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¿Qué haré yo con esta espada? (Que ferai-je, moi, de cette épée ?)

mise en scène Angélica Liddell

: Entretien avec Angelica Liddell

Propos recueillis par Jean-François Perrier / Festival d'Avignon

Après une première trilogie, Le Cycle de la résurrection, vous en préparez une seconde, La Trilogie de l’in ni II, dont le second épisode, ¿ Qué haré yo con esta espada ?, sera présenté au Festival.
Est-ce pour vous une nouvelle façon de travailler?


Angélica Liddell : Ce n’est pas une volonté systématique et dé nitive. En ce moment, la forme « trilogie » me semble la meilleure pour exprimer l’état de ma pensée, de ma ré exion et elle est adaptée à mon projet artistique. Je la considère comme une forme médiévale, comme un retable ancien, elle me permet d’exprimer trois états d’un même concept. Malheureusement, pour des questions nancières, je ne peux jamais jouer les trois parties ensemble. Bien que l’argent ne soit pas un obstacle, je produis mes œuvres avec ce que les grands directeurs européens gaspillent en préservatifs après les cocktails...


En 2013 dans Tout le ciel au-dessus de la terre, le syndrome de Wendy était un questionnement lié au massacre d’Utoya provoqué par le norvégien Anders Breivik. Aujourd’hui, vous vous intéressez aux attentats de Paris de novembre 2015 et au japonais Issey Sagawa qui a dévoré sa camarade étudiante. Votre théâtre se nourrit-il de ces événements?


Ces événements font ressurgir en moi des préoccupations que j’ai depuis longtemps et j’ai bien sûr une réaction immédiate, comme tout un chacun, devant ces événements. S’il s’agit de questionnements parfois enfouis profondément, je n’ai pas la volonté de réagir systématiquement à tout et, comme artiste, je veux dépasser cette réaction immédiate. En ce qui concerne les attentats de novembre, la question de la lutte entre le mythe et la raison est présente. Cela m’interroge aussi sur les rapports entre la loi de l’état et la loi de la poésie.
En réalité, je crois que je trouve dans certains événements une réponse à une question très ancienne : la culture ne peut- elle être mythique que s’il y a violence ? Je parle de la nécessité de transformer la violence réelle en violence poétique. Ce serait le seul moyen pour entrer en contact avec nos instincts et nos sens d’être humain, c’est-à-dire avec ce qu’il y a de plus primitif en nous. Aujourd’hui, il me semble que quelque chose de mythique, de tragique de la condition humaine s’est perdu. On refuse le ridicule des grands sentiments et j’essaie comme Hypérion de lutter pour retrouver tout cela.
C’est une guerre pour la nostalgie de la beauté. Pour le dire plus nettement : je travaille avec tout ce que je reçois du monde extérieur. Je m’identi e aux êtres dérangeants : assassins, cannibales, psychopathes... Ce sont mes frères. Je les connais bien. Évidemment, je réprime mes instincts criminels grâce à la poésie.
J’étais à Paris le 13 novembre, puisque je travaillais au Théâtre de l’Odéon. Cela a été un moment terrible d’obscurité pour ma pensée. La violence poétique que je tentais de mettre en scène sur le plateau du théâtre est devenue une violence réelle devant mes yeux. J’étais en état de choc car je pouvais imaginer que j’aurais pu être à l’origine de cette horreur.


Votre spectacle et vos inspirations font penser à deux artistes: le philosophe Vladimir Jankélévitch qui a théorisé la notion «d’amour anthropophage», cet amour absolu qui consiste à dévorer, psychologiquement, l’autre par amour, et l’auteur dramatique Bernard-Marie Koltès qui aimait le théâtre parce que ce n’était pas la vie.


Je partage tout à fait la première idée, celle d’un amour qui dévore. Monsieur Sagawa a transformé en acte ce qui en général est sublimé par la parole. Il a vraiment « dévoré » sa camarade. Moi je ne fais qu’un chant poétique.
En travaillant sur ce fait divers, je suis face à la contradiction entre la parole et l’action. C’est une contradiction angoissante que je partage avec l’écrivain japonais Mishima qui l’a résolue en se suicidant. J’ai le besoin, la nécessité, de devenir une cannibale sur scène. La dichotomie entre théâtre et vie est un peu compliquée pour moi. Ce qui me rend folle est ce mouvement perpétuel qui me fait entrer puis sortir du théâtre, qui me fait aller de la vie au théâtre...
Comme je travaille sans aucune distance entre la vie et le théâtre, je me demande toujours ce que je fais sur le plateau. À travers le théâtre, je peux survivre. Sur le plateau, je peux exorciser mes démons. Mais souvent, alors qu’il m’est indispensable, je déteste le théâtre parce que j’ai besoin de la vie, de la vraie vie.



