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Roméo et Juliette

mise en scène David Bobée

: Roméo et Juliette, une tragédie en pleine lumière

Propos de David Bobee recueillis par Cathy Blisson

Une création signée David Bobee, metteur en scène du Groupe Rictus, part bien souvent d'une envie scénographique. Après avoir (dé)placé Hamlet dans une morgue en carrelage sombre, humide et froid, métaphore d'une « tragédie de la noirceur et du pourrissement », Bobee a cherché dans ses textes de chevet une tragédie - sa nature est ainsi faite - qui puisse, par effet miroir, s'insérer dans un espace solaire, tout de cuivre conçu. Ainsi Roméo et Juliette a-t-il (re)vu le jour dans cette nouvelle traduction de Pascal Collin et Antoine Collin. Dans cet entretien, Bobee livre une petite histoire dramaturgique d'un objet shakespearien protéiforme, né d'une carte blanche des Subsistances à Lyon, pour être créé dans le cadre de la Biennale de la Danse 2012.

Cathy Blisson : Après Hamlet, pourquoi commander à Pascal Collin une nouvelle traduction de Roméo et Juliette ?


David Bobee : Pour la capacité de Pascal à trouver une modernité dela langue de Shakespeare, mais sans volontarisme, sans jeunisme, sans simplification. Il s'emploie avec une attention particulière à révéler l'impact des mots de Shakespeare, son humour, sa poésie, pour des oreilles du XXIe siècle. L'idée étant de faire une traduction qui puisse répondre à notre époque, en privilégiant une approche érudite, honnête par rapport à l'auteur. C'est le très beau travail qu'a accompli François-Victor Hugo à son époque: faire des pas de côté pour intégrerShakespeare dans l'air de son temps. Shakespeare faisait du théâtre populaire avec les codes de son époque, Hugo avec ceux du romantisme. Aujourd'hui, Pascal essaie de retrouvrer une brutalité (sans doute plus proche de Shakespeare que des codes du XIXe) qui correspond à nos capacités d'entendre et de voir. Nombre de choix dramaturgiques s'opèrent dès la traduction ; quand on monte des textes d'auteurs étrangers, il ne faut pas faire l'économie de cet exercice. C'est l'endroit d'une lecture en profondeur, d'un dialogue entre auteurs. Une véritable forme d'écriture contemporaine.


CB : Pour transformer l'essai théâtral, une complicité du couple traducteur / metteur en scène est donc exigée?


DB : Oui. Dans ma pratique, la traduction se construit en même temps que le décor. Étant lui-même acteur et metteur en scène, Pascal a conscience de ce qu'est un texte à dire, et pas seulement à lire. Quand il traduit pour moi, il connaît mon espace scénographique, mon équipe, mes intentions. Sachant que je travaille avec des danseurs, des acrobates, des acteurs très physiques, il va par exemple puiser en priorité dans le lexique du corps. On a de grandes et belles discussions en amont, puis il me fait des propositions: sa version de traducteur, et un texte qu'il dit "parenthétique", avec des variations entre parenthèses dans lesquelles je peux réexplorer différentes possibilités. Et on débat à partir de là: à partir de ce Pascal a écrit, de ce que je pouvais avoir imaginé (puisque j'ai lu en amont beaucoup d'autres traductions), et du texte anglais. Cette fois-ci, Pascal a en plus choisi de cotraduire avec son fils Antoine, un jeune auteur qui apporte une dimension encore plus immédiate au langage. Il n'y a pas un mot qui n'ait d'abord été pensé par Pascal et Antoine, puis discuté avec moi. C'est un travail mot à mot, passionnant. J'essaie de ne pas commencer le défrichage dramaturgique avant d'avoir lu la nouvelle traduction. Ensuite vient letemps de l'adaptation.


CB : Comment (et pourquoi) adapter Roméo et Juliette en 2012?


