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Quai ouest

mise en scène Ludovic Lagarde

: Entretien avec Ludovic Lagarde

Propos recueillis par Joëlle Gayot

Est-ce que la mise en scène de cette pièce de Koltès a démarré par un choix de distribution pensé au préalable ?


Plus j’avance dans la compréhension du travail de l’auteur, plus je pense centrale cette question des acteur·rices. Comme pour ma mise en scène précédente, La Collection de Pinter, qui réunissait Mathieu Amalric, Valérie Dashwood, Micha Lescot et Laurent Poitrenaux, il faut ici aussi de grand·es comédien·nes pour porter le texte. Il y a un équilibre à trouver entre l’écriture et l’incarnation. C’est le paradoxe de l’interprète qui doit investir sa subjectivité et son émotion tout en respectant le style de l’écriture. Cet équilibre est si fragile que le rôle de l’acteur·rice n’en est que plus prépondérant.


En quoi cette écriture qui a 40 ans et fait figure aujourd’hui de répertoire est-elle toujours jeune ?


J’ai été frappé, en lisant Correspondance de Koltès, une série de lettres qui suivent chronologiquement son parcours, par le fait que, lorsqu’il écrit Quai Ouest, il vit un moment de bascule radicale. Patrice Chéreau vient de monter Combat de nègre et de chiens. Koltès, pour la première fois, touche des aides du Centre National du Livre. Il est créé dans le système subventionné. Nous sommes en 1980, sa vie change du tout au tout. Lui qui, quelques mois auparavant, dormait encore à droite à gauche, était fauché, inconnu et illégitime, devient en l’espace d’un spectacle l’auteur en vue. Le temps de l’écriture de Quai Ouest se situe dans cet interstice. Il est encore fiévreux. Vierge de tout succès. C’est cela qu’on retrouve dans ses phrases. Cette jeunesse. Cette vulnérabilité. La fraîcheur d’un geste qui s’invente. Il cherche quelque chose qu’il n’arrive pas à nommer. Mais il comprend que tout va changer. Le théâtre l’appelle et va le solliciter tout entier. Cet état-là de Koltès m’aide à être dans l’urgence de son écriture.


Qu’est-ce que ce no man’s land où séjournent les personnages, à commencer par Maurice Koch, financier américain qui vient là pour se suicider ?


C’est un hangar qui se trouve au bord de l’Hudson, à New-York. Au début des années 1980, Koltès se rend aux États-Unis. Il se fait conduire dans cet espace qui est, alors, l’endroit de la nuit new-yorkaise pour la communauté gay. J’ai vu des photos de l’époque. C’était un lieu délabré, abandonné, troué, gigantesque, au bord de l’eau où les homosexuels venaient, en journée, se baigner, avant d’en faire, la nuit venue, une zone de drague un peu scabreuse, un peu dangereuse. Koltès était fasciné. Il se cachait lorsqu’il était sur place. Il avait peur. En 1980, New York était une ville d’une violence telle qu’elle inspirait de la terreur. On savait qu’il fallait éviter certains quartiers.


Ce hangar incroyable est un personnage en soi. Il évoque ces lieux utopiques où les amours « clandestines» ou «interdites» peuvent se vivre au grand jour. Un peu comme Pasolini lorsqu’il partait rencontrer des hommes sur la plage d’Ostie, en Italie. Ce hangar appartient à la mythologie des lieux éphémères où s’inventaient des relations en dehors des règles, de la morale, de la société. Un espace érotique où Koch vient pour se tuer. Koch est l’incarnation d’un certain capitalisme qui va mourir ici, dans le noir, sur le quai, au bord de l’eau. Le fleuve signifie aussi la frontière avec l’au-delà. Est-ce que c’est l’enfer ou les limbes ? C’est un peu des 2 mais pas que. Si ce n’était qu’une métaphore, nous ne serions que dans le fantomatique et la tragédie. Or, dans ce hangar comme sur la plage où flânait Pasolini, le plaisir est aussi au rendez-vous. C’est un lieu de vie quotidienne, de sensualité et de drague. La subversion peut-être joyeuse. La créativité s’y déploie.


Ce qui est remarquable dans le texte de Koltès, c’est que chaque fois qu’un personnage y pénètre, l’histoