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Révélation Red in Blue Trilogie

+ d'infos sur le texte de Léonora Miano traduit par Satoshi Miyagi
mise en scène Satoshi Miyagi

: S’adresser aux âmes des morts

avec Satoshi Miyagi

Comment avez-vous découvert la pièce Révélation. Red in Blue Trilogie de Léonora Miano ?


En 2016, j’ai invité Wajdi Mouawad à présenter Seuls au World Theatre Festival de Shizuoka. Un mois plus tard, avec le SPAC (Shizuoka Performing Arts Center), nous sommes venus jouer Le Lièvre blanc d’Inaba et des Navajos au musée du Quai Branly à Paris. À mon retour au Japon, Wajdi m’a contacté, pour m’annoncer qu’il était nommé à la tête de La Colline – théâtre national. Il réfléchissait à la programmation des créations pour la rentrée 2018 et voulait présenter une pièce de Léonora Miano, auteure française d’origine africaine.
Venant d’échanger avec elle, ils s’étaient demandé à quel metteur en scène confier ce projet. Wajdi a demandé à Léonora : « Faisabilité mise à part, par quel metteur en scène rêverais-tu que ton texte soit mis en scène ? » elle lui a répondu : « Je souhaiterais que Satoshi Miyagi s’en charge. »


C’est surpris par cette coïncidence frappante, qu’il m’a appelé pour me dire finalement, avec passion :

« Dans cette pièce, il y a tout ce pourquoi nous aimons le théâtre. Je voudrais donc que vous la mettiez en scène. » Voilà comment tout cela a commencé.


Quelles ont été vos premières impressions à la lecture du texte ?


La première chose qui m’a frappé, c’est à quel point la vision de la mort – ou ce qu’on pourrait appeler « le monde après la mort » – dans cette pièce est extrêmement proche de l’image que se font généralement les Japonais de l’au-delà, ou plutôt de ce que devient l’âme après la mort.


Pour eux, qui en ont toujours fait le sujet de leurs récits, les âmes des victimes de mort violente ou injuste ne peuvent rejoindre le paradis et restent bloquées dans notre monde, où elles « flottent » jusqu’à ce qu’elles soient soulagées de leur rancœur, de leur ressentiment ou de leur peine. Cet état de suspension des âmes est exactement le postulat de Révélation. J’ai tout d’abord été surpris par le fait que, malgré l’éloignement géographique avec l’auteure, il y ait de telles similitudes dans nos sensibilités face à la mort. En revanche, d’un point de vue visuel, l’esthétique est très différente voire diamétralement opposée de celle du Japon, comme on peut le constater avec les costumes des divinités par exemple. C’est ce qui m’a frappé : redécouvrir combien sont passionnantes ces différences et ces similitudes entre les hommes, combien l’être humain lui-même est fascinant.


Révélation. Red in Blue Trilogie comporte des thèmes qui transcendent le temps et la géographie. Quel message souhaitez-vous transmettre avec cette mise en scène ?


Se tourner vers le passé et faire face aux crimes perpétrés par son pays et son peuple, cela est douloureux pour les Japonais aussi. Mais c’est sans doute le cas pour la plupart des gens sur Terre. Que nos parents, pour parler de façon métaphorique, que nos ancêtres aient commis des actes aussi cruels, des crimes si terribles est difficile à accepter. Cependant il y a des coupables et des victimes, et justifier les actes d’un coupable ou s’en accommoder n’est pas admissible, tout comme est inacceptable le révisionnisme. Pourtant, même conscientes de la gravité de tels crimes, nombreuses sont les personnes qui gardent le silence. C’est ainsi qu’on finit par ne plus pouvoir en parler. Or, c’est justement ce silence qui fait que le chagrin et la rancœur, que j’évoquais tout à l’heure, demeurent. Les âmes de ces personnes victimes de mort violente ou disparues dans une immense peine restent à jamais en suspension.
Dans la pensée japonaise, ces âmes qui flottent sont censées rendre malheureux les vivants. Comment faire alors pour raconter un passé douloureux ? Existe-t-il une façon de le raconter sans tomber dans le piège du révisionnisme ou de la réinterprétation ?


