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Silent Legacy

Maud Le Pladec ( Conception )


: Entretien avec Maud Le Pladec

Votre nouvelle création met en relation deux danseuses, Adeline Kerry Cruz, huit ans, qui pratique le krump, et Audrey Merilus, interprète adulte, formée à la danse contemporaine. Comment avez-vous conçu Silent Legacy ?


Maud Le Pladec : Silent Legacy repose sur une structure en trois temps, trois parties : le solo d’Adeline Kerry Cruz, la rencontre entre les deux danseuses et le solo d’Audrey Merilus. La partie centrale est un passage de relais. Elle témoigne d’un questionnement que je mène de spectacle en spectacle sur la transmission. Cette structure très simple permet de lire le solo de chacune, l’un par rapport à l’autre. Mettre en scène ces deux interprètes, c’est créer une confrontation, un dialogue où les spectateurs et spectatrices projettent ce qu’ils et elles souhaitent, en fonction de leur histoire, de leur culture, de leurs croyances. Adeline Kerry Cruz et Audrey Merilus sont deux personnalités, deux identités d’une grande force. D’où la nécessité de créer un espace de partage sur le plateau qui soit comme un choc des cultures. Toutefois, il s’agit d’éconduire toute démonstration, tout didactisme. Leur rencontre se déploie de manière métaphorique, métaphysique presque, en tout cas dans une approche indéniablement chorégraphique, sensuelle et même visuelle à travers un théâtre d’ombres dans un moment de la pièce. Ce recours à l’image est une première pour moi. Cette partie centrale se donne à voir entre deux soli très incarnés, très dansés.


Comment qualifieriez-vous leurs danses respectives ?


Adeline Kerry Cruz est une enfant de Montréal. Elle pratique le krump, danse apparue dans les quartiers pauvres de Los Angeles au début des années 2000, dont le vocabulaire s’inscrit entre violence retenue et intériorité. La danse d’Audrey Merilus dessine un espace de liberté après une riche formation, avec tous les styles, comme les techniques, que cela suppose. Toutefois, quand je les vois danser, l’une comme l’autre créent une vraie sidération ! Leur façon d’évoluer, de bouger, même si elles ne cessent de s’entraîner, de pratiquer, relève du don. Et donc d’un héritage difficile à identifier. Adeline Kerry Cruz n’est pas née sur la côte ouest des États-Unis, ni n’a connu l’oppression des communautés où est apparu le krump. Pourtant, son mentor, le danseur canadien de krump Jr Maddripp, internationalement reconnu, est à chaque fois aussi étonné que moi par sa précision, sa virulence, son engagement ! Audrey Merilus, elle, stupéfie par sa manière d’incarner le mouvement, par l’intelligence de son geste, mais aussi sa capacité à déconstruire ses apprentissages et ses héritages de danse.


Leur rencontre au sein du cloître des Célestins n’ajoute-t-elle pas à leur singularité ?


Je suis très heureuse de pouvoir investir ce lieu en leur compagnie. L’endroit pourrait sembler « empêché » par ces deux arbres, alors qu’ils m’apparaissent de fait comme très signifiants, une forme de réel dans l’espace du théâtre. Cette dimension à la fois concrète et symbolique d’un ancrage dans le sol permet de mettre en relation ces deux soli et une rencontre qui ne soit pas à l’endroit de la chair mais, je le dis ainsi, « d’âme à âme ». Silent Legacy est dans la vérité de parcours de ces deux interprètes comme dans l’invention, la création, d’un espace imaginaire entre elles. À travers ces deux portraits, je perçois cette création comme un manifeste poétique.


Comment interrogez-vous la notion d’héritage, croisée ici à celle de silence ?


Silent Legacy est la poursuite d’un travail chorégraphique transgénérationnel, transcommunautaire et transidentitaire. La première fois que je me suis interrogée sur la question de l’héritage, de l’émancipation, de la construction de soi en tant que personne et artiste dans mes rapports avec l’intime, le culturel ou le social, ce fut pour mon solo Moto-cross. J’y visitais une histoire personnelle et familiale, de 1976, année de ma naissance, à la création de ce solo. Il s’agissait de me raconter comme danseuse, personne et femme. La notion de récit est apparue, dans un esprit d’autobiographie, d’autofiction. La parole fut nécessaire. J’ai poursuivi récemment, en liant chant et danse, et une grande physicalité, avec counting stars with you (musique femmes). Dans Silent Legacy, j’ai mis à l’écart toute parole dite ou enregistrée. De même, je poursuis ma collaboration avec Chloé Thévenin. La productrice, DJ et compositrice, réfléchit ici avec moi à la manière dont la musique va dialoguer avec la danse de chacune des interprètes. Les influences pouvant autant venir des beatmakers du krump que de la musique minimaliste. Nous menons également une réflexion ensemble sur l’inclusion de la voix, de paysages sonores tels que la forêt ou du silence. Les temps de silence, fussent-ils fragiles dans un tel espace, et même impossibles dans l’absolu. Il y a toujours du son, de la vibration, du bruit ! Ce « silent » désigne également ce dont on hérite mais que l’on ne peut nommer, que ce soit un don « surnaturel » ou une dette transgénérationnelle.


Dans vos pièces, qu’il s’agisse de danse ou de musique, vous confrontez culture populaire et culture « savante »...


Je refuse toute polarité entre elles. Mon travail récent, côté musique, s’est fait dans leur rapprochement, entre l’électro et la musique contemporaine par exemple. D’emblée, les compositeurs et compositrices qui ont retenu mon attention s’inscrivent eux-mêmes dans la suppression de ces frontières. Fausto Romitelli, Julia Wolfe ou Francesco Filidei ont dépassé ces clivages, par leur instrumentarium comme par leur rapport à la matérialité du son. La danse m’intéresse pour ce mélange des cultures et des styles. Je cherche à créer une confrontation entre différentes histoires de la chorégraphie. Il y a également dans ma démarche quelque chose de l’ordre du don et de la dette... En danse contemporaine, hériter signifie hériter de certaines histoires de la danse, de techniques également – qui sont parfois des styles. Audrey Merilus a construit son corps à travers des techniques, des danses spécifiques, de la danse contemporaine. Danser, pour elle, comme nombre de danseurs et danseuses, c’est rendre à l’histoire de la danse ce dont elle a hérité. Je pourrais dire la même chose, avec des nuances, au sujet d’Adeline Kerry Cruz. Si le krump relève de l’improvisation, il y a toutefois un « glossaire » de pas, de gestes. Seulement, Adeline Kerry Cruz par son jeune âge est en phase d’apprentissage. M’intéressent ces passages entre apprendre et désapprendre.


  • Propos recueillis par Marc Blanchet
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