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Roi Lear

mise en scène Rodrigo García

: Un entretien avec Rodrigo GARCIA

Cuisines, espace et réel politiques

Denys LABOUTIERE : Comment est née cette pièce Rey Lear et quel en était l’enjeu, pour toi ?


Rodrigo GARCIA : Roi Lear était une commande d’écriture émanant d’une compagnie théâtrale de Madrid. Ce n’est pas la première fois que l’on me commande des pièces. Mais la plupart des gens savent que je ne suis pas un « auteur normal ». Ils savent que cela comporte un risque. On m’a donné le choix – dont le Roi Lear- et moi, j’était plus particulièrement intéressé par l’univers de Shakespeare.(…). J’ai donc procédé à une étude, je me suis procuré toutes les traductions. J’ai lu d’autres références bibliographiques, j’ai beaucoup travaillé. Mais quand je me mets à l’écriture, toutes ces recherches ne me servent à rien. Finalement, je n’ai gardé qu’une structure très basique, pour garder la liberté de parler de ce dont j’avais envie de parler. Ce qui m’intéressait avant tout, c’était une structure familiale « normale » , restreinte, d’où le fait de ne conserver, de Shakespeare et de sa pièce, que les personnages de Lear, des deux mauvaises filles, de Cordelia et du Fou (le Clown).
Il y a en effet deux intrigues : les rivalités, les jalousies au sein de la famille et l’aspect plus épique des querelles belliqueuses. Dans Lear, bien sûr, il y a la guerre (qui évoque un extérieur) mais il y a aussi le rapport des deux sœurs qui se disputent, alors que la guerre, précisément, n’a pas d’incidence sur leurs conflits.


Il y a des discours très différents qui coexistent au sein de la même pièce.
La guerre entre les deux sœurs préfigure davantage une guerre « les pieds sur terre », une guerre concrète, plus quotidienne. Se battre pour la maison, pour la voiture, etc…
Et puis il y a le monde de la guerre qui pointe dans le discours et dans la bouche du Roi Lear et du Fou et le discours plus quotidien des supermarchés, des marques internationales de produits manufacturés qui appartient aux deux sœurs.


Roi Lear est l’une de mes pièces où je commence à avoir une conscience politique plus claire, plus directe, plus pamphlétaire si on les compare à celles que j’ai écrites antérieurement.
Tandis que j’écrivais cette pièce, se produisaient les conflits que l’on sait à Sarajevo. Je m’en suis bien sûr inspiré. L’idée, ensuite, était de transfigurer l’ensemble dans une prose et une fiction plus poétiques. Partant d’une guerre concrète, historiquement marquée, je ne voulais pas pour autant l’évoquer en tant que grande métaphore, mais comme une expérience concrète qui m’a d’autre part touché de près, puisque je suis né en Argentine et que la guerre des Malouines m’a forcément atteint. Si je ne l’ai pas vécue directement, mon entourage, mes amis, eux, l’ont éprouvée.


Ce qui m’intéresse davantage qu’une simple réflexion sur la planète qui menace de sauter à tout bout-de-champ, c’est la différence qui pré-existe entre les noyaux, les territoires où l’on vit « bien », comme moi, comme nous, et les gens qui sont sous le joug d’une guerre, quelle qu’elle soit. Dans un monologue du Clown, celui-ci évoque la terre qui tremble et sa maison qui explose ; il court alors vers un endroit où tout a été reconstruit, où les gens vivent confortablement mais où d’autres ne peuvent absolument pas accéder. C’est cela qui me préoccupe beaucoup : pourquoi ceux-ci ne peuvent pas entrer chez ceux qui vivent bien ?
Ce serait alors comme une sorte de métaphore de l’Europe et des Etats-Unis qui constituent des noyaux de bien-être, dans un monde où, ailleurs, la nourriture vient à manquer.


