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: Entretien avec Katie Mitchell

Propos recueillis par Marion Siéfert et traduits par Chris Campbell

Depuis Les Vagues, vous vous orientez vers une esthétique théâtrale proche des arts multimédias. Avec le vidéaste Leo Warner, vous avez aussi présenté, Wunschkonzert, puis Christine, d’après Mademoiselle Julie et La Tapisserie jaune. Pourquoi est-ce si important pour vous de faire intervenir le cinéma au sein de votre théâtre?


Je ne pense pas faire du cinéma au théâtre. Dans mon travail, vous regardez à la fois le film et le film en train de se faire, ce qui n’est pas du tout le cas d’un film pré-enregistré. Je fais avant tout du théâtre. Mon approche est liée à deux préoccupations : lorsque vous êtes metteur en scène, vous êtes très privilégié, car vous pouvez voir des acteurs de grande qualité jouer de très près. Mais la plupart des spectateurs ne peuvent pas voir cela. Dans un grand théâtre, il est impossible de percevoir tous les détails du jeu des acteurs. Avec le temps, cela devient très frustrant, d’autant que, plus les salles sont grandes, plus les comédiens doivent amplifier leurs gestes, qui deviennent imprécis, mécaniques et parfois grossiers. Utiliser la caméra est pour moi une façon de préserver un jeu très détaillé et proche de la vie, et d’être assurée que chacun puisse le percevoir dans la salle. Ainsi, toute la puissance discrète et magnifique du jeu des comédiens peut se déployer. Ma deuxième préoccupation s’appuie sur mon intérêt pour le cubisme. Dans les arts visuels, la façon de retracer la perception et l’expérience est très avancée et sophistiquée. Mais, généralement, dans la pratique théâtrale, on ne s’intéresse, formellement parlant, qu’au réalisme et à la narration linéaire. Je voulais trouver une forme à travers laquelle la perception se rapproche de mon expérience d’être dans le monde, en relation avec d’autres, faisant partie d’une communauté. Pour moi, une narration linéaire et parfaite est à mille lieues de mon sentiment d’être en vie. Je voulais donc trouver une forme différente afin d’organiser cette expérience. Je pense que les relations humaines et la psychologie s’expriment dans les comportements humains plutôt que dans des histoires. Pour être honnête, les histoires ne m’intéressent pas, pas plus que tout ce que l’on force dans le corset étroit du langage.


Pouvez-vous expliquer plus précisément l’influence du cubisme sur votre travail?


Pendant sa période cubiste, Picasso peignait, sur une surface plane, tous les points de vue qu’il pouvait avoir sur un même objet. C’est cette simultanéité des perspectives que je trouve passionnante dans le cubisme et que je veux développer dans mon travail. La puissance de représentation des images d’un film peut être très séduisante, mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit là d’une construction artificielle. Le cinéma n’est pas un live media, mais un art de l’enregistrement. Dans Voyage à travers la nuit, si l’intervention des caméras permet de multiplier les points de vue, tout se passe néanmoins sous nos yeux, en direct.


Dans Voyage à travers la nuit, une femme, dont le père vient de mourir, plonge dans son passé le temps d’un trajet en train, de nuit. Quels éléments vous ont fascinée dans l’ouvrage de Friederike Mayröcker?


Ce roman est traversé par un incroyable flux de conscience. Il se situe dans la tradition des oeuvres de Virginia Woolf et du surréalisme d’après-guerre. Il n’a ni narration, ni gangue formelle, mais il est porté par un souffle poétique magnifique. Dans le roman, la narratrice dit ne pas croire en la narration linéaire afin d’organiser l’expérience. J’aime cette radicalité, même si nous avons inévitablement dû injecter de la narration dans ce roman où la forme même est absente. La transposition du roman nous y obligeait : nous n’aurions vu autrement qu’une femme perdue dans ses pensées et regardant par la fenêtre.


Vous transposez donc une oeuvre romanesque sur un plateau. Quelles modifications avez-vous dû effectuer?


Tous les souvenirs se trouvent dans le film, mais nous avons dû placer quelques marqueurs temporels et narratifs. Nous avons, par exemple, décidé que le père de la narratrice venait de mourir juste avant le début de l’action, tandis que dans le roman, l’époque de sa mort n’est pas spécifiée. Cela nous permettait de trouver une motivation à ce voyage en train de nuit, de Paris à Vienne. Le fait qu’elle tente, en vain, d’écrire le discours pour l’enterrement, donne une justification narrative à l’irruption de souvenirs dérangeants et incomplets. Nous avons également ajouté la passade amoureuse avec le steward. Ainsi, le voyage devient une métaphore de sa vie entière. Dans la littérature et au théâtre, il est rare de rencontrer des oeuvres prenant pour objet d’investigation une femme d’âge mûr. Le livre est rempli de ces détails qui racontent ce que c’est que de vieillir en tant que femme. Il est évident que, vieillissant moi-même, je suis sensible à cela.


Voyage à travers la nuit forme-t-il un triptyque avec Mademoiselle Julie et La Tapisserie jaune, trois pièces qui réalisent une plongée dans la psyché de femmes évoluant dans l’univers de la petite bourgeoisie?


Peut-être. Il est vrai qu’il n’existe pas de «canon» de la littérature féminine. D’une certaine manière, la plupart des pièces ont pour héros un homme se débattant avec ses problèmes. Cependant, il est toujours délicat de parler de féminisme lorsque l’on est metteure en scène. Au commencement de ma carrière, je ne voulais pas porter mon attention sur ce genre de questions. Je pensais que les femmes devaient être regardées de la même façon que les hommes. J’ai ensuite compris que les choses étaient différentes. Avec le temps, je me suis également aperçue que les structures étaient toujours patriarcales. Pour moi, insister sur une narration féminine répond donc à un impératif féministe fort : rendre compte d’une expérience proprement féminine. Le risque évident est de me répéter. Peut-être Voyage à travers la nuit marquera-t-il la fin de ce voyage.


Votre esthétique semble reposer sur la dissection des sentiments de vos personnages principaux, afin de reconstruire une expérience sensible. Est-ce le cas pour Voyage à travers la nuit ?


Oui, d’une certaine manière, même si je ne pense pas le faire consciemment. Je crois simplement que la biologie me passionne, ainsi que la façon dont les émotions sont gravées dans le corps. Pour moi, dans la vie, les plus grands événements sont minuscules, comme un regard qui se détourne, le temps d’une fraction de seconde, face à la personne aimée. En un instant, un abîme s’ouvre, seulement à cause de ce regard fuyant qui révèle un mensonge, une trahison, la perte de l’amour. C’est ce détail, complexe à montrer sur scène, que la caméra peut saisir. Je déteste la gestuelle conventionnelle du théâtre, ces effets de voix ridicules qu’il est nécessaire de faire pour être entendu, ce corps artificiellement construit.


Avez-vous choisi de vous concentrer sur la fiction plutôt que sur le processus d’écriture, à l’image de Friederike Mayröcker?


Oui. Si vous voulez sonder et montrer ce qu’il se passe dans la tête d’une personne, vous devez rendre compte de ce qui survient simultanément à l’extérieur de cette tête, dans le monde alentour. Car nos pensées répondent manifestement, à différents degrés, aux événements extérieurs. Dans Voyage à travers la nuit, les pensées de la narratrice sont en interaction avec le monde. Nous devions donc imaginer cette interaction, afin de rendre crédible l’investigation à l’intérieur de sa psyché. Sans cela, le public n’aurait pu comprendre les motivations de cette femme. Nous avons donc élaboré une organisation narrative minimale. Comme je ne m’intéresse absolument pas au récit, j’ai du solliciter l’aide de mon dramaturge, Lyndsey Turner, ainsi que celle d’un jeune auteur dramatique, Duncan Macmillan.


Un film, contrairement à une mise en scène classique, peut user de temporalités très différentes. Dans Voyage à travers la nuit, les absents sont ramenés au présent, le mort et le vivant co-existent. Est-ce cette possibilité du cinéma qui vous intéresse?


Oui, en effet. Le théâtre ne peut jamais suivre la vitesse du cerveau, mais un film peut s’adapter au rythme de nos pensées. C’est le média le plus rapide pour saisir une haute vitesse de perception. Le théâtre est un peu plus lent. L’opéra est encore plus lent, mais c’est tellement intéressant. J’aime passer de l’opéra au théâtre, puis au film. Plus je navigue entre ces différents langages, plus je suis consciente de l’importance de la temporalité. Parfois, je touche à certaines limites : par exemple, on ne peut pas aller plus vite que notre capacité à comprendre les paroles prononcées sur scène. Mais les pensées sont plus rapides que le langage. L’esthétique filmique est fondée sur la vitesse et le changement : grâce au montage, on peut passer en un claquement de doigt d’une période à une autre par exemple.


Le roman de Friederike Mayröcker parle d’une femme qui essaye de reconstituer un souvenir oublié. Est-ce cette simplicité qui vous a aussi intéressée?


Tellement de choses ne sont pas vécues sur les champs de bataille, à travers des faits héroïques ou terribles. Tellement de choses sont simplement vécues dans des conditions ordinaires, jusqu’à ce qu’une rupture fondamentale, comme la mort d’un proche par exemple, bouleverse le processus mental. Mais ce bouleversement est extrêmement ténu. Dans Voyage à travers la nuit, la mort du père réveille un élément du passé. Et lorsque la narratrice commence à écrire le discours qu’elle prononcera à l’enterrement de son père, certains souvenirs refont surface, sans pour autant qu’elle s’en souvienne avec précision. Ils semblent comme effacés de sa mémoire. C’est seulement lorsque son mari découvre qu’elle a une passade avec le steward et frappe celui-ci qu’elle recolle les pièces du puzzle. Cet événement déterre le souvenir de son père battant sa mère lorsqu’elle était enfant. Cela m’intéresse d’observer ce qui se passe à ce moment-là sur le plan psychiatrique.


Les Anneaux de Saturne, La Tapisserie jaune, Voyage à travers la nuit : ces trois livres sont des monologues intérieurs, dont vous rendez parfaitement compte en séparant les mots et les actions sur scène. Choisissez-vous des oeuvres qui créent une distance avec la réalité?


Oui. Pour deux raisons : d’abord parce que la création multimédia a ses limites techniques que nous ne pouvons pas facilement dépasser. Il nous est difficile de filmer des scènes très compliquées et impliquant plus de trois personnes, ainsi que de changer de décor. C’est pour cette raison que nous privilégions les pensées d’un seul personnage, même si nous essayons de développer notre technique, afin de ne plus être tributaires de ces contraintes matérielles dans le choix de nos sujets. Mais c’est aussi l’isolement auquel nos pensées nous conduisent qui m’intéresse. Chacun reste seul avec son propre processus mental. Le fait que les pièces de théâtre le retranscrivent en mots et en actions pour tenter de le partager ne change rien à la chose. Si l’on pouvait écouter notre cerveau parler, on s’apercevrait que chacun d’entre nous se trouve dans une sorte d’isolement métaphysique. Car personne ne peut se mettre à ma place, ni moi à celle de quelqu’un d’autre. D’une certaine façon, ma propre conscience m’isole. C’est ce que j’aime explorer dans mon travail : cette manière particulière et isolée de percevoir le monde.


Vous avez déclaré être fascinée par le naturalisme d’August Strindberg. Pourquoi est-il si important pour vous?


Je me trompe peut-être, mais je pense que le naturalisme reste le coeur du théâtre, car sur scène, nous voyons toujours des personnes qui parlent, marchent et réalisent des gestes du quotidien. Le théâtre d’August Strindberg a, pour moi, constitué une véritable révolution en radicalisant cette approche. Dans Mademoiselle Julie, il précisait : «Christine réalise cette action, mais elle ne l’accomplit pas pour le public, mais pour elle-même, avec le temps de la vraie vie, même si cela doit être trop lent pour la scène.» Cependant, même si je trouve son théâtre intimiste passionnant, ce sont avant tout mes expériences, et non les mots d’un texte dramatique, qui me conduisent quelque part. J’aime les détails et je les estime bien plus que le langage.


Les détails nous révèlent beaucoup de choses en matière de psychologie et de processus inconscient…


Tout à fait. Je pense que la mise en scène conventionnelle les néglige, car elle recherche autre chose qui est, à mon avis, complètement vain. C’est ce manque du théâtre, cette absence que je ressens et qui m’intéresse, peut-être parce que mes intérêts sont quelque peu décalés et que la société britannique s’intéresse essentiellement au langage. Si j’avais travaillé en Russie, les choses auraient certainement été différentes. Le naturalisme pur des Russes est très proche de ma sensibilité artistique.


Le cinéma exerce une grande influence sur votre travail. Quels sont vos maîtres du septième art?


Lorsque j’étais enfant, quand nous avons reçu notre première télévision en couleur à la maison, mon père régla le poste de façon à ce que nous puissions recevoir uniquement la BBC 2. Ainsi, dès l’âge de huit ans, j’ai été nourrie par les joyaux du cinéma étranger. Je pense que mon père voulait nous éloigner de la culture américaine et nous introduire à la culture européenne. J’ai donc vu les films d’Antonioni, Fellini, etc. Plus tard, j’ai découvert ceux qui restèrent essentiels pour moi : Tarkovski, qui demeure ma plus grande influence et dont les films accompagnent toujours mon travail, Bergman et Klimov, ainsi que sa femme, Larisa Shepitko, qui a fait le film The Ascent. Tous ces films viennent des années 60 et 70. J’aime également énormément le travail de Michael Haneke, même si je le trouve très éprouvant à regarder, et de Kieslowski. Pour moi, Le Décalogue est son chef-d’oeuvre, ainsi que sa trilogie des Trois Couleurs (Blanc, Bleu, Rouge) qui réunissent poésie, narration et psychologie.


Vous naviguez entre différents langages : théâtre, film, opéra, littérature. Comment jouez-vous avec chacun d’entre eux?


Plus j’évolue entre ces langages différents, plus je deviens consciente de leur spécificité et plus je ressens la nécessité d’être précise dans mon travail. Mais je pense que l’enjeu essentiel, pour moi, est celui de la vitesse. C’est pour cela que j’aime progresser dans plusieurs domaines. Je suis également très curieuse et me plais à me situer entre différents genres. Je viens de terminer la mise en scène de La Tapisserie jaune et j’ai également été absorbée par un petit film que l’on a fait pour la Viennale, le Festival international de film de Vienne. Cela parle d’une vieille femme qui perd la mémoire. Et en ce moment, je mets en scène un opéra pour lequel je travaille une temporalité très lente. C’est très stimulant de naviguer entre ces nombreux langages aux contraintes formelles très différentes. Après presque trente ans de théâtre, je pense que le risque le plus grand est celui de se répéter. Évoluer dans diverses formes artistiques me permet de rester très alerte, de penser mes créations de manière nouvelle, de franchir des frontières à l’opéra et au théâtre.

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