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Shéda

mise en scène Dieudonné Niangouna

: Entretien avec Dieudonné Niangouna

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Le titre de votre spectacle est Shéda. Est-ce un mot inventé?


Dieudonné Niangouna : Oui, c’est un mot que prononçait souvent Dany Mukoko, un comédien de la République Démocratique du Congo avec lequel j’ai travaillé. Du moins, c’est le mot que j’entendais lorsqu’il lançait, par cette sorte de cri de guerre, les acteurs dans une scène. C’est plus tard que j’ai eu envie de savoir ce que ce mot signifiait. J’ai alors compris que le mot n’existait pas véritablement, qu’il n’existait que dans mon imagination, mais qu’il y avait deux autres mots qui pouvaient s’y rattacher : «Sheta» et «Shida». «Sheta» qui veut dire diable, ou démon, et «Shida» qui veut dire «affaire bizarre», «transaction louche».


Ce terme est donc arrivé très tôt dans votre vie et vous ne l’utilisez qu’aujourd’hui, en 2013. Pourquoi avoir attendu si longtemps?


Parce que la gestation de la pièce a été très longue. Pour une fois, j’ai d’abord raconté oralement la pièce à mes amis, pendant des années, avant de pouvoir la coucher sur le papier. En général, dès que j’ai une idée, je prends la plume et je commence à écrire. Parfois cela va vite, parfois il s’écoule beaucoup de temps avant que je mette le mot «fin» en bas du texte. Pour Shéda, il y a d’abord eu une construction mentale, par accumulation d’idées et d’envies. C’est au moment où l’on m’a proposé d’être artiste associé au Festival que j’ai débuté son écriture, en 2011 : j’avais alors trouvé, avec Avignon, le lieu possible à la réalisation du projet. J’ai d’abord retranscrit ce que j’avais imaginé et, peu à peu, se sont ajoutés de nouveaux éléments.


Comment s’organise votre travail?


C’est un travail en plusieurs étapes : d’abord des lectures simples du texte pour avoir une vision globale du projet, ensuite un travail sur le corps en complicité avec DeLaVallet Bidiefono pour que les acteurs puissent courir et se battre plus aisément, avant de revenir au texte sur le plateau mais avec, en plus, la musique, l’univers sonore. Il y aura en effet des parties parlées-chantées, comme des litanies. Le but de tout cela est de faire en sorte que le texte écrit ait toujours une bonne raison d’être dit sur la scène.


La dramaturgie vient-elle après ces premières étapes?


Oui, il me faut d’abord créer un univers, construire un squelette. Ensuite, je peux, dans mon coin, imaginer la dramaturgie et la place du spectateur dans la représentation. Je veux à tout prix lui éviter la fatigue, l’ennui ou le sentiment de débordement par une sorte de trop-plein de mots gratuits. Je ne suis pas contre le «trop» à la condition que ce «trop» ait un sens pour le public et pas seulement pour l’auteur.


La pièce est divisée en trois parties : «Peur», «Solitude» et «Urgence». Qu’est-ce qui les réunit?


Ce sont trois termes qui me caractérisent dans mon acte d’écrire et de penser. Ils sont liés à l’endroit d’où j’écris, la République du Congo, à la façon dont on fait du théâtre dans ce pays, au combat inventif qu’il faut mener pour en faire. Ils sont liés aussi à la nécessité d’ouvrir mes thématiques vers d’autres pays, d’autres continents, d’autres spectateurs. La peur, c’est celle de se nommer soi-même comme auteur ou comédien. C’est celle de la censure, c’est celle de la violence de notre histoire. La solitude est, elle, un état de fait dans l’acte d’écrire car il faut éprouver sa singularité pour dire des choses universelles. Dans Shéda, cette solitude traverse tous les personnages et devient une sorte de tempête des solitudes. Solitude ressentie au milieu des foules en effervescence. Solitude inhérente à la nature humaine, mais aussi solitude renforcée par les crises qui traversent le monde, les crises des idées, les crises politiques, économiques, financières, familiales… Mais c’est, avant tout, une crise d’identité, car l’homme semble avalé, dissous par ce monde contemporain.


Qu’en est-il de l’Urgence?


