: Note d’intention
Lakhdar ou la jeunesse en prison
Lakhdar est en prison, prisonnier de sa condition de jeune arabe de Tanger.
Mais il pourrait être de Dakar, de Kaboul, ou même de banlieue parisienne.
Lakhdar est prisonnier de l’histoire coloniale, prisonnier de sa peau mate, prisonnier de la
peur de l’occident.
Pourtant Lakhdar est un héros.
Nous avons travaillé un mois au Maroc, en complicité avec des structures locales, pour être
au plus près de cette jeunesse marocaine écartelée entre un Occident qui l’attire et le rejette,
et un fondamentalisme religieux qui l’appelle et que la plupart des jeunes craignent. Lakhdar
est prisonnier de sa misère.
Loin des clichés, le personnage principal du dernier roman de Mathias Énard est un érudit,
amoureux de roman policier, il écoute du jazz et cherche sans arrêt des petits boulots.
Lakhdar est prêt à tout pour s’échapper de sa condition misérable. Travailler dur, voler, fuir.
Lakhdar ou la jeunesse digne
L’enjeu fondamental de notre mise en scène est de montrer l’absurdité de notre monde qui
séquestre une jeunesse insatiable, passionnée mais délaissée et qui se meurt de chagrin.
Nous suivrons la quête de Lakhdar par un immense flash-back depuis ses flirts incestueux
avec une trop jolie cousine du bled jusqu’à la clandestinité à Barcelone. Nous le suivrons au
coeur de la révolution des Indignés espagnols en passant par ses escapades amoureuses
avec Judith, ses allers et retours maritimes dans le détroit de Gibraltar, son boulot de croquemort
chez un marchand de cercueil.
Ce voyage initiatique d’une rive à l’autre de la Méditerranée raconte magnifiquement une
jeunesse amoureuse, courageuse, révoltée.
Mais pas d’angélisme, les personnages taillés au fil des pages de Mathias Enard sont en
même temps profondément désabusés, frileux et écrasés.
Nous tentons de maintenir Lakhdar en équilibre : ne jamais faire de lui un raté et laisser au
spectateur choisir la part héroïque de ses gestes.
Lakhdar ou la jeunesse libre
En contre-point de notre mise en jeu va apparaitre : Bassam, l’ami d’enfance. Très vite cet
ami fait le choix du religieux comme porte de sortie et de dignité. Jamais la foi n’est mesurée,
soupesée. Mathias Énard ne juge pas les trajectoires des personnages qui entourent Lakhdar.
Comme dans la « vraie vie », personne n’accède réellement aux intimes convictions des
gens.
Un troisième personnage va s’incarner au film du récit : Judith, la belle espagnole. Lakhdar
l’aime comme on aime l’absolue altérité. Judith, jeune étudiante en arabe s’amourachera de
ce beau marocain sans pour autant qu’un avenir semble possible. Et si au début d’une histoire
d’amour les frontières sont des leurres pour les amoureux, Judith et Lakhdar vivront peu à
peu le désenchantement, comme si le temps dressait des frontières mentales malgré tout. La
force du récit de Lakhdar réside dans l’absence de clichés. Jeunes révoltés du Maghreb ou
indignés espagnols partagent dans ce roman les mêmes aspirations sans pour autant vivre
la même reconnaissance sociale.
La vidéo comme nouvel espace-temps du théâtre.
«On ne se souvient jamais tout à fait, jamais vraiment ; on reconstruit, avec le temps ; les souvenirs dans la mémoire et je suis si loin, à présent, de celui que j’étais à l’époque, qu’il m’est impossible de retrouver exactement la force des sensations, la violence des émotions ; aujourd’hui, il me semble que je ne résisterais pas à des coups pareils, que je me briserais en mille morceaux.»
Mathias Enard, in Rue des voleurs, p.91
Mille morceaux.
Nous utiliserons la vidéo pour préserver la logique narrative du roman qui fait du héros le
seul narrateur. Pour un lecteur, il écrit son histoire du fond de sa cellule de prison, pour le
spectateur il racontera. Exceptionnellement, nous garderons la convention du quatrième mur
pour mieux isolé le personnage principal et il racontera sa vie à son geôlier. Le gardien de
prison sera tour à tour oreille et bouche des interlocuteurs. Les images vidéo seront traitées
avec toute la complexité due aux réminiscences. Lakhdar doute de sa propre mémoire
et nous accompagnerons le spectateur dans ce jeu caléidoscopique de la mémoire. Les
souvenirs seront des films projetés sur différents supports de la cellule : murs, draps, eaux
de la douche, corps. Tels des fulgurances, ces courts films joueront avec le temps car la vie
passée de Lakhdar est un récit où s’entremêlent images précises mais contradictoires, des
visions prémonitoires et des sensations de boucles sans fin.
Reconstruction.
Je crois que Lakhdar raconte pour être certain de ne pas s’être trompé, ne plus douter de
la nécessité de ce geste inhumain qui consiste à tuer un ami. Plus Lakhdar raconte plus les
images évoque une autre réalité. Aucune n’est juste, aucune n’est fausse. Les vidéo vont
mettre en tension l’espace de jeu, mettre à vue le hors-champs de la narration, hors-champs
géographique, hors-champs fantasmatique, hors-champs narratif.
Le regard du spectateur sera tantôt happé par une narration visuelle qui viendra parfois
contredire ou compléter la narration directe du jeune Lakhdar.
Violence.
Les écrans (murs, draps, corps) porteront cette violence injouable au théâtre, ce démembrement
du corps et de l’esprit dans certain moment de la vie. Ici, les vies rêvées et les vies vécues
s’affrontent comme lors de nos nuits somnambuliques.
L’adolescence de Lakhdar va pouvoir prendre une place importante grâce aux flash-back mis
en oeuvre par la vidéo. Ce passé imaginaire propre à chacun d’entre nous va nous permettre
de mettre le personnage face à ses propres contradictions, omissions, oublis. Image sans
paroles, paroles sans images, le passé deviendra un gouffre sans fond pour accentuer l’effet
de perte de repère de tout homme incarcéré.
Le héros ne déambule plus dans l’espace, il ne peut voyager que dans le passé, passé qui le
hante comme un temps fait de boucles toujours semblables mais toujours différentes.
Bruno Thircuir
mai 2014
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