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Qui a tué mon père

+ d'infos sur le texte de Edouard Louis
mise en scène Stanislas Nordey

: 1/2 - Écrire ce qu’on s’interdit d’ordinaire

Edouard Louis entretien avec Fanny Mentré

Le rapport au théâtre était présent dans En finir avec Eddy Bellegueule : c’est ce qui t’a permis d’aller au lycée d’Amiens. Le nom que tu as choisi – Louis – vient d’un personnage de Jean-Luc Lagarce. Peux-tu parler de cette relation au théâtre ?


Le théâtre a été pour moi le premier instrument de la fuite et de la transformation. Dans En finir avec Eddy Bellegueule, j’ai parlé de mon enfance, celle d’un enfant gay, queer né dans un village et destiné à « finir à l’usine ». Du fait de mon homosexualité, il m’était impossible de construire un rapport heureux à mon environnement.
À l’école, on me traitait de « sale pédé », je n’avais pas d’amis. Et quand je rentrais chez moi, j’entendais : « Pourquoi tu es comme ça ? Tu nous fais honte. » Je cherchais désespérément un moyen d’être aimé, un moyen par lequel je pourrais m’entendre dire « on accepte ton existence ».


Dans En finir avec Eddy Bellegueule, il y avait des propos virulents sur ton père et ton milieu familial. Dans Qui a tué mon père, le regard semble se déplacer : il y a des souvenirs heureux, ce qui était peu présent précédemment. Comment ce chemin s’est-il opéré ?


Qui a tué mon père est l’histoire d’un retour. Quand il a ouvert la porte, j’ai eu un choc. Mon père est jeune – une cinquantaine d’années – mais il n’a plus de souffle. Il n’a pas de « grande maladie » – cancer ou leucémie –, mais est-ce normal d’être dans cet état à la cinquantaine ?
Plutôt que dire que la domination s’exerce sur des gens qui sont écrasés par elle, dire que cette domination est tellement forte, s’abat avec une telle puissance, qu’elle pousse les gens à la continuer, la prolonger. Prenons l’exemple du roman Beloved de Tony Morrison, qui nous invite à repenser la violence, le pouvoir et la domination. C’est l’histoire de Seth, esclave noire qui vit dans une plantation de coton et qui décide de s’enfuir pour sauver ses enfants. Alors que les propriétaires de la plantation les retrouvent, elle égorge son bébé, sa fille. C’est Seth qui est condamnée pour ce geste, mais on comprend bien que c’est la violence esclavagiste qui s’est prolongée à travers son corps. Le fait qu’elle puisse trancher la gorge de son enfant, y penser sur l’instant comme la seule issue pour sauver sa fi lle, naît de la violence que le pouvoir esclavagiste a inscrite en elle – et qu’elle reconduit malgré elle.
C’est ce déplacement qui s’est opéré entre En finir avec Eddy Bellegueule et Qui a tué mon père : partir de la violence exercée par mon père contre sa femme, contre moi, contre les étrangers avec le vote Front national, pour en chercher la source. Je m’intéresse à la violence comme un flux, qui traverse les corps.


Peut-on dire que Qui a tué mon père est l’histoire d’un homme mais aussi l’histoire d’un fils devenu adulte, qui porte un regard politique sur la vie de ce père ?


J’ai voulu raconter l’histoire d’un homme – mon père – de mes premiers souvenirs d’enfance avec lui jusqu’à sa mort sociale.


J’ai écrit sa biographie par le prisme de notre relation, parce que c’est ce qui me paraît le plus honnête : raconter sa vie à travers la manière dont je l’ai connu, mes souvenirs de lui, de nos silences, ses insultes aussi, notre séparation... et aujourd’hui.


Je m’étonnais que la politique disparaisse presque toujours des biographies. Beaucoup de livres retracent la vie de gens et on ne voit jamais l’intervention de la politique dans le processus de transformation de la vie d’une personne et dans sa mort, qu’elle soit sociale ou physique. Je pense que c’est dû au fait que presque tous les écrivains sont des gens qui viennent de milieux privilégiés, de la bourgeoisie.La bourgeoisie, les privilégiés, sont protégés par leurs capitaux : la possession de l’argent et des biens – ce que Bourdieu appelle le capital économique – et la possession de diplômes – le capital scolaire et culturel.
Aujourd’hui, j’habite à Paris, j’ai fait des études, j’écris des livres : un gouvernement peut me répugner, me dégoûter, mais il n’aura jamais sur moi l’effet qu’il peut avoir sur mon père ou ma mère.
Je pense que c’est pour ça qu’on parle aussi peu de la politique dans une biographie : la plupart des gens qui écrivent vivent hors de ces répercussions.


Et la plupart des gens des milieux populaires ne l’analysent pas ou même n’en parlent pas. Par exemple, ce que tu dis de manière très concrète, est-ce que ton père le formulerait ?


Non, et c’est ce qui est dramatique. Si aujourd’hui tu avais interviewé mon père et non pas moi, lui t’aurait dit : « Je vais bien. » Parce qu’il vit dans une telle situation de violence permanente que pour lui, c’est normal. Pour lui, c’est la vie, ça ne s’appelle pas la violence puisque tout le monde autour de lui a toujours vécu comme ça.
Comme une partie de la bourgeoisie s’accommode parfaitement de la situation dans laquelle notre monde est, ces gens vont dire : « Oui, ça va » ; il ne peut pas marcher plus de dix mètres sans être essoufflé « mais bon, il a l’air heureux quand même et il a une belle télé. »Dire la vérité du monde social, c’est toujours s’attaquer au monde social parce que les classes dominantes construisent des instruments de déni. On produit tous les jours des manières de ne pas voir la violence, ne pas voir la souffrance. C’est pour cela que Qui a tué mon père a cette forme très directe, où je dis les noms des gens qui ont détruit sa santé.


« Quel serait le type de littérature qui pourrait permettre de forcer les gens à voir la réalité ? » La littérature est souvent un outil qui permet aux gens de détourner la tête – un peu comme quand on voit un SDF dans la rue : on regarde ailleurs.


Extraits de l’entretien avec Édouard Louis réalisé pour le Théâtre National de Strasbourg par Fanny Mentré le 19 mars 2018.


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