Ma pièce fait allusion à tous les types de totalitarismes, y compris aux fascismes quotidiens.
La cuisine est moins un champ de bataille qu’un lieu où le roi Lear peut se réfugier, parce qu’il aime cuisiner. Mais il ne peut pas cuisiner pour ses filles, qu’il n’aime pas, qui n’apprécient pas la bonne chère. Le voilà donc réduit à devoir cuisiner pour son chien ! C’est une ironie, bien sûr, à l’endroit de la société de la sur-consommation où les gens se voient réduits à devoir ingurgiter des boîtes de conserve, alors que le chien, lui, avale des plats préparés, très élaborés.


D.L. : Comment t’est venue l’idée de te référencer aux gravures de Goya, et pourquoi ?


R.G. : J’ai pris la référence des guerres d’Europe contemporaines de ce peintre et je me suis abstrait ensuite de ces références, de ces conflits ; ce qui m’a permis enfin d’évoquer la guerre de manière moins concrète, moins quotidienne. Je me suis penché sur les gravures de Goya qui s’intitulent Les Désastres de guerre et l’on voit sur ces gravures les tortures qu’on faisait subir aux prisonniers, aux vaincus. Ça m’a bien sûr rappelé les tortures que les Etats-Unis infligeaient aux Afghans. Que voit-on ? Que les procédés sont similaires, parfaitement retranscrits par Goya.
Les tortures, entre l’époque de Goya et la nôtre, n’ont pas beaucoup changé…


D.L.: Le passage avec la chaise pliante peut-il être lu comme une allusion métaphorique au pouvoir fragile et au trône bancal, hasardeux et dérisoire ?


R.G.: Oui, c’est d’abord un procédé théâtral ; mais je n’avais pas songé à ça : c’est effectivement l’image du Roi qui n’a plus de domicile ; il ne lui reste plus qu’une petite chaise qu’il emporte un peu partout. Je n’ai pas réécrit la scène de la tempête, mais elle est tout entière contenue dans cette chaise pliable qu’il emmène là où il va, quand il essaye de rentrer chez ses filles mais que, à cause de cette tempête, il ne parvient pas à rentrer.


D.L.: C’est toi-même qui vas mettre en scène le spectacle ; as-tu déjà, à ce jour, des images, un projet, une orientation de mise en scène, ou préféreras-tu travailler directement à partir de ce matériau textuel brut ? Comment procèdes-tu ?


R.G.: Je travaille beaucoup chez moi. Mais je n’aime pas arriver aux répétitions avec une idée trop claire de mise en scène.
Je fais beaucoup de propositions de travail aux comédiens, mais sans une idée générale d’orientation trop préconçue. Je pense que celle-ci équivaudrait à une réduction du sens du travail. Ce serait oublier ce qui se passe le plus souvent avec les acteurs, parce qu’il se produit beaucoup de choses pendant les répétitions !
Je préfère donc voir au fur et à mesure avec toute l’équipe qui travaille sur le spectacle ce qui advient, ce qu’on est en mesure de fabriquer.
Je viens de travailler deux jours sur le texte pour préparer une lecture au Studio-Théâtre de la Comédie Française et j’ai beaucoup aimé me retrouver avec ce texte.
Selon moi, la pièce fonctionnait bien en trois « blocs » ou « parties ».
Le premier « bloc » serait donc celui de Lear et du Fou, le deuxième, celui de Cordelia, et enfin le troisième celui des deux sœurs.
Ils donnent lieu à trois mondes et à trois types de discours très différents.
Dans mes pièces en effet, il y a souvent des mondes qui ne communiquent pas entre eux, qui ne dialoguent pas, parce que je trouve que les gens ne s’écoutent pas.
Les deux sœurs sont bien, comme je le disais, très « terre à terre », le Roi Lear et le Fou, eux, plutôt idéalistes et Cordelia encore plus idéaliste.
J’ai commencé à effectuer quelques petits changements sur le texte (pas à ré-écrire).
Je travaille maintenant dessus pour le rendre beaucoup plus clair parce qu’à l’époque où j’ai écrit la première version, j’étais certainement dans une phase beaucoup plus « poétique ».


