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Roméo et Juliette

mise en scène Éric Ruf

: Note d'intention d'Eric Ruf

Redonner, réexposer les pièces légendaires, celles qui font partie de la mémoire collective, est l’une des missions de la Comédie-Française. Pourtant, Roméo et Juliette n’y a pas été donné depuis 1954. Tentant d’en comprendre les raisons, j’ai découvert une sorte de pièce-fantôme, un mythe si présent dans les esprits qu’il en est devenu autarcique, tournant sur lui-même, souvent très loin de la réalité complexe de la pièce de Shakespeare.


Cette distance me passionne. L’imaginaire collectif autour du répertoire me fascine. On parle souvent de tradition d’interprétation chez les acteurs ou dans les théâtres mais elle existe aussi chez les spectateurs. Strates de lectures accumulées au fil des siècles, gravures, couvertures des livres de poches, films, opéras, balcons transfuges de Shakespeare à Rostand, tout cela amenant certaines fois le public à désirer reconnaître ce qu’il n’a en fait jamais vu. Ces confusions altèrent la lecture de la pièce et lui font perdre des plumes : la rudesse, la luxuriance, l’humour de Shakespeare s’en trouvent tamisés, en quelque sorte arasés. Cette œuvre nécessite pour celui qui s’en empare d’ouvrir une véritable enquête policière pour en découvrir la justesse théâtrale cachée sous ce que charrient nos imaginaires.


Pour commencer donc, revenir à l’essentiel, tenter ce viatique hérité de Patrice Chéreau : raconter une histoire, base de notre métier. Et pour cela, il me fallait faire une lecture littérale, m’efforcer d’ôter les filtres, déblayer parmi les couches de sédiments successives. Je n’aborde jamais les œuvres en cherchant mon point de vue, je les attrape par un plaisir de spectateur ou de lecteur. Shakespeare est un immense raconteur d’histoires et celle de Roméo et Juliette est incroyablement puissante, d’un foisonnement extraordinaire. Ce n’est pas l’œuvre d’un Shakespeare assagi et univoque mais c’est l’auteur du Songe et de Macbeth mêlés.


Imposer une neutralité visuelle pour réentendre l’histoire.


Pour parvenir à faire entendre ce texte, je crois qu’il est nécessaire de déplacer la mire, de trouver une frange, un entre-deux d’époque, d’esthétique, une jachère suffisamment inactuelle et contemporaine pour que le spectateur n’y reconnaisse pas immédiatement une intention manifeste mais se laisse porter par l’histoire. L’Italie bien sûr, mais une Italie pauvre où l’on observe sur les murs délabrés et beaux le souvenir d’une civilisation glorieuse. Une Italie du sud où la chaleur écrase les places et échauffe les esprits. Une Italie d’entre-deux-guerres encore extrêmement pieuse où les peurs irraisonnées, les croyances populaires demeurent vivaces. Une Italie pauvre où la qualité de la langue sera d’autant plus audible si elle n’est pas noyée dans les moirures des velours et les cols de fourrure de la Renaissance et si elle se frotte à la grandeur perdue de façades écaillées. L’Italie de la vendetta où la vengeance et la mort sont laissées en héritage sans que personne ne puisse remonter à la source des antagonismes.


Shakespeare, un homme de plateau.


La langue de Shakespeare, dans la distance qui nous sépare d’elle, peut être un obstacle à sa compréhension. Mais je considère Shakespeare comme un homme de plateau, comme un directeur d’acteurs, je sens chez lui la prédominance du jeu, de l’acte, sur la parole ou au moins son égalité. Solutions scéniques, contraintes spatiales, rapport au public, ces contingences traversent concrètement son œuvre. Pour rendre l’histoire intelligible, il faut, je pense, que la langue soit simple en français et que la complexité de l’anglais soit déportée sur la construction des personnages et dans les rapports qu’ils entretiennent. La langue doit rester vivante, elle doit pouvoir se transformer à l’épreuve de la répétition et du plateau.


Cela vaut pour l’ensemble du traitement de la pièce : en neutralisant la codification théâtrale des hiérarchies sociales, on se concentre mieux sur la complexité des rapports familiaux. En s’éloignant de la lecture d’une rivalité entre bandes (qu’a sédimentée West Side Story), on découvre celle des individus.


La prescience de l’amour incivil.


C’est ce regard qu’il a fallu poser sur l’histoire d’amour elle-même : la débarrasser de tout romantisme écrasant, plaqué a priori sur la rencontre de Roméo et Juliette, pour voir que cette histoire existe avant tout par sa fulgurance. Il ne s’agit pas ici de comprendre cet amour, sa nature et son origine mais d’en reconnaître la course folle. Ces deux-là s’entendent en tout cas sur le langage, immédiatement, hauteur et poétique, jeu verbal incessant et prescience, dès l’amorce, de leur fin si proche.


Ils sont comme des surdoués de l’amour, sachant à deux, intuitivement, très vite, qu’il a maille à partager avec la mort, chacun jouant l’Orphée de son Eurydice, tour à tour. On songe à La Nuit sexuelle de Pascal Quignard dont ils auraient fait une lecture impressionnée. Amour fou de tranchées, de guerres civiles. Tout consommer, se consumer autant.


Le vrai romantisme n’est traversé que de cette idée-là, c’est pour cela que ça va vite, que ça vit, que ça meurt. Pour cela que c’est juvénile mais en aucun cas naïf. Il s’agit d’animalité aussi, de mort, de violence, de sang. On se bat à l’arme blanche, on se tue à coups de couteaux, cela saigne. Je pense à Palerme et à ses catacombes où les corps sont disposés, debout, dans leurs habits du dimanche. Où la chaleur fait transpirer, énerve, où la splendeur passée et défraîchie abrite les esprits échauffés. La dureté minérale d’un tombeau à ciel ouvert dans lequel Roméo et Juliette se précipitent en quelques heures...


Le paradoxe fait théâtre.


Et ce paradoxe se retrouve naturellement chez l’ensemble des personnages, il n’y en a pas un qui ne soit écrit dans la tension entre sa fonction dramatique et son individualité. Benvolio, Mercutio et Roméo ne font pas bande, ils sont très insulaires, singuliers, complexes et contradictoires. On pense de Roméo qu’il est un jeune garçon héroïque et brillant mais c’est l’anti-héros par excellence, l’opposé de l’amoureux transi ou du chef de bande. Juliette quant à elle est d’une force stupéfiante et porte la transgression. Féminin, masculin ne revêtant pas les atours habituels. On trouve ces contradictions dans les drames historiques, chez ces seigneurs de guerre, barbus, rotant et « falstaffant » mais s’appelant entre eux « mon doux seigneur ». Corps rude et rareté du langage, tout Shakespeare est là à mes yeux. J’ai choisi des acteurs portant en eux ces paradoxes, je voulais qu’ils aient des « gueules », des physiques et des personnalités qui ne simplifient rien de leurs contradictions, à mi-chemin entre ce que l’on peut attendre du rôle et son exact opposé.


Eric Ruf

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