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Roméo et Juliette

+ d'infos sur le texte de William Shakespeare traduit par Olivier Py
mise en scène Olivier Py

: L'amour impossible : "Roméo et Juliette"

par Daniel Loayza, 21 juin 2011

Peu de pièces sont aussi étrangement familières ; aucune, peut-être, n’est aussi méconnue. A force d’en avoir entendu le titre, on croirait presque s’en souvenir... Mais que se rappelle-t-on au juste de Roméo et Juliette ? On sait, bien sûr, que c’est une grande histoire d’amour, et que ce couple-là est l’un des plus absolus, les plus exemplaires de la littérature. Mais à quoi tient que leur tragédie soit à ce point mémorable ? Roméo et Juliette est un mythe. Pourquoi ? La réponse d’Olivier Py tient en un mot : leur amour est impossible, donc il a lieu. «Donc», et non pas «pourtant». C’est en cela qu’il est absolu – et qu’il a partie liée avec la mort, car le monde même ne parvient pas à le contenir. Soyons précis : il est parce qu’il est impossible, et non par simple esprit de contradiction ou de révolte juvénile ; il est, et par là même, il déborde tout...


Beaucoup de lecteurs sont surpris de découvrir, ou de redécouvrir (tant cette pièce diffère des souvenirs qu’on en conserve !) que Roméo en aime une autre avant de voir Juliette – une certaine Rosaline, qui appartient d’ailleurs au clan Capulet. Détail sans doute significatif : on l’a souvent interprété comme l’indice, chez Roméo, d’une certaine propension à chercher les ennuis, ou au moins la difficulté, en matière amoureuse : sinon, comment comprendre ce goût pour les demoiselles du camp adverse ? Le fait est que Roméo, en ce début de pièce, paraît bien rêveur et mélancolique : comme l’a dit Olivier Py, d'accord en cela avec Yves Bonnefoy, il y a déjà du Hamlet dans ce jeune homme-là. Aurait-il des tendances vaguement suicidaires ? A-t-il lu trop de livres et cherche-t-il à se donner un genre intéressant ? Ou serait-ce qu’à son insu, il a choisi de s’éprendre d’une beauté que son appartenance même aux Capulet tient fort commodément hors de sa portée ? Quelle que soit l’explication (que Roméo soit sincèrement épris ou victime d’une illusion, d’un jeu plus ou moins conscient ou complaisant avec ses propres émotions), reste le fait que Shakespeare choisit de nous présenter son amour pour Juliette non pas comme surgissant d’un pur néant sentimental, mais sur fond d’un passé qui permettra de faire ressortir par contraste ce que la passion nouvelle a d’absolument extraordinaire. Et quand bien même le doux prélude que Roméo dédie à Rosaline, par ses tonalités mélancoliques, préfigurerait à certains égards son suicide à venir, ce n’est pas à une telle continuité « psychologique » dans le destin du héros que les lecteurs et les spectateurs sont d’abord sensibles, mais bien à l’éclatante rupture qui l’arrache sans retour à sa vie antérieure. Alors que Rosaline n’avait jamais suscité de la part du héros que rêveries et soupirs, Juliette, en quelques heures, va le conduire irrépressiblement à tout risquer : à se découvrir, se déclarer, s’engager – et à se tuer. Génie de Shakespeare : c’est justement le précédent qui permet de comprendre que cet amour est sans précédent. Essayez a contrario d’imaginer un Roméo jusque-là indifférent, supposez que le bouleversement causé par Juliette ne se détache sur rien : Shakespeare nous aurait peint là un premier amour, touchant, sans doute, et qu'il aurait sans doute su prémunir malgré cela d'une jeunesse et d’une naïveté excessives – mais en tout cas, un amour premier sans plus. Et jamais nous n’aurions été à ce point certains, comme Roméo lui-même, qu’avec Juliette il s’agit désormais de tout autre chose – qu’il est entré dans l’incomparable.