D.L.: Il y a en effet dans cette version, de grands passages poétiques dont la première lecture ne nous est pas forcément évidente et c’est très beau, mais, et c’est le propre il me semble de ton écriture, néanmoins, on capte l’idée globale qui advient et surgit, qui vient à nous en dehors de tout détail ou de tout vers, de toute phrase, de toute ligne séparés les uns des autres. La sensation générale nous atteint ; est-ce un travail sur l’écriture, le langage, la poésie que tu mènes de manière consciente ?


R.G.: Je ne sais pas ; chaque œuvre a son mystère…


D.L.: Mais ce texte du Roi Lear te paraît-il correspondre à un changement de cap dans l’exercice de l’ écriture théâtrale ?


R.G.: Cela correspond à un enrichissement de mon écriture ; dans ce texte s’entend une polyphonie de voix et de façons de penser. Le texte va beaucoup changer parce que je vais procéder à un certain nombre de coupes et ce, même pour la publication finale. Mais, surtout, enlever tout ce qui n’est pas clair…


D.L.: As-tu une idée de la scénographie ?


R.G.: Dernièrement, dans mes spectacles, mes scénographies étaient des anti-scénographies. Mes derniers travaux étaient basés sur le chaos et la saleté. Dans l’un de mes derniers spectacles, Je suis allé acheter une pelle chez Ikéa pour creuser ma tombe, il y a deux vieux canapés, de récupération et, au fur et à mesure, sur la scène, il y a de plus en plus de déchets, des produits de consommation usagés. A la fin de ce spectacle, le plateau s’apparentait à un véritable champ de bataille, avec du ketchup, du lait, des corn-flakes, du coca-cola, etc. Pour moi, cela correspond à un véritable espace théâtral, une scénographie sur laquelle on ne peut même plus marcher.


Je ne sais pas encore à l’avance comment je vais travailler pour Roi Lear, mais je ne travaille de toute façon jamais avec un concept disons… classique.


D.L.: C’était déjà le principe qui t’avait guidé pour réaliser Je crois que vous m’avez mal compris, que j’ai vu dans sa première version, à La Mousson d’été, en 2001 et que tu as repris au Festival d’Avignon cette saison.


R.G.: Oui, ce sera le même principe, mais dans une dimension beaucoup plus large, plus importante.


D.L.: Est-ce aussi pour indiquer qu’un spectacle, c’est la matérialité d’une durée quelconque, mais précise, mais dont il ne reste plus, à la fin, que les traces ?


R.G.: C’est surtout pour donner l’idée que, dans un Théâtre, doivent se produire des choses réelles. Ce qu’il reste, c’est le résidu de choses réelles qui se sont passées.


D.L.: Quel sens cela a-t-il pour toi de créer ce spectacle Roi Lear, ici, à la Comédie de Valence ?


R.G.: En premier lieu, cela me plaît beaucoup de venir travailler avec des personnes que je connais peu, parce que j’ai en effet l’habitude de travailler avec les gens de ma Compagnie, en Espagne. Ensuite, avec des Comédiens que je ne connais pas non plus. Les rencontres, dans ce type de contexte, sont forcément enrichissantes…


D.L.: Et de travailler sur l’un de tes textes dans une langue qui n’est pas la tienne ? Est-ce un gain de liberté ou au contraire une contrainte supplémentaire ?


R.G.: Pour moi, cela représente surtout une contrainte, car je ne parviens pas à savoir si l’acteur est vraiment en train de faire ce que j’ai demandé qu’il fasse et si l’acteur en a envie. C’est aussi pour cela que j’ai demandé qu’à la Comédie, le temps de répétitions soit suffisamment long, parce que je veux m’habituer à parler moi-même en français…



Propos recueillis le 8 juin 2002, avec le précieux concours de Alicia R. Roda, interprète.

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