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Seuls

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mise en scène Wajdi Mouawad

: Entretien avec Wajdi Mouawad pour le Festival d'Avignon

Votre spectacle s’intitule Seuls, au pluriel. Ce n’est donc pas seulement vous qui êtes seul ?


Wajdi Mouawad : Les choses se sont présentées à moi d’une façon étrange. À l’origine quand je parlais du spectacle, je disais “le solo” puis il a fallu préciser un peu pour des raisons de production. J’ai choisi Seul, sans “s”. Très vite, je me suis rendu compte que le singulier indiquait obligatoirement qu’il s’agissait de moi. Je trouvais que dans le fait de faire un solo, il y avait le danger d’une sorte d’auto-mise en avant qui ne correspondait pas à mon désir. Je ne voulais pas être dans un théâtre de performance personnelle. Déjà être à la fois l’auteur, le metteur en scène et l’acteur était en soi une exposition conséquente. Je souhaitais donc que le titre puisse indiquer autre chose que ce narcissisme. En rajoutant un “s” au titre, quelque chose d’autre était soudain raconté. Puisqu’il n’y a qu’un personnage sur scène, le titre nomme obligatoirement d’autres identités. De qui s’agit-il ? Le personnage et sa famille ou lui et un autre lui ? C’est nous tous, là, au théâtre, assis ensemble ? Le “s” ouvrait des fenêtres, donnait des possibilités de questionnement, des saveurs et de poésie.


Peut-être est-ce vous et ceux qui ont fait le spectacle avec vous ?


Oui ça peut être ça également… Il est vrai que pendant toutes les répétitions mes collaborateurs artistiques étaient “seuls” face à moi et j’étais alors comme un aveugle sur le plateau.


Comment avez-vous travaillé avec vous-même ?


Dans un premier temps, j’ai répété seul dans un local de répétition où j’ai pu faire des choses que je rêvais de faire depuis très, très, très longtemps, sans me poser de question. La deuxième étape correspond à un travail sur l’adresse. Comment parler et à qui ? L’idée du téléphone, que l’on retrouve dans le spectacle, entre autres choses, m’a mis sur la piste pour trouver la forme du spectacle, ce quotidien extrêmement banal que j’ai installé sur le plateau. Un quotidien banal qui peut contenir des signes poétiques si on sait le regarder attentivement. La langue ne fonctionnait pas dans le registre qui m’était habituel, c’est-à-dire le lyrique, le poétique, l’alambiqué et le bavard. J’ai donc élagué au maximum pour trouver la forme d’une expression banale, une expression où les mots sont justement “seuls” : “bonjour”, “toi”, “seul”, “non”…


Pourquoi avez-vous choisi de faire un solo vous qui êtes plutôt habitué à mettre beaucoup d’acteurs sur scène ?


Après Littoral, Incendies et Forêts, j’avais envie de me retrouver seul dans un local de répétition pour “faire”, sans pression. Avec Forêts j’avais aussi le sentiment d’être arrivé à un endroit que je ne pouvais plus explorer davantage. J’avais été au bout de mon désir de dilater le temps, de rechercher l’affect et de témoigner du brûlant des sentiments. À force de plier et de déplier mon théâtre, j’avais la sensation que j’allais nécessairement me répéter et devenir prisonnier d’une démarche et d’un “savoir faire”. Cela a coïncidé avec l’émergence d’éléments plus ou moins disparates qui ont éveillé ma conscience et mon envie de faire ce spectacle. L’événement le plus important ayant été une visite au musée de l’Ermitage. J’ai découvert ce tableau du Fils prodigue de Rembrandt, je l’ai ensuite contemplé régulièrement jusqu’à m’apercevoir que la mère était absente du tableau et sans doute morte, ce qui expliquait que le père pose ses deux mains sur son fils, étant devenu à la fois le père et la mère. En progressant lentement, pendant près d’un an, dans ma réflexion sur le tableau, je me suis demandé si ce fils parti depuis tant d’années, parlait encore sa langue maternelle ? Or il se trouve que je ne parle plus l’arabe depuis vingt ans… Ainsi cette réflexion, cette pensée en mouvement, a créé une onde qui me revenait sous forme de sensations très personnelles comme si je découvrais des trésors anciens, enfouis, qui ressurgissaient. Il y a eu d’autres éléments capitaux, comme le théâtre de Robert Lepage et mon envie de lui “rendre hommage” en rompant avec cette manie qui consiste à attendre que les artistes soient morts pour leur rendre un hommage. Enfin, lors d’une conversation avec mon père et ma soeur où ils évoquaient des événements qui se sont déroulés lors de ma petite enfance et dont je n’avais aucun souvenir, j’ai appris que pour me faire plaisir on m’offrait des crayons de couleurs et de la peinture et que jusqu’à notre départ du Liban, à l’âge de neuf ans, je manifestais vivement le désir d’être peintre… Je me suis donc demandé où tout cela était passé et il m’est apparu très clairement que je ne pouvais plus peindre en arrivant à Paris car nous avions un tout petit appartement et que l’urgence était d’appendre le français. Ainsi la perte de la langue maternelle s’est liée, avec violence, à l’abandon des couleurs.


Vous ne parliez pas le français au Liban ?