Et Juliette ? Dans son cas, ne s’agit-il donc pas d’un premier amour ? Sans doute. Mais la différence de traitement s’explique suffisamment par celle des rôles sexuels, ainsi que par des considérations dramatiques. A l’époque de Shakespeare (et à cet égard, pour tant de femmes de par le monde, la nôtre est-elle vraiment si différente ?), un jeune homme de l’âge de Roméo est libre d’errer par les rues avec ses camarades ; une jeune femme, en revanche, reste sagement chez elle, ou ne sort que flanquée d’un chaperon. Toutes les scènes de Juliette sont des scènes d’intérieur. De tous les espaces qu’elle parcourt entre le foyer initial et le caveau final – deux espaces familiaux, ce qui n’est évidemment pas dû au hasard –, le fameux balcon d’où elle lance son aveu au ciel et à la nuit (acte II, sc. 1) est ce qui s’apparente le plus à un extérieur. Roméo, au contraire, ne cesse d’arpenter Vérone. Il jouit d’une liberté d’initiative et de mouvement qui sont interdits à sa bien-aimée. L’expression d’une passion, fût-elle fictive, lui est autorisée ; Juliette, elle, doit se soumettre aux volontés paternelles (et dans cette même scène du balcon, c’est uniquement parce qu’elle se croit seule qu’elle se permet de s’adresser à son bien-aimé). Dans le monde fictionnel tel qu’il s’écrivait du temps de Shakespeare, l’homme et la femme (en tant que rôles sociaux et sexuels) ne pouvaient accéder à l’amour par les mêmes voies. Mais Shakespeare a tiré de cette différence imposée un parti dramatique admirable : elle n’en rend que plus sensible l’égalité des amants dans leur monde propre. Tous deux renoncent avec une même résolution à la loi qui présidait jusqu’alors à leur existence – Juliette aux décrets de son père, Roméo à la passion qu’il croyait absolue, et qu’il abjure en termes inoubliables, prêt à réinventer le passé même au nom de son éblouissement : « Mon cour jusqu’à présent a-t-il aimé ? Jurez que non, mes yeux, / Car jamais avant cette nuit je n’avais vu la vraie beauté » (I, 5, 49-50, trad. Jouve et Pitoëff). La rupture, pour l’homme comme pour la femme, est aussi entière. Roméo, voué au dehors, peut être condamné à l’exil, tandis que Juliette, vouée au dehors, consent à se laisser emmurer vive ; mais l’un et l’autre, et l’un pour l’autre, sont désormais prêts à tout – également.


Dans l'amour et par lui, les amants vont se donner l'un à l'autre, dit Roméo auprès du balcon, comme un nouveau baptême – comme si le monde pouvait accepter d'oublier comme eux tout le passé, et jusqu'à leurs propres noms – et donc, comme si pour eux seuls était revenu le temps d'avant la Chute. Or cela, c'est l'impossibilité même. Et c'est pourtant, le temps d'un éclair, l'expérience que partagent les amants. En ouvrant une telle brèche dans la condition humaine, ils ne peuvent que basculer hors de l'existence imparfaite qui est notre lot commun ; du coup, le monde comme tel ne peut plus être qu'obstacle. Amis et ennemis, parents et inconnus, tous vont donc apporter la pierre à l'édifice tragique, et il ne peut en aller autrement. La terrible succession d'accidents plus ou moins imprévisibles qui conduira au lugubre tableau final doit-elle être imputée au hasard, à l'influence fatale des étoiles, aux caractères des uns et des autres ? Peu importe : cet amour est comme une bulle de perfection tout entière refermée sur elle-même, infiniment légère et fragile – immortellement mortelle ; et Roméo et Juliette ne peuvent plus vivre hors d'elle.


Les critiques, en remarquant avec quel art attentif Shakespeare avait concentré les événements sur une durée de quelques jours à peine, ont souligné que la pièce y gagnait en intensité ce qu'elle perdait en vraisemblance. Mais une fois encore, c'est au delà de la vraisemblance qu'il faut chercher la loi qui préside à une telle rencontre. Car dès qu'ils se voient, Roméo et Juliette ne vivent plus au même rythme que le reste de l'humanité. Le présent absolu des amants, leur impatience explosive, ne souffre plus de retard : ils se précipitent l'un vers l'autre comme vers un gouffre vital. L'univers extérieur, celui des amitiés et des animosités, celui de la famille et de la cité, continue à marcher à la même sempiternelle cadence, et tout paraît s'y répéter : l'un fait des blagues plus ou moins ingénieuses ou salaces, l'autre cherche querelle au premier Montague qui passe ; les pères songent à marier leurs filles, les princes à pacifier la ville, et chacun se conforme à son caractère. Rien de nouveau sous le soleil de Vérone. Et pourtant, dans une invisible fulgurance nocturne, quelque chose s'y est déchiré, à l'insu de tous sauf d'eux.


