir d’amoindrir le sens.
Le rapport siffler / danser construit un équilibre chorégraphique qui correspond à l’énergie qui est la mienne aujourd’hui.


Qu’est-ce que le solo produit pour vous en termes d’univers mental, d’économie, de rapport à la chorégraphie ?


Pourquoi faire un solo aujourd’hui ? On pourrait dire qu’il y a eu le confinement, les conditions particulières d’exercice de la danse. C’est vrai, mais j’avais envie de faire ce solo avant le confinement. Il y a sans doute une question de légèreté. Dans un solo, je suis le seul responsable de ce qui se passe sur scène : tout se passe entre moi et moi, il n’y a pas besoin de traduction. Le lien avec ce dont on rêve la nuit – la dimension fantasmatique et intuitive du travail de création – est beaucoup plus direct. Pas besoin de transmettre, de faire comprendre, comme ça peut être le cas dans une chorégraphie de groupe. Et j’ai fait beaucoup de chorégraphies de groupe – et parfois de grands groupes – ces dernières années !
Pour créer une pièce, il faut entraîner d’autres danseurs dans sa vision. Dans un solo, il n’y a plus d’intermédiaires. J’ai envie de garder ce travail le plus longtemps possible dans une forme d’indétermination, propre à la rêverie. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’au départ – n’ayant pas travaillé seul depuis longtemps – j’avais emmené des textes dans le studio, comme des appuis. Plus le travail avance, plus il est intériorisé, mental, et moins j’éprouve le besoin de faire appel à des éléments extérieurs.


J’ai l’impression qu’il y a deux pôles dans votre rapport à la danse : d’un côté, un débordement de mouvements comme dans 10000 gestes, et de l’autre l’endormissement, l’inertie – ou la mort.


Dans une pièce comme 10000 gestes, je recherche plutôt le trop, la pléthore – une forme vorace de dépense d’énergie. Avec cette création, j’indique un autre mode, une ligne rêvée. Mais en général, je finis toujours par transpirer à la fin ! J’aime les contrastes, les changements abrupts. Pour le moment, je commence tout doucement, en sifflotant un son monotonal ; la mélodie s’élabore, je passe par différents états de liaison du souffle et de la dynamique du corps, de la construction mélodique, de ses mélanges, de ses ruptures. Le repos, le demi-sommeil m’intéressent parce qu’ils indiquent un point intermédiaire entre le fait de ne pas bouger et le fait de bouger énormément.
Bouger peu, mais tout en bougeant follement dans sa tête. C’est une passerelle entre le monde mental et le monde physique. Avec cette création, j’ai envie de convoquer les gestes de ceux qui dorment mal, des insomniaques, des somnambules...


L’autre volet, c’est la musique, par le biais du sifflement. De quoi sont faites ces ritournelles que vous sifflez pendant la pièce ?


Cela tourne beaucoup autour des musiques qui passaient à la radio quand j’étais enfant – c’est-à-dire, principalement, le fond musical de France Musique.
C’est comme une réserve de musique classique dans laquelle je puise, sans vraiment savoir ce qui vient d’où, ou de qui. Au fond, c’est une manière un peu détournée de réactiver un schéma assez traditionnel de jonction entre danse et musique. D’une part parce que la forme du solo est très classique ; d’autre part parce que ce rapport entre danse et musique appartient à la forme classique. L’idée de faire un solo construit sur le lien entre danse et musique n’est pas forcément très excitante en soi ; sauf qu’il s’agit d’une musique que je crée moi-même, que je génère en même temps que je danse. Je la convoque, je l’interromps quand je veux – tout est fait en direct. Le sifflement agit comme un filtre – le filtre du souffle. Je n’actionne même pas mes cordes vocales. Le sifflet est une action musicale très simple et très fragile. Il suffit que les lèvres soient sèches pour que ça s’arrête. Il suffit d’être essoufflé pour que ça s’arrête – d’où la nécessité, d’ailleurs, de produire une danse du peu, une danse amoindrie. Si on bouge trop vite, ça devient très vite faux, ou inaudible. Il s’agit d’une danse-funambule, où les mouvements du corps affectent l’instrument.


Ce que vous racontez sur le sifflement me fait penser au concept de ritournelle, formulé parc Deleuze et Guattari...


Ce que je siffle, ce sont effectivement des ritournelles, ces morceaux de mélodies qui tournent dans la tête. Un monde en soi, qui, sans être clos, fabrique un à soi, une sorte d’abri familier, un climat. Le fait de siffler me permet ça : d’habiter l’espace que j’occupe. C’est une manière de se construire un espace absolument personnel, mais que je peux partager. Ces sifflements, pour moi, c’est du temps en barre.


  • Propos recueillis par Gilles Amalvi
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