Je ressens la nécessité de faire, de bouger, seulement s’il y a urgence. J’écris toujours mes textes dans l’urgence. Urgence à cause d’un regard croisé, urgence à cause d’un événement, urgence de dire, urgence de jouer. Je travaille toujours en pensant que je dois tout terminer pour le lendemain, même si je sais que je dispose de six mois ou d’un an pour conclure mon travail. Pour moi, il y a toujours urgence à repousser «la mort de la vie» : c’est ce qui me motive en permanence.


Shéda réunit des personnages qui semblent, eux aussi, dans cette urgence.


Oui, parce qu’ils sont à la fois dans un monde qui finit et dans un monde qui renaît de ses décombres. C’est un état étrange, fait de points de suspension, de possibilités d’évasion, de champs ouverts à l’imagination et de terrains de perdition. Dans le bruit ou le silence, ils sont à la fois seuls et ensemble.


Le lieu où se déroule l’aventure – ou peut-être devrais-je dire les aventures – est lui-même un endroit quelque peu étrange…


C’est un lieu où l’épique et le mystique peuvent se faire entendre. C’est un lieu incohérent, mais qui devient logique grâce à la parole des personnages. C’est le lieu du mystère, de l’interrogation où arrivent des personnages, dont on ne sait pas s’ils viennent du ciel ou s’ils ont chuté du haut de la falaise. Des personnages qui racontent des univers à travers leurs histoires. J’ai été très impressionné, quand j’étais enfant, par les histoires de ma grand-mère qui restaient toujours en suspens. Elles commençaient on ne sait où et se terminaient on ne sait comment. Mais les enfants que nous étions étaient littéralement fascinés par ces récits à compléter soi-même.


Il y a peu de didascalies dans votre texte…


Presque pas, en effet. Ma pièce est seulement rythmée par le titre des scènes, qui, bien sûr, sont les parties d’un tout. Dans mon texte, il n’est jamais indiqué d’où vient la parole et il faut donc que l’acteur trouve lui-même l’origine de sa parole et la justification de celle-ci. Les titres sont le plus souvent des phrases qui, sur scène, seront peut-être dites ou inscrites dans la scénographie, si nécessaire. Les rares indications que je donne aux acteurs et qui sont écrites dans le texte s’adressent aussi aux lecteurs pour qu’ils puissent se situer dans le flot de paroles que constitue Shéda, et pour éviter quelques confusions.


Le texte de Shéda, comme beaucoup de vos textes, est constitué de dialogues et de monologues. Vous semblez accorder beaucoup d’importance à ces monologues. Pourquoi?


C’est sans doute en lien avec le fait que j’ai commencé à écrire des poèmes avant d’écrire pour le théâtre. C’est donc viscéral chez moi, qui n’ai pas de soucis de forme au moment où je commence à écrire, à parler avec le stylo. Le monologue, c’est un peu mon émoi le plus profond qui se déverse spontanément sur la feuille. Ce chant-là est, pour moi, le plus évident, avant que je n’intervienne sur la forme de mon écriture. J’entretiens une relation sentimentale avec ces premiers mots qui sortent avant que je ne crée des personnages et que je leur donne la parole. Le dialogue n’apparaît que lorsque c’est nécessaire. Dans Shéda, parce qu’il y a des confrontations entre des identités, il y a des dialogues.


Vos acteurs sont congolais, français, roumains, camerounais, sénégalais. Cette variété d’origines, d’identités, était-elle inscrite dès le début de votre projet?


Tout à fait. J’avais besoin de corps différents, qui racontent des histoires différentes. Lorsque nous avons débuté les répétitions, j’ai demandé aux acteurs de me raconter, pendant deux jours, quel était leur parcours, de me dire quelles histoires, vieilles, mythologiques ou plus contemporaines, les avaient traversés. C’est à partir de cela que nous avons abordé le travail. C’est en quelque sorte le fondement invisible du spectacle. Pour cette pièce, il me fallait des tonalités différentes, des histoires de théâtre différentes, des textures différentes pour éviter une uniformisation quelque peu stérilisante.


Vos précédents spectacles étaient inscrits dans des réalités contemporaines, comme les guerres civiles du Congo, l’exil et l’immigration. Avec Shéda, êtes-vous passé des «bruits de la rue» – du nom de votre compagnie – aux bruits du monde?