La guerre rendait les années scolaires tellement aléatoires que je n’ai rien appris du tout, encore moins le français. Lors de notre premier exil, entre Beyrouth et Paris, il a donc fallu apprendre très vite cette langue nouvelle et perdre cet accent arabe qui, à l’époque, en 1978, n’était pas très à la mode à Paris. Je n’ai d’ailleurs aucun souvenir de la manière dont s’est fait cet apprentissage. Je me souviens que je ne parlais pas le français, puis je me souviens que je le parle : entre les deux un trou.


C’est la conjonction de toutes ces réflexions qui vous a mené à Seuls ?


C’est la rencontre entre la sensation et le sens, entre le percept et le concept, comme le dit Deleuze, qui m’a donné l’impulsion. Quand je me suis trouvé devant le tableau de Rembrandt, il y avait une telle évidence que je me suis aperçu que j’étais en train de passer totalement à côté de ma vie. J’ai donc voulu rentrer dans le tableau pour retrouver mes sensations d’avant. J’aurai même voulu m’intéresser à son Sacrifice d’Isaac, qui est exposé face au Fils prodigue, sur lequel un père sacrifie son fils. Mais le spectacle aurait alors duré 12 heures…


Votre spectacle est-il biographique ?


Le réel ne suffit pas pour faire un tel travail. Je fais un théâtre ludique car je joue pour celui que j’aurai pu devenir. Ce n’est pas moi qui suis sur scène, c’est vraiment l’autre qui n’a pas existé, un autre que j’affectionne énormément mais dont le destin aurait pu être tragique. Je n’ai aucun scrupule et j’utilise tout ce que j’ai autour de moi pour travailler.
Dans le spectacle, c’est la voix de mon père, celle de ma soeur, celle de Robert Lepage… On n’est pas uniquement dans le rapport acteur-texte mais dans un domaine où le son, l’image, la musique et le texte parlé constituent une écriture sous forme polyphonique.


Comment vous situez-vous aujourd’hui par rapport à vos exils successifs ?


La question “d’où êtes-vous ?” n’a plus de sens pour moi et la seule question à laquelle je peux répondre c’est “où êtes-vous le mieux ?”. Quand je réponds, je ne le fais pas par rapport à des éléments culturels ou politiques mais par rapport à des éléments sensuels. J’aime les endroits où il y a du soleil, des fruits et des légumes, où je peux me promener. Je fais du théâtre au Québec ou en France sans problème, je ne vois pas de différences politiques entre les états occidentaux… Il ne reste donc plus que ces éléments sensuels pour déterminer mon plaisir d’être quelque part. En fait, si cela était possible, j’aimerais pouvoir dire “ je suis libanais“ comme certains peuvent dire “je suis juif”. Il y a trois millions de Libanais au Liban et onze millions hors du Liban. La diaspora existe aussi mais elle n’est pas possible car les Libanais n’ont pas cette conscience- là, ils ne se sont pas rassemblés autour d’un Livre, d’une mémoire. Pourtant, pour en avoir rencontré sur les cinq continents et dans toutes les langues, je sais qu’il y a mille façons d’être libanais, comme il y a mille façons d’être juif. Les Libanais ont parfois un rapport de méfiance les uns envers les autres qui passe par le nom, puisque nos noms ramènent chacun d’entre nous à son village, à sa confession, à son territoire, à sa façon de vivre, à sa tradition. L’identité libanaise est comme une matraque qui s’abat sur vous et à laquelle vous ne pouvez pas échapper.


Seuls est-il le moyen d’échapper à ces questions ?


C’est surtout le moyen de rompre avec ce qui a précédé, avec Littoral, avec Incendies et avec Forêts. Si le mot n’était pas trop fort je dirai que c’est une sorte de suicide, une volonté d’arrêter mon “robinet” à mots. Renverser la machine, pouvoir rester dix minutes sur scène sans parler, oser aller dans des endroits dangereux pour moi, le lieu des non-dits. Je suis venu réclamer un dû, je suis venu pleurer pour l’enfant qui n’a pas pu pleurer, en espérant que les spectateurs accompagneront cette démarche et retrouveront aussi quelque chose de leur propre enfance.


Mais l’adulte est toujours présent dans votre spectacle ?


Toujours et de la même façon que l’enfant était présent avec l’adulte. Ils sont indissociables.


Vous semblez avoir beaucoup aimé les “coups de théâtre” pour construire ce spectacle ?


Oui, car je suis très attaché à la narration et aux revirements à l’intérieur de cette narration. Étrangement, le coup de théâtre permet la cohérence, cette cohérence qui n’existe pas dans la vie. Le théâtre est un jeu qui permet de ne pas se prendre au sérieux tout en permettant de changer la vie. Le coup de théâtre, lui, est un jeu dans le jeu. C’est comme une bonne blague.


Quand vous avez reçu un Molière vous avez adressé un texte perçu comme très violent ? Pourquoi ?


D’abord parce que je ne crois pas au titre de meilleur auteur, ça ne signifie rien à mes yeux ; ensuite parce que je suis vraiment agoraphobe. Je n’interdis à personne de se réunir pour se congratuler mais je ne veux pas qu’on m’oblige à y participer. Ma place est ailleurs. C’est tout ce que j’ai voulu dire.


Propos recueillis par Jean-François Perrier en février 2008

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