DB : Adaptation et traduction s'inscrivent dans la même démarche. Je tente de respecter la structure dramaturgique de l'auteur en contractant le texte, en supprimant ici ou là des éléments qui auraient moins bien passé les siècles. Cela me permet de retrouver la force - que j'imagine, que je fantasme sans doute - de ce que Shakespeare entreprenait. Car c'était un écrivain de plateau, qui créait pour des acteurs, des situations, des spectateurs, et pas forcément pour faire des livres d'encre et de papier. L'important est de garder ce mouvement, cette même énergie de langue au plateau, en action et en situation. J'établis une adaptation aussi pour faire dialoguer le texte avec les codes d'aujourd'hui qui sont les miens, c'est-à-dire des codes de cinéma. J'essaie de trouver une écriture presque scénaristique à l'intérieur de ça. On retombe là sur l'une des raisons qui m'ont fait choisir Roméo et Juliette: la tragédie advient en plein jour, et en cinq jours. En cinq jours seulement, les Capulet et les Montaigu ennemis vont s'entre-tuer et, à travers Roméo et Juliette qu'au début tout devrait opposer, ils vont se rencontrer, s'aimer, se déclarer, se marier, faire l'amour, se faire expulser, feindre (ou non) le suicide, "ressusciter", se resuicider... Cette pièce a l'incroyable chronologie d'une course à bout de souffle pour rattraper le temps; d'obstacles en contretemps, le tragique naît d'un tempo qui déraille. Les scènes s'égrainent au rythme du soleil qui se lève, fait bouillir le sang, grille les amants, jusqu'à ce que la lumière et la température redescendent. Le soir, on panse les plaies et les brûlures, le matin, les personnages se lèvent avec une espèce d'angoisse, un goût de cendre dans la bouche. Sous la canicule écrasante de Vérone en juillet, l'après-midi est le moment et le lieu de la tragédie, celui où les corps et les esprits s'échauffent. Ce qui nous permet d'imaginer une dramaturgie de la lumière, créée par Stéphane " Babi " Aubert, et appuyée par le lexique de la traduction. Le texte ne dit que ça, le désir qui naît de la chaleur, la jeunesse prise de montées de sève, la violence et l'électricité dans l'air...


CB : Qu'est-ce qui transpire derrière cette "dramaturgie de la lumière" ?


DB : Dans l'étude de ce que pouvait amener un espace de cuivre en termes de sensations, j'ai ressenti le besoin de travailler avec des acteurs et des danseurs qui auraient eux-mêmes la peau cuivrée. C'est une chose qui m'est chère, voir sur scène des interprètes issus de la diversité, qui portent en eux un peu de la périphérie. J'ai commencé à penser la pièce en pleine vague d'islamophobie avec Sarkozy, en pleine crise des banlieues. Le premier réflexe est alors d'imaginer une opposition de couleurs de peaux derrière l'opposition Capulet/Montaigu, idée souvent vue, que j'ai bien sûr balayée aussi vite qu'elle était venue. Parce que la lutte est encore plus tragique, et à mon sens encore plus contemporaine, dès lors qu'elle est fratricide, que ce sont les mêmes, qui se détestent. Je me suis d'ailleurs décidé à monter Roméo et Juliette après avoir lu l'histoire de ce gamin retrouvé dans le coma, tabassé dans le métro par d'autres gamins de la cité voisine, parce qu'il sortait avec une fille de chez eux.


Si l'on regarde effectivement la question des populations des banlieues, eh bien, ce sont leurs propres voitures qu'ils brûlent, leurs pro-pres quartiers qu'ils attaquent. Comme par manque d'outils de révolte et de réflexion sur le pourquoi des choses, on s'en prend à son frère plutôt que d'aller demander des comptes à qui de droit. Bien sûr, il ne s'agit pas de prendre le texte de Shakespeare en otage pour le transposer en banlieue ici et maintenant. Simplement, les comédiens, de par leurs origines (tunisienne, andalouse, belge, syrienne, berbère, marocaine, togolaise, colombienne, calédonienne, française ou totalement métissées), pourront faire résonner l'histoire de Shakespeare avec certaines tragédies contemporaines, ce qui ouvre de multiples possibilités de lectures. La première étant, absolument, de raconter avec coeur et engagement cette histoire merveilleusement passionnante d'amour et de haine.


CB : À qui, de Roméo et de Juliette, les spectateurs pourront-ils s'identifier ?



DB : Pour moi, ils devront tomber amoureux de Roméo comme de Juliette. Le texte est ainsi composé: la première histoire d'amour est celle qui doit advenir entre les spectateurs et ces personnages. Il y a un peu d'Hamlet dans Roméo, un être sensible représentatif de son époque en crise, une conscience qui s'ouvre au monde et se détache peu à peu des pères, des dieux, des maîtres, mue par une soif de liberté et d'absolu. De la même façon, Juliette est tout sauf une amoureuse candide. Née fille à une époque et dans une famille où toute contradiction semble inenvisageable, je la vois dans une quête d'affirmation, d'autonomie presque féministe. Shakespeare en a fait une experte du double langage: par sa capacité à manier la langue de la mère, du père, et la langue littéraire, elle arrive à dire le contraire de ce qu'elle profère sans que les membres de son clan ne l'entendent. Aspirant à un autre ordre du monde, Roméo et Juliette se rejoignent aussi sur un plan intellectuel. À l'heure de leur rencontre, ils ne composent pas seulement un dialogue amoureux, mais un sonnet à deux voix, ponctué d'art et d'esprit. Et quand on se dit que cet amour naissant entre individus libres et éveillés va faire des étincelles, Shakespeare va nous couper les jambes et détruire la beauté.