Depuis 2010, je suis revenu aux grandes mythologies qui avaient bercé mon enfance, en particulier grâce aux récits de ma grand-mère. Il s’agit, dans Shéda, de les interroger au jour d’aujourd’hui, dans le contexte que nous connaissons. Nous partirons dans la quête des choses perdues, dans le désir impulsif de partager des histoires, dans l’envie de construire du neuf, de nouvelles mythologies, dans la nécessité de réparer ce qui s’est brisé. Tout cela va nous entraîner très loin dans le passé. On ne sera toutefois ni dans un lieu déterminé ni dans des situations immédiatement reconnaissables. D’ailleurs, les personnages traversent le temps, mais ne vieillissent pas.


Le choix de la Carrière de Boulbon pour faire advenir vos personnages est-il préexistant à l’écriture?


Oui, je savais, en commençant l’écriture de Shéda, que je créerai le spectacle dans ce lieu parfait pour un tel projet. Je l’ai donc toujours imaginé se jouant dans un désert de pierres, aride et sans eau.


Vous dites qu’au théâtre, il faut saisir le monde «en diagonale». Que voulez-vous dire par là?


Selon moi, la ligne droite n’est pas une chose possible au théâtre. On ne va jamais d’un point A à un point B selon une trajectoire nette et directe. Il y a forcément des ricochets, des accidents, des déformations, des reflets divers. Je crois qu’au théâtre, il faut «traverser le monde comme un voleur», comme le disait et le faisait Genet. Il faut s’engouffrer dans les égouts, grimper par les gouttières, s’engager dans les couloirs et les tunnels obscurs, la lampe tempête à la main, pendant que le monde dort ou fait semblant de dormir. Il faut faire des enquêtes, écouter incognito ce qui se dit et, ensuite, rendre tout ça dans l’écriture et sur le plateau, toujours en décalage par rapport à la réalité. Selon moi, il ne doit pas y avoir d’évidence immédiate. Il ne doit pas y avoir de «vérité» révélée, mais toujours des interrogations qui s’entrechoquent. C’est un jeu fragile, faillible et dangereux que celui auquel nous jouons au théâtre.


La nuit, sur laquelle règne l’obscurité, est aussi le domaine des rêves. Ont-ils une part dans votre travail d’écrivain?


Évidemment, la nuit est propice au rêve. Mais les rêves fuient souvent, s’étiolent. Ils sont malins comme les chats la nuit et l’écrivain se doit de partir à la recherche de ces moments évanouis. Il n’est cependant pas indispensable qu’il les attrape complètement : il peut n’en capturer qu’un instant, qu’une couleur, que des cendres, de la poudre. L’écrivain doit être le témoin des rêves et non leur voleur.


Vous avez écrit dans un texte, Les Auteurs de la quarantaine, issu d’une manifestation du festival Les Francophonies en Limousin : «Écrire pour les autres, c’est toujours un peu louche.» N’écrivez-vous jamais pour être lu et écouté?


J’écris en raison d’une sorte de nécessité personnelle et non pour convaincre ou éduquer les lecteurs ou les spectateurs. Selon moi, écrire pour les autres, dans ce sens-là, est dangereux, car on risque de perdre une certaine poésie, une beauté, une magie. On n’est plus le «voleur dans la nuit», on devient «au service de». Je pense que si on énonce les raisons de l’écriture, on perd alors la subtilité de celle-ci et la liberté de l’acte d’écrire.


Peut-on dire de votre manière de construire vos pièces qu’elle vous inscrit dans une sorte de théâtre «fragmentaire»?


Oui, puisque j’ai toujours écrit comme cela. Même mes monologues ont été écrits par fragments. Il y a toujours, dans mes pièces, des allers-retours. Je n’écris jamais avec un scénario construit qui raconte une histoire selon un déroulement logique. C’est comme si mes pièces avaient un existence propre, elles me parlent et s’expriment à travers moi. Je les écris, sans synopsis établi, jusqu’à ce que ma rivière s’assèche, jusqu’à ce que je n’aie plus rien à mettre en mots sur le papier. À ce moment-là, je sais que j’ai fini. Je ne construis jamais mes pièces autour d’une idée ou d’un personnage. C’est une écriture en spirale, du genre cyclonique, qui naît d’un état que je ressens et qui me guide vers des images que j’essaie de traduire sur ma feuille. Quand je n’éprouve plus rien, je n’écris plus rien. Une fois mes fragments écrits, je les dépose dans un carton et je passe à autre chose en attendant que la vie me ramène vers ce carton et le paquet de feuilles qu’il contient. Ça peut arriver quelques jours après, comme des mois ou des années plus tard, en regardant la télévision ou en sortant d’un spectacle de théâtre. Les cartons ne se mélangent jamais, ils sont bien rangés. Quand je rouvre le carton commence le travail de relecture. Toujours un peu dans l’urgence, je réarticule alors cet amas de feuilles. Je m’impose toujours une même contrainte : ne jamais revenir à ce que j’ai déjà écrit. C’est vraiment dans le présent que mon écriture agit.


