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Solitaire

+ d'infos sur le texte de Lars Norén

: Entretien avec Sofia Adrian Jupither

Propos recueillis par Moïra Dalant

Solitaire est l’une des dernières pièces écrites par Lars Norén. Elle met en scène des personnes dans un environnement qui leur est complètement étranger et dont a priori elles ne pourront sortir...


Sofia Adrian Jupither : Dix personnes se tiennent debout sur le plateau, serrées les unes contre les autres dans un espace rectangulaire. Ce sont des gens ordinaires. Nous ne savons pas où ils se trouvent et n’avons aucun moyen de reconnaître l’espace dans lequel ces gens sont enfermés. Ils ne peuvent pas en partir, pourtant ils ne savent pas ce qui les retient. Tous sont en état de sidération, et leurs premières questions littérales se transforment peu à peu en questions existentielles : « J’étais en route pour aller faire des courses » dit l’un, « j’allais simplement chercher ma valise » explique une autre, « j’allais déposer ma fille au club de danse », raconte un père. Puis « Pourquoi sommes-nous ici ? », « Quel est cet endroit ? » Comme il fait très sombre, ils ignorent leur nombre. Ceci est la situation créée par Lars Norén, à la fois très claire et extrêmement indéterminable. Mais comme ce lieu reste indéfinissable, le public est invité à faire des associations d’idées et des interprétations. Un conteneur ? Un paquebot ? Des boat people ? Un camion ? La Manche ? Un tunnel ? Dans nos imaginaires, la situation se calque à des schémas connus d’angoisse, de déplacement et de proximité que sont l’immigration illégale et les flux de migrants par exemple.


Pourrions-nous dire que ces personnes sont comme vous et moi ?


Dans ce lieu sans nom, chacun et chacune réagit à la situation à sa manière. La carapace sociale a disparu, la mère de famille, le travailleur, l’étudiant n’existent plus, ils sont seuls face à eux-mêmes. Ne reste que le soi à l’état pur dans cette situation inhabituelle : seul et en réaction au groupe. Parce qu’elle place ses personnages en situation de survie, la narration pourrait pousser le vécu de ces individus jusqu’à l’horreur, mais cela serait méconnaître Lars Norén. Il est un auteur qui nourrissait un réel amour de l’être humain. Il trouvait son acuité dans une écriture ultraréaliste, en dressant des portraits très précis de ses contemporains. Et c’est finalement l’humour qui advient, au lieu de l’horreur. Ainsi donc, il semble qu’il n’y ait rien. Mais qu’est-ce que le rien, si ce n’est une projection de nos désirs et de nos peurs, individuelles ou collectives ? Dans ce rien réside toujours un quelque chose et un quelque part... D’autant plus qu’ici, nous sommes au théâtre. Nous sommes donc dans un espace qui a ses propres références. Il fait sombre, noir, nous n’y voyons presque rien. Mais comment travaille-t-on le noir au théâtre ? J’ai su assez vite que la convention théâtrale seule ne suffirait pas, je voulais recréer l’atmosphère donnée par l’auteur grâce à son écriture efficace, réaliste et économe. C’est pourquoi j’ai choisi le procédé de l’économie dans la mise en scène et de faire confiance au texte et aux acteurs. Mon processus a donc été de réduire et d’enlever. Au début, j’avais construit trois grands murs et disposé un sol bien marqué mais l’ensemble était trop présent, visible. Nous avons fait tomber les murs pour garder l’immense espace sombre et vide du plateau. C’est la lumière, le son et le texte qui sont venus raconter l’espace. Rien de plus. Grâce à la matière sonore, la pluie, les rats sont parmi nous, nous pouvons percevoir une présence sans tout à fait la reconnaître, à l’instar de ce que vivent les personnages. C’est ce que je recherchais : être au plus proche de l’expérience des dix personnes que Lars Norén a rassemblées là sans nous donner la clef du mystère. Le paysage sonore place le public dans le même espace que les acteurs, il élargit la scène, la pièce où les personnages sont empaquetés. Le résultat relève de l’expérience partagée entre le plateau et la salle. Ce travail est particulièrement synesthésique, c’est une pièce qui vous rentre sous la peau...


Comme nous pouvons facilement nous identifier, Lars Norén et vous-même ne proposez pas d’être voyeurs de l’angoisse des personnages.


En effet, nous sommes avec eux. Pas à l’extérieur de la situation, au contraire. Leur expérience a une réelle résonance en nous, aussi bien physique qu’existentielle. Quand les personnages se questionnent sur leurs raisons d’être dans ce lieu, ils interrogent les raisons de l’enfermement physique premièrement, puis leur rapport au monde de façon plus existentielle. Ces questionnements ne sont pas mystifiés, ils sont très concrets, posés très simplement, avec des mots de tous les jours par des personnes comme vous et moi. Chacun des personnages se demande comment réagir, dans une situation dont il ou elle ne comprend pas les tenants et les aboutissants. Et le pourquoi n’est plus pertinent au bout d’un moment pour laisser la place au comment. Il s’agit de survivre à cet épisode de vie qui paraît assez irréel. Ne pas laisser la panique prendre le dessus, se maîtriser individuellement et très vite réfléchir en tant que groupe. À quels codes sociaux et moraux un groupe d’étrangers peut-il faire appel dans une situation anxiogène où l’humain a été dépouillé de tout ce qui fait de lui un être social ? Cette dépossession est visible dans l’écriture même, les personnages sont nommés par des numéros. Nous ne connaissons leur personnalité et leur histoire qu’à travers les répliques et la façon dont ils parlent. Nous les rencontrons au fur et à mesure de la pièce, comme les personnages se rencontrent entre eux et se redécouvrent intimement dans toute leur simplicité, sans les atours habituels de leur vie sociale. Ils ne peuvent plus se cacher, ni aux autres ni à eux-mêmes. L’écriture de Lars Norén ne manque pas d’humour, les personnages sont drôles, la situation de promiscuité provoque aussi des élans d’entraide et d’intimité. L’auteur nous présente un portrait plus large de ce qu’est l’humanité et de ce dont nous sommes capables. Ce qui est génial dans cette pièce, c’est le retournement de situation. Ici le groupe est constitué d’Européens, alors qu’évidemment la situation nous évoque celle vécue par d’autres nationalités, des destins d’hommes et de femmes qui nous semblent parfois loin de nous, seulement relatés par le journal télévisé. C’est pourquoi leurs questionnements résonnent en nous avec force.


  • Propos recueillis par Moïra Dalant
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