CB : Des "héros romantiques" au sens politique du terme ?


DB : À côté de l'opposition des clans, il y a en tout cas une opposition de visions du monde qui transparaît dans les registres de langues des différents protagonistes, qui se situent soit dans la reproduction du modèle social, soit dans la réinvention de l'individu et de la vie. Autour de Roméo et Juliette, les personnages existent en miroir. Les parents biologiques, face aux père et mère de coeur (Frère Laurent et la nourrice). Le prince et le Frère, ou le garant de l'ordre politique et le garant de l'ordre moral. Le clan des pères et le clan des jeunes, porteurs de haine et héritiers d'un ordre du monde. Le père Montaigu, absent, dépassé, face à la génération des enfants terribles: son fils, Mercutio, le fidèle Benvolio, Tybalt... Roméo et Paris, prétendants de Juliette qui s'opposent dans leur attitude face à la tradition. Mercutio le sublime, le provocateur, le situationniste, et Tybalt, qui tombera de sa propre haine atavique. Et puis, Capulet et le prince, figures du pouvoir avançant masqués. Le père Capulet, flambant, autoritaire, sanguin, mais qui reste au fond sous la coupe de Lady Capulet, elle-même incapable d'amour d'avoir dû, trop tôt, tenir son rang. Et le prince, qui se veut compréhensif, mais arrive toujours après le carnage, agissant en conséquence au lieu de résoudre les causes. Ce qui n'est pas sans rappeler certains de nos politiques dans des situations semblables. Pour moi, c'est lui, le prince, qui porte la première responsabilité de la tragédie. Quand il bannit de Roméo hors de la cité, il est supposé punir " à contrecoeur ". Ça n'en reste pas moins une expulsion.


CB: Comment ces oppositions et ces ambiguïtés peuvent-elles se traduire au plateau ?


DB : À travers la scénographie, déjà: il fallait que j'aie un espace parfaitement symétrique. Ensuite, dans ma façon de penser la distribution. Je ne fais jamais d'audition, j'invite sur scène des gens que je rencontre dans la vie. Ils sont danseurs, acrobates, comédiens, professionnels, amateurs. Mais ils ont avant tout un talent de vie, que je mets en regard avec ce que je ressens des personnages, afin de les voir prendre chair. Sur le plateau, ils sont quatorze, et il devient impossible desavoir qui est français, qui est étranger, qui est d'origine étrangère, qui est chrétien, qui est musulman, qui est juif, qui est hétéro, qui est homo. Les étiquettes et les cases sont tellement affichées, mais tellement complexes, multiples, combinées, que le principe même d'étiquette vole en éclats. Là, pour moi, il y a vraiment quelque chose de politique, un précipité de la vie que je défends.


De même, je m'amuse à flouter les codes artistiques. Sur ce Roméo et Juliette, comme les danseurs ou les acrobates, les comédiens ont une culture du mouvement, de la façon dont le corps porte sa propre dramaturgie. Un corps qui bouge crée du sens, et à partir du moment où on organise ce sens, on crée une écriture de l'espace et du mouvement, une chorégraphie. J'essaie d'opposer différentes théâtralités, de mettre en scène ce qui est de l'ordre d'une soif de liberté par une mobilité au plateau, et ce qui touche à l'organisation du monde à travers une composition de placements très précise. Dans le même esprit, le choeur de la pièce sera pris en charge, en chants, par une actrice d'origine syrienne ; des tissus acrobatiques descendront de la chambre de Juliette; la pure chorégraphie d'un combat de rue pourra renvoyer à un imaginaire de l'émeute, et un duel se solder par une dérisoire danse des morts...


CB : La collaboration avec les traducteurs se poursuit-elle au fil des répétitions ?


DB : Oui, nous avons des conversations fréquentes, où nous pouvons évoquer les difficultés des acteurs à dire telle ou telle réplique, ou mes difficultés d'adaptation. Nous faisons en sorte que Pascal assiste régulièrement au travail, toujours pour la même raison: pour garder la plasticité du texte, sa capacité à se réinventer à mesure que le plateau est en train de s'inventer. Je retrouve là un peu du rapport que l'on peut avoir avec des auteurs vivants. Surtout, ne pas se laisser écraser par le poids d'un texte qui serait immuable, de marbre. Avec Pascal et Antoine Collin, le texte redevient tendre, malléable, plastique, et au service du jeu d'acteur. Donc au service du spectateur.

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