C’est là que le texte de Léonora Miano nous révèle qu’il y a naturellement des coupables et des victimes, mais avant tout que les âmes des coupables restent également dans un état de souffrance. On ne peut donc plus se contenter de simplement condamner les crimes des bourreaux. Raconter les crimes de ses ancêtres, accuser ou condamner les coupables est considéré comme une attitude juste et courageuse. Mais c’est justement parce que Léonora n’adopte pas cette posture dans Révélation. Red in Blue Trilogie que son écriture et ses prises de positions sont sans doute encore plus courageuses.

Votre précédente mise en scène d’Antigone refusait le clivage ami/ennemi, quelle est la valeur qui vous anime pour Révélation ?


Il est nécessaire de penser le mal en tant que tel. Il ne s’agit pas pour moi de regarder le passé avec nos valeurs actuelles et de dire : « On n’y peut rien, c’est l’époque qui voulait ça. ».


Ce raisonnement fait qu’il n’y aurait plus ni coupables ni victimes. Je pense qu’il faut au contraire soutenir qu’il ne fallait pas agir de la sorte comme je le soulignais précédemment, le non-dit participe au malheur des gens. C’est pourquoi il faut réfléchir à la manière d’aborder ces sujets difficiles. Dès lors, comment raconter ces histoires tout en prenant garde à ne pas tomber dans le piège de la dénonciation simpliste ? Léonora Miano, avec sa plume et son style nous apporte une réponse pleine de courage face à ces grandes problématiques historiques auxquelles les hommes doivent se confronter. Si notre mise en scène fonctionne, je serais très heureux qu’elle permette de raconter des faits passés qui ont été tus jusqu’à présent.


La mission des hommes de théâtre, tout du moins la mienne, est aussi de réconforter ces âmes qui, présentes autour de nous, n’ont pas pu aller au paradis. Même si nous ne les voyons pas, nous cohabitons avec elles. C’est pour soulager d’une manière ou d’une autre la peine de ces voisines invisibles et errantes que je mets en scène des pièces. Comment faire pour réussir à atteindre ces âmes ?
À différents endroits du globe, il existe des rites d’apaisement des esprits. Si, à l’origine, ces rites servaient à consoler les âmes de ceux qui étaient morts sans trouver la paix, la plupart sont à présent des cérémonies visant à apporter du réconfort à ceux qui restent, aux vivants. En étudiant ces cérémonies du monde entier, nous avons découvert que la musique en était un élément essentiel. Pourquoi ? Nous les vivants, sommes peut-être bridés par certaines règles ou obligations de notre monde quand nous essayons de nous adresser aux âmes des morts. Je veux parler de cette chose boueuse, de ce bourbier, qui nous contraint de différentes façons. Nous pataugeons tout au long de notre vie dans cette boue, nous avons les jambes enlisées. On a beau essayer de sortir les pieds, on finira toujours par s’y enfoncer.
Les morts, eux, n’ont pas ce problème, ils peuvent s’en extraire. Évidemment, les comédiens eux aussi ont les jambes prises dans ce bourbier. Comment alors faire léviter le corps des vivants pour l’extirper du cloaque ? Il existe un moyen pour cela : la musique.
D’une certaine manière, elle permet de transformer les corps des hommes en quelque chose d’abstrait. C’est pour moi l’une des plus belles découvertes que l’homme ait faites. Grâce à son utilisation dans le spectacle, je souhaite sincèrement parvenir à ce que les comédiens s’adressent aux âmes des morts. — Entretien avec Satoshi Miyagi mené par Yoko Narushima et traduit par Mohamed Ghanem, le 22 mai 2018

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