Pour l'indiquer, Shakespeare a inventé un signe magnifique – évident et imperceptible à la fois. La première fois que Roméo adresse la parole à Juliette, tout en lui prenant la main, il prononce un quatrain dans lequel il sollicite un baiser ; elle lui réplique par un autre quatrain. Encore six vers et Roméo, de demande en réponse, finit par obtenir que sa prière soit exaucée sans résistance, tandis que Juliette se laisse embrasser. Ainsi les premiers mots, d'emblée tendus vers le premier baiser, composent un sonnet, que les amants tissent à deux voix dans leur dialogue (I, 5, 89-102). Les Grecs nommaient sumbolon un signe de reconnaissance formé de deux morceaux d'un même tesson de poterie, partagé entre deux personnes, et s'ajointant exactement lorsqu'elles se retrouvaient : telle est l'origine du mot «symbole». Et telle est bien la valeur des paroles qu'échangent ici les amants. Elles ne font pas que se répondre : elles se correspondent et se complètent, créant ensemble par leur réunion une totalité parfaite qui les transcende. Comme on le voit, rarement symbole aura mieux mérité son nom que ce sonnet : le dialogue parfaitement emboîté des amants traduit déjà, jusque dans sa forme, la loi intime et comme originelle qui les unit. Mais ce n'est pas tout encore, car ce fantastique poème semble marquer aussi que Roméo et Juliette se sont à l'instant même métamorphosés en créatures littéraires, soustraites désormais à la pesanteur ordinaire des corps. Aussitôt après le premier baiser, Juliette et Roméo entament en effet un second sonnet, conduisant à un second baiser, mais en trois vers et demi (déjà le mouvement s'accélère : il ne cessera plus de le faire, jusqu'à la fin) – après lesquels Juliette n'a plus qu'à conclure You kiss by the book ! L'expression est évidemment intraduisible : elle signifie à la fois que Roméo embrasse «comme cela est indiqué dans le livre», comme dans un livre, c'est-à-dire dans les règles de l'art (Jouve et Pitoëff traduisent donc : «Vous embrassez selon les plus belles manières») mais aussi, étant donné la tonalité religieuse des vers qui précèdent, de façon conforme au Livre (d'où la traduction de Bonnefoy : «il y a de la religion dans vos baisers»). Mais ce «livre» est peut-être aussi, sur un autre plan, celui que les amants ont déjà commencé et ne cesseront plus d'écrire à même leurs existences – celui auquel ils donneront leurs noms. Et si la nourrice n'était venue appeler Juliette de la part de sa mère, quel point final auraient-ils posé au dialogue, en principe sans terme, de leur poème ?


Dans ce monde qui suit sa ronde, les amants sont entrés dans un autre temps. D'un seul coup, brusquement, les voilà arrachés au ressac répétitif des êtres et des choses, franchissant un seuil sans retour au delà duquel tout, désormais, sera toujours la première et la dernière fois – le singulier, le nouveau dans sa plénitude infinie (et à ce temps correspond un corps transfiguré, sans cesse renaissant ou répété dans l’éclat éternel de la jeunesse : un glorieux corps théâtral). Rien de ce que vivent Juliette et Roméo ne peut plus être banal : ils n'en ont pas le temps. Toute l'expérience de ce qu'on appelle la vie, avec ses hauts et ses bas, ses moments d'incertitude, d'impureté ou d'ennui, est rejetée hors de la sphère des amants, qui n'en conserve que les pointes d'extrême intensité (la mort étant évidemment l'une d'entre elles) et brûle tout le reste. Fulgurance d'une double comète traversant le sombre ciel de l'existence comme en pointillés, trop rapide pour s'attarder à les compléter, syncopée, fatalement interrompue... Qu'auront-ils vécu, Roméo et Juliette, en trois jours à peine ? Quelques étapes archétypiques, réduites à l'essentiel. Un montage – la fatalité comme film. Se voir et se donner aussitôt un premier baiser. Se nommer, se connaître, se promettre l'un à l'autre. Echanger leur foi ; consommer leur union ; être contraints à la séparation. Et puis mourir pour se rejoindre – mais non sans que d'abord chacun ait vu et éprouvé la mort de l'autre. Tout semble se jouer ailleurs, comme au bord de tout autre chose – en accélération constante, ardente, jusqu'à crever le mur de l'existence et n'y laisser qu'un trou et quelques cendres. Si la vitesse folle – absurde, impensable – d'une telle catastrophe n'a rien de vraisemblable, c'est qu'elle excède tout réalisme : elle n'est tout simplement pas de ce monde.

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