Pour ¿Qué haré yo con esta espada?, vous avez des compagnons de route : Hölderlin, Cioran, Nietzsche, Carlo Gesualdo. Comment travaillez-vous avec eux?


Ce ne sont pas des compagnons temporaires. Ce sont les compagnons de ma vie. J’ai une relation d’amour avec ces écrivains, ces peintres qui ont écrit ou peint ce que j’aurais aimé écrire ou peindre. Par moments, j’aime à penser que c’est moi qui ai écrit Hypérion et je suis jalouse de son véritable auteur. Ils peuvent être présents par leurs textes que je peux dire sur scène ou par leurs tableaux que j’inscris dans ma scénographie. Mais ils sont surtout présents en moi quand je joue sur le plateau. Ils m’habitent, ils sont devenus au l des lectures une part de moi-même.
Chez Hölderlin, c’est la nostalgie de la beauté. C’est cette idée d’une nécessité de la violence, de la guerre, de l’acte brutal et violent pour tenter d’imposer la beauté à l’État. L’acte terroriste du poète, c’est d’écrire. Et il doit écrire un chant d’amour pour les assassins, pour que nous puissions les aimer.
La culture a besoin de ce chant d’amour pour l’assassin. La Bible aussi m’accompagne toujours même si je regrette de ne plus être croyante. J’y aime la colère de Dieu dans l’Ancien Testament et le sentiment de piété du Nouveau.
Ce qui est important n’est pas de savoir si Dieu existe ou non mais l’idée de sa nécessité. Je pourrais aussi évoquer Georges Bataille par exemple pour la France et beaucoup d’écrivains nord-américains, car je suis une passionnée de cette littérature américaine : Faulkner, Melville, Hawthorne, Dickinson, Flannery O’Conor... Ils ont une vision apocalyptique qui me fascine car ils n’ont pas tué Dieu. Ils expriment mieux que beaucoup le con it de l’homme avec lui-même. Ils ne sont pas dans ce rationalisme qui affaiblit toujours la poésie. C’est pour cette raison que j’aime Cioran qui lutte contre le rationalisme.


La peinture tient une grande place scénographique dans vos spectacles, comme un espace de beauté où peut se développer la violence.


La peinture fait partie de mon univers depuis toujours. Je ne peux pas m’en passer dans mes spectacles. Je réalise moi-même toutes les scénographies. Parfois j’associe plus particulièrement un peintre ou un groupe de peintres à un spectacle.
Par exemple, les peintres du Trecento italien pour You are my destiny. Mais je ne fais pas de tableaux vivants esthétiques sur le plateau, il n’y a pas de reproduction de tableaux sur le plateau. Je permets que la peinture abrite un ébranlement esthétique ; non seulement de manière formelle mais aussi spirituelle.


Comment construisez-vous vos spectacles? Laissez-vous des espaces de liberté, d’improvisation?


Quand je suis seule sur scène, je me laisse toutes les libertés pour que l’exorcisme puisse exister. Je laisse ouverte une partie de moi. Mais quand je travaille avec d’autres acteurs, tout est construit avant les répétitions.
Je déteste les acteurs qui improvisent. Mes partenaires n’ont droit à aucune improvisation. Absolument aucune. Je les préviens au début des répétitions en leur disant que je suis un démon sur scène et que ce démon va jouer avec eux selon des règles du jeu qui les transformeront en quasi-marionnettes... (rires).
Pour ma part, il m’arrive d’improviser, je m’en donne le droit. Dans mes spectacles, je vais jusqu’au bout de mes limites mentales et physiques mais dans une composition exigeante, calculée, structurée à l’extrême. Les premières répétitions peuvent être chaotiques mais assez vite l’ossature apparaît, se construit minutieusement et devient intouchable.


Vous avez déclaré que les mots ne peuvent jamais être à la hauteur de la souffrance humaine... Est-ce encore vrai pour vous aujourd’hui?


J’ai toujours un sentiment de frustration quand j’écris mes textes. Je vis avec cette haine de la parole qui n’arrive pas à dire toute la violence de la souffrance, mais à la fois je ne suis pas capable de faire une pièce sans ces mots.


Propos recueillis par Jean-François Perrier
Traduits de l'espagnol par María Serna

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