Écrivez-vous toujours vos textes en français?


Bien sûr, puisque je suis francophone et je le revendique! La langue française est venue me trouver chez moi, dans mon Congo. Je suis le produit de cette langue qui a voyagé dans le bateau de l’explorateur Savorgnan de Brazza, le civilisateur, celui qui signa en 1880 le traité avec le roi Makoko plaçant le Congo sous le protectorat de la France. Je suis donc francophone d’office. Il n’y a pas de Dieudionné Niangouna sans ça. Je suis comme un zèbre dont l’une des zébrures serait le français.


Quand on lit vos textes à haute voix, on perçoit une profonde oralité dans votre écriture…


En effet, mon français est une langue parlée car il est traversé par le lari, la langue que je parle au quotidien dans les rues de Brazzaville. Le lari est une langue urbaine métissée car elle utilise beaucoup de mots français. Il est donc difficile de dire deux phrases en lari sans employer des locutions françaises. C’est une langue qui ne s’écrit pas, qui ne s’enseigne pas. Il n’y a d’ailleurs qu’un seul livre traduit en lari, c’est la Bible que des missionnaires ont mis des années à produire. Le lari n’a pas vraiment de syntaxe et un même mot peut avoir un sens différent selon la personne qui le prononce, jeune ou vieux. Parfois même, le sens peut varier en fonction du moment de la journée où il est prononcé. Mais le lari est une langue bâtarde, assez récente puisqu’elle apparaît à Brazzaville après l’arrivée des colons français. Elle n’est pas comme le lingala, dont on connaît toute l’histoire. Le lari n’est pas lié à une tribu, à une histoire ancienne, puisque plusieurs ethnies parlent cette langue. Elle a donc l’avantage de pénétrer partout comme un petit chat sauvage qui dévore tout ce qu’il trouve. Le lari est une langue qui se nourrit de tout ce qu’elle croise : elle a donc naturellement grignoté mon français.


Vous êtes auteur et metteur en scène. Au moment des répétitions, y a-t-il parfois conflit entre les deux?


Je me demande parfois, en tant que metteur en scène, quel est cet auteur qui, vraiment, ne sait pas écrire du théâtre. Au début, mes acteurs pensaient que je m’amusais en râlant contre l’auteur, mais j’étais sincère! Quand j’écris, je ne pense pas au plateau, je ne le vois pas, je ne vois pas les acteurs disant mon texte. Je ne suis que dans l’écriture. Je ne suis pas un comédien ou un metteur en scène qui écrit des pièces dans l’objectif premier de les mettre en scène ou de les jouer. Je suis un auteur qui écrit des pièces de théâtre qui devront, ensuite, être montées, parfois par d’autres que moi. En répétitions, si le metteur en scène que je suis râle après l’auteur, il n’en respecte pas moins son travail. S’il m’arrive de modifier le texte, c’est vraiment à la marge, surtout en coupant des passages dont l’écriture me paraît inachevée.


Un autre de vos textes texte sera interprété au Festival d’Avignon dans le spectacle que prépare le danseur et chorégraphe congolais DeLaVallet Bidiefono, qui vous accompagne, par ailleurs, dans les répétitions de Shéda.


DeLaVallet Bidiefono est un artiste que j’admire beaucoup et avec lequel je travaille depuis plusieurs années. Il a créé un mouvement de danse contemporaine à Brazzaville, ce qui n’existait pas auparavant. Il y avait, bien sûr, des danseurs, mais ils partaient en Europe pour travailler et ne revenaient pas au pays. Lui, au contraire, est resté dans son pays et a construit sa propre troupe. Il sait très bien faire travailler le corps des acteurs pour que leur simple présence physique raconte quelque chose; ce que moi, je ne sais pas faire. C’est pourquoi je lui ai demandé d’intervenir dans les répétitions. Son intervention permet de déplacer les acteurs, venus de différentes écoles théâtrales, pour créer un groupe homogène. C’est un travail physiquement très exigeant. Cette collaboration s’est révélée assez étonnante car, tandis que que je cherchais à développer la présence physique des acteurs sur le plateau, Delavallet Bidiefono cherchait, quant à lui, à introduire de la parole dans ses chorégraphies. Et donc à se rapprocher d’un travail d’acteur, comme il a pu le réaliser au Festival d’Avignon il y a deux ans, dans le cadre des Sujets à Vif, avec David Lescot. Un rêve au-delà, le texte que j’ai écrit pour sa création au Festival d’Avignon est une traversée personnelle de l’Apocalypse de saint Jean.


