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S'envoler... Conte boréal

mise en scène Gilberte Tsaï

: Dialogue

- Une pièce sur les oies sauvages, mais vous n’y pensez pas ?
- Si, on ne pense qu’à ça, justement.
- Et pourquoi ?
- A cause du livre de Selma Lagerlöf.
- Le merveilleux voyage de Nils Holgersson…
- A travers la Suède, oui.
- Mais c’est un livre pour les enfants, un vieux livre…
- Il n’y a pas de vieux livres, il n’y a que de vieilles lectures, et d’ailleurs, l’avez-vous lu ?
- Oui, enfin non, pas vraiment, dans mon enfance…
- Une vieille lecture, c’est bien ce que je dis. Eh bien relisez-le, dans sa version intégrale, et vous verrez… Vous verrez que ce qui est « pour les enfants » (et on ne peut pas dire le contraire, c’est d’abord pour eux, c’est vrai, et plutôt pour les petits Suédois, que Selma Lagerlöf l’a écrit, ce livre), vous verrez que cela nous touche et précisément là où se serre en nous le nœud de l’enfance perdue, l’enfance du monde aussi bien : l’idée qu’il y a un monde à visiter et à respecter, et qu’il est incroyablement beau, et vaste, et neuf, et fragile… Cela va beaucoup plus loin qu’une visite du pays. Selma, Selma Lagerlöf, madame Lagerlöf n’a pas écrit un petit livre patriotique comme Le tour de France de deux enfants, qu’on peut relire par curiosité, amusement, ou en historien, non, c’est tout autre chose, un livre sur la nature, sur le rapport de l’homme et de la nature, le récit d’une métamorphose, celle du petit morveux qu’est Nils en un être conscient…
- Vous voilà reparti…
- Oui, justement, reparti. Ou parti. Partir aussi serait le sujet.
- Donc l’évasion, encore une fois. Mais le monde est à feu et à sang, peut-être qu’il est « merveilleux » le voyage de Nils Holgersson, le voyage que vous voulez nous faire faire avec lui, je ne le nie pas, mais quelle place avons-nous pour cela aujourd’hui ? Dans l’enfance, oui, peut-être. Et encore. Permettez-moi de rêver à autre chose, de plus… concret, de plus violent.
- Mais pourquoi pensez-vous que la violence soit exclue ? Au contraire, au commencement Nils est une sorte de bon à rien, buté et violent, de la graine de petit homme prêt à en découdre, et d’abord parce qu’il s’ennuie, parce qu’il ne se donne pas le temps de regarder, de vraiment regarder autour de lui. Et par un tour de magie, qui le réduit à la dimension d’un homoncule, d’un troll, moins qu’un nain, le voilà qui va être transporté dans les airs, sur le dos d’une oie (ou d’ailleurs aussi, au cours du récit, d’une cigogne ou d’un aigle), le voilà qui va être condamné à regarder le monde, à une distance où il ne l’avait jamais vu encore, et à le découvrir…
- C’est comme de prendre l’avion.
- Non, ce n’est pas du tout comme de prendre l’avion ! Même si l’on peut dire qu’étonnamment Selma Lagerlöf a su imaginer cela, le monde vu d’en haut, la carte qui devient vivante…
- De quand date son livre ?
- De 1906, d’avant l’aviation donc, mais ça n’est pas du tout pareil : être assis et regarder par un hublot, et être fourré-agrippé dans le duvet d’une oie, derrière son cou, transporté dans les airs par un battement vivant… Vous pouvez imaginer cela ?
- Non.
- Peu importe après tout puisque n’importe quel enfant le peut.
- Mais la violence, vous ne m’avez rien démontré du tout. Nils est converti à la bonté par son voyage, donc il faut le lire, donc il faut monter à dos d’oie, faire monter toute la banlieue du monde à dos d’oie ou de palombe ou de héron et tout s’arrangera, c’est stupide…
- Oui c’est stupide, mais c’est ce que vous dîtes. Pas ce que j’explique. L’écart est tellement violent : en lui-même. Je ne sais pas comment vous le dire, c’est pourtant simple, un être, un animal, c’est concret, non ?
- Oui, mais où voulez-vous en venir ? Je redoute le pire.
- Il n’y a rien à redouter. De quoi s’agit-il ? De sensations. De la sensation regard, de la sensation plume, de la sensation douceur, de la sensation vertige, de la sensation abattue en plein vol, de vie et de mort, rien d’autre. Vous n’avez jamais eu envie de voler ?
- Si, comme tout le monde j’imagine. Je vole parfois en rêve, je dois reconnaître que c’est extraordinaire.
- Alors tout n’est pas perdu.
- Mais ce ne sont que des rêves, des rêves inconséquents…


(à suivre)

Jean-Christophe Bailly

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