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Roberto Zucco


: Notes d'intention croisées

Circonstances


En 1988 l’italien Roberto Succo surgit en France, après avoir disparu 4 ans, pour une cavale au cours de laquelle il tue 8 personnes. Arrêté, la folie est invoquée. Déprimé d’être considéré fou alors qu’il aurait voulu être pris pour un tueur, il se suicide dans une prison psychiatrique.


Mohammed Merah a tué 7 personnes en mars 2012. La réponse de la société à ses actes a été un «rejet» violent, condamnant sans observer. Les explications qui ont été avancées par les médias ont orienté le débat public vers ses aspects idéologiques et politico- religieux, délaissant presque systématiquement les outils psychologiques. Mais la nature de la pulsion de meurtre trouve ses racines dans une zone antérieure. Sur cette zone plus diffi cile à déceler et qui pour être débusquée nécessite une durée que les médias ne peuvent pas contenir, le silence s’est refermé dans la condamnation à mort pure et simple.


En 20 ans les crimes adolescents se sont multipliés, devrait-on dire démultipliés, puisque les revendications de leurs auteurs sont désormais plurielles : sentiment d’humiliation, déséquilibre mental, code d’honneur appelant à la vengeance etc… Les violences constatées sont commises par des individus toujours plus jeunes, quasi toujours de sexe masculin, pour des raisons de plus en plus futiles, selon des modus operandi de plus en plus barbares : fusillade collective, lynchages, lapidations, viols et meurtres collectifs, bûcher.


La seule réponse à ces actes est souvent la condamnation et le refus de leur analyse construite.
Les raisons, les circonstances et les ferments de ces crimes sont divers et ne doivent pas être rapprochés à outrance. Mais un point commun doit être souligné. La nécessité de tuer. Une pulsion de mort vitale mène l’individu vers le sentiment de se «réaliser» dans son geste.


L’humanité ingurgite et digère ces événements en une kyrielle de petites amnésies. Or si la planète vit aujourd’hui une des périodes les plus paisibles, ses individus n’ont jamais été confrontés aussi fréquemment à des actes de violence aussi amoraux et répétés dans leur quotidien. De cette gangrène vient la désintégration des codes d’honneur, des tribus et des familles, du rapport à son propre corps, du plaisir, du partage et de tout moyen d’accéder chaque instant à un sentiment de bonheur.


En tant qu’hommes et en tant qu’artistes nous sommes préoccupés par cette mutation anarchique qui génère des comportements pathologiques allant jusqu’au meurtre et dont l’humanité souffre. Nous voulons nous interroger sur ces phénomènes afi n de les comprendre en profondeur.


Références


Koltès ne savait que peu de choses sur le tueur italien Succo. Mais se sachant mourant et dans l’urgence de l’écriture, fasciné par l’apparence angélique du jeune homme, il fait de son parcours celui d’un héros. Il plonge le fait divers dans l’amnios traumatique de la tragédie. Le monstre qui en émerge est un Zucco dé-monstrateur, un dénonciateur d’un monde qui, à fuir ses peurs et ses réalités, à ne vivre que dans l’idée de ce qu’il est, perd la conscience de son apparence, et par là toute raison d’être épargné.


L’auteur inscrit son oeuvre dans un continuum littéraire depuis les légendes populaires, les textes bibliques et les tragiques grecs jusqu’à Barjavel, Beckett ou Bond jusqu’à Sarah Kane. Dans Roberto Zucco il cite le culte de Mithra, Hugo et Dante, évoque Dalila.


Mais sa référence principale dans cette dernière pièce est Shakespeare et notamment la tragédie du prince d’Elseneur, à la fois par la scène d’introduction qui est une mise en abîme de la scène première d’Hamlet, mais aussi dans le marquage du sceau d’Ophélie, éponyme de la scène XIII. Hamlet doit renoncer à son apparence et aux préjugés de la cour pour se réaliser pleinement dans sa mission en tant que vengeur de la mémoire du père. Un tueur légitimé en somme.


Dès la première scène de Roberto Zucco, les deux gardiens de prison ont un échange dialectique autour de «l’idée et de sa réalisation», de ce qu’on l’on perçoit ou croit percevoir, introduisant explicitement ce qui tout au long de la pièce sera décliné : les personnages sont chacun contraints de confronter l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes à la réalité qui les incarne et au regard porté sur eux. Zucco distille lui aussi tout au long de son parcours l’ambivalent «être ou ne pas être»…
qui devient «suis-je ou ne suis-je pas ?» et tend vers le «où suis-je?» cher à Beckett. «Ne vous trompez pas entre ma personnalité et mon attitude, ma personnalité représente ce que je suis et mon attitude dépend de qui vous êtes» explique le footballeur tunisien Karim Saïdi.


Dans le passage à l’acte de Zucco nous voulons défendre l’idée que si le meurtrier se construit et se (dé)forme dès son apprentissage de la vie, le meurtre, lui, nécessite une contamination du meurtrier par l’environnement qui lui fournit sa victime.


Zucco est un double théâtral dans lequel se mire notre propre tueur intime, un prisme pour observer à la loupe une société difforme et monstrueuse dont la violence souterraine resterait sinon indécelable.


Conséquences


Tout se joue donc «à travers la pensée de Zucco». Pour révéler pleinement l’amoralité des actes représentés. Sa projection dans l’espace théâtral nous autorise l’impudeur de l’aimer dans ses gestes et ses élans, sur scène, le temps d’une représentation.


Les «autres», désignés par des archétypes comme «le vieux monsieur», «un homme» etc, incarnent cette structure anonyme qui défi nit Zucco autant qu’elle le cloisonne.
Sous la plume de Koltès, malade du Sida et marginalisé, la narration charrie des problématiques profondes : la famille, espace d’enfermement aux shémas conservateurs que la gamine fait exploser, l’institution judiciaire délitée oscillant entre dépression et cruauté, la bourgeoisie étriquée et bavarde souffrant de sa dépendance aux valeurs matérielles, jusqu’à la foule qui, telle une hydre, avale et commente les événements dans une jubilation hystérique. Zucco incarne ainsi, par contraste, un possible refuge pour les corps et les âmes. Ces figures seront pour nous le terreau d’une mise en abîme des maux de notre société que nous défi gurerons, disloquerons jusqu’à en faire le cauchemar de Roberto Zucco.


Le dispositif scénique est une immense cage, une structure pénitentiaire ou un dédale labyrinthique urbain aux enfi lades de fenêtres étriquées. Sa polysémie vient de son traitement abstrait, maquillé par les traces d’univers délabrés, déchirés. Il constitue le cadre infranchissable et infi niment haut d’une trajectoire cauchemardesque de Zucco devenu pour nous, dans son rêve, un rat de laboratoire.


À la structure en boucle de la dramaturgie s’ajoute un espace unique, infranchissable et oppressant, contenant tous les lieux de la cavale de Zucco. Les comédiens s’emparent des «pelures» des personnages pour les singer, les dédoubler, les crapahuter, les gamahucher, les faire se contaminer. Les prises de paroles empruntent au choeur tragique, ou bien elles marquent la fracture entre le corps et la pensée, mouvements et voix d’un même personnage distribués à plusieurs comédiens, allant jusqu’au chant et à un certain surréalisme des émotions exprimées ou des actions jouées, chorégraphiées aussi, afi n de nous maintenir dans l’ambiance du rêve et de convoquer chez le spectateur une lecture symbolique de l’ensemble de la représentation. La mise en scène soulignera l’absurdité de certains comportements, de certains enjeux de l’humanité d’aujourd’hui. Celle-ci y sera caricaturée, dans des codes bouleversés, dépeinte avant tout dans la fantasmagorie qu’en a Roberto Zucco.


Les hallucinations de Zucco prennent toutes les formes : nos fantasmes, nos cauchemars, nos images enfouies ne sont jamais d’une seule facture. S’y combinent toutes les infl uences possibles : du cinéma à la bd, à la représentation archaïque, à la danse. Du souvenir à la citation, du jeu de mot au mime. Le spectateur pourra voir surgir le monde habituellement invisible dans lequel baignent les âmes des personnages.


Comme dans le rêve, entre brume et clarté, qui fait jaillir une transe en plein réalisme. Le spectateur ne pourra pas savoir. Est-ce un vrai fou ? Tue-t-il vraiment ? Pour que persiste dans sa pensée la possibilité que Zucco s’en sorte à la fi n et que tout cela finalement ne soit qu’un vilain rêve.


De l'invisible


À chaque instant sur scène nous sera révélée la vérité de Zucco : ce qu’il est seul à voir, tout ce qui incarne ses terreurs inconscientes et que les autres ne peuvent pas percevoir. L’invisible sera ici rendu visible. Sous cet angle notre regard porté sur ce type de «monstre» ou d’agissement s’en trouvera métamorphosé.
Cette sensibilité permanente que nous avons à l’invisible, (car tous nous rêvons d’un amour idéal, tous d’une vie éternelle, tous d’un monde bienheureux ?!) ; cette sensibilité à l’invisible, donc, cette intuition qu’un ailleurs est à l’exercice et met en perspective notre condition humaine, nous semble précieuse et ténue.


Pouvons-nous la laisser s’effacer, écrasée par nos peurs, emmurée par notre raison cartésienne ? Si nous entreprenions cette quête de l’invisible, nos appartenances sociétales, nos habitus ne seraient plus des freins. L’invisible nous éloignerait d’un monde d’apparence, de faux-semblants et de désirs trompeurs. De cette traque vitale l’art est la trace qui aiguise nos consciences de limiers.


Pastichant Maeterlinck, un autre auteur du visible et de l’invisible, nous pourrions faire dire à tous les personnages qui entourent Zucco :


- Qu’allons nous dire à Zucco ?
- La vérité, la vérité, la vérité.

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