Vous revenez pour la troisième fois au Festival d’Avignon, mais cette fois-ci vous en êtes l’artiste associé, en compagnie de Stanislas Nordey. Quel a été le chemin qui vous a mené jusqu’ici?


J’ai découvert le théâtre en lisant des textes dans la très grande bibliothèque de mon père, qui était professeur de linguistique. J’étais le huitième de ses vingt-deux enfants et il ne cessait de m’obliger à lire. Je devais systématiquement lui faire un compterendu oral de ma lecture. Ces commentaires, que je devais faire devant lui, avaient déjà un côté théâtral : j’étais un peu comme un acteur, étant donné que j’apprenais souvent les textes par coeur, pour pouvoir lui en citer des extraits lors de mes démonstrations. Parfois, je récitais ces textes dans la rue et les gens me prenaient pour un fou… C’est aussi grâce à cela que j’ai commencé à écrire avant de rentrer, à treize ans, dans une compagnie de théâtre. J’y suis resté plusieurs années pour jouer des textes d’auteurs congolais, tout en travaillant aussi pour le Théâtre d’art africain. Voilà qu’elles ont été mes deux écoles de théâtre. En 1994, j’ai présenté ma première mise en scène au Théâtre national de Brazzaville. Il s’agissait de La Colère d’Afrique, construite sur un texte que j’avais écrit juste après la guerre civile de 1993. C’était la première fois que le public entendait mon écriture et que je jouais et montais du «moi », c’est-à-dire du Dieudonné Niangouna ! Cela a été un moment très important pour moi, car c’est celui qui m’a ouvert les portes au Congo et m’a fait accepter par mes aînés du théâtre et la grande communauté des artistes de mon pays. La seconde guerre civile de 1997 m’a fait perdre beaucoup de manuscrits, brûlés dans ma maison, mais j’ai continué à jouer et à écrire, notamment Bye! Bye! Ce texte a été présenté à Pointe-Noire, où je m’étais installé pour fuir les conflits. Quand je suis rentré à Brazzaville, j’ai repris mes activités, mais la guerre m’a encore une fois rattrapé. À la reprise de la guerre civile en 1998, je me suis caché dans la forêt, avec tous ceux qui fuyaient le conflit. Je suis devenu diseur de textes pour tous ces exilés de l’intérieur. Je leur faisais notamment entendre La Prose du Transsibérien de Cendrars, Cahier d’un retour au pays natal de Césaire, La Solitude des champs de coton de Koltès, et beaucoup d’autres que je connaissais par coeur puisque nous n’avions pas de feuilles de papier et encore moins de livres.


Avez-vous le sentiment que certains auteurs vous ont façonné en tant qu’écrivain?


Sony Labou Tansi, Aimé Césaire, Bernard-Marie Koltès, Kossi Efoui, Sarah Kane, Heiner Müller, Shakespeare et Brecht : cela va sans dire… Pour moi, ce sont vraiment des maîtres, depuis toujours.


Vous avez aussi fait des études en arts plastiques à l’université?


Oui, car il n’y avait pas de département théâtre. J’étudiais la peinture et la sculpture sur argile. Cela me sert toujours car mon regard a été très affûté par ces années. J’ai maintenant plus de facilité pour «composer» le plateau, pour l’éclairer. Je me suis beaucoup servi de ce que j’ai appris dans ces domaines pour Attitude clando et Les Inepties volantes. Dans ces deux spectacles, je suis parti du noir, de l’obscurité pour appeler la lumière, en choisissant exactement quoi montrer et quoi cacher sur le plateau. Grâce à ces études, je peux également aborder plus facilement les matières, les teintes, les ambiances et la plasticité du corps des comédiens.


Quand êtes-vous sorti pour la première fois du Congo?


C’était en 2000, juste après la dernière guerre civile. J’ai repris le texte de Bye! Bye! en rajoutant des morceaux que j’avais écrits et gardés sous ma chemise pendant ma retraite dans la forêt. C’est alors devenu Carré blanc. Avec ce nouveau texte, je suis allé au Festival international de l’acteur à Kinshasa où j’ai rencontré Gabriel Garran et Patrick Le Mauff, qui m’ont invité à Paris et à Limoges au festival Les Francophonies. Ensuite, tout s’est enchaîné…


Votre premier séjour au Festival d’Avignon était en tant que spectateur?


En effet. C’était en 2004. Après une série de représentations à Marseille, je suis venu voir un ami qui jouait dans L’Illusion comique, mis en scène par Frédéric Fisbach, puis j’ai vu le Woyzeck proposé par Thomas Ostermeier dans la Cour d’honneur. Jusqu’alors, je ne connaissais le Festival d’Avignon qu’à travers les cassettes vidéo que me ramenait mon père, comme La Ville parjure d’Ariane Mnouchkine, Le Mahabharata de Peter Brook ou la Médée de Jacques Lassalle. J’ai encore été spectateur en 2006, avant d’y être invité pour jouer Attitude clando en 2007. Ce fut une énorme joie et, en même temps, une pression monstrueuse car tout le monde m’en parlait. Mais je devais gérer cela au moins jusqu’à la dernière du spectacle et attendre mon retour au Congo pour enfin pleurer comme un enfant. Deux ans après, quand je suis revenu à Avignon avec Les Inepties volantes, il y avait comme une évidence dans ce retour et forcément moins de pression.


Comment avez-vous réagi quand Vincent Baudriller et Hortense Archambault vous ont proposé d’être artiste associé?


Je leur ai demandé de m’autoriser à sortir fumer une cigarette et je suis revenu pour leur dire très simplement : «oui». Grâce à cette proposition, notre passion commune pour le théâtre a pu se développer encore plus. Nous avons pu partager encore plus étroitement nos désirs et ainsi découvrir réciproquement des artistes que l’on ne connaissait pas et, à travers eux, des pratiques artistiques très diverses. Comme je suis d’une nature curieuse et que j’aime autant le travail des autres que le mien, cela m’a parfaitement convenu.


Comment envisagez-vous ce statut d’artiste associé?


Comme un travail très prenant, qui engage vraiment. Il y a beaucoup de rencontres, de discussions, d’échanges pour lesquels il faut savoir se rendre disponible. C’est à la fois une complicité, un accompagnement, une apostrophe, un pouvoir de persuasion. Concrètement, j’ai proposé des noms d’artistes et d’auteurs pour qu’Hortense Archambault et Vincent Baudriller les rencontrent. De leur côté, ils m’ont encouragé à aller voir des spectacles avec Stanislas Nordey. Deux ans de travail en commun donc, par intermittence bien sûr, mais sans jamais rompre le lien qui nous unissait pour réaliser cette édition 2013. Pour moi, c’est un travail qui ne se terminera que le dernier jour du Festival.


Parmi les artistes qui vous tiennent particulièrement à coeur, il y a Jean-Paul Delore, qui présentera Sans doute au Cloître des Célestins. Qu’aimez-vous dans son travail au point de lui avoir confié certains de vos textes et d’avoir accepté de jouer pour lui?


J’ai rencontré Jean-Paul Delore en 1996 à Brazzaville, où il était venu animer un atelier de théâtre. J’y participais et, depuis, je participe à tout ce qu’il fait ! C’est l’une des rencontres les plus fortes que j’ai réalisées dans ma vie. Ensemble, nous avons marché dans des villes, des villages, nous sommes partis à la rencontre des gens et de leurs histoires. Toute cette curiosité nous a fait écrire des choses et, surtout, penser à comment les raconter sur une scène. J’ai beaucoup appris en le regardant travailler et réaliser des formes artistiques toujours étonnantes, qui deviennent des écritures uniques de plateau. Cette intelligence de faire et d’être un théâtre – son théâtre à soi – résonne pleinement à mon endroit. Et puis, Jean-Paul Delore, ce n’est pas seulement Jean-Paul Delore, mais aussi le LZD-Lézard Dramatique, c’est-à-dire toute une équipe d’auteurs, de compositeurs, de plasticiens, de maquilleuses et de costumières, de musiciens et de comédiens, d’improvisateurs et de chercheurs. Au milieu d’eux, je me sens parfaitement à l’aise et profite de l’expérience de chacun. C’est donc une aventure qui m’a beaucoup nourri et me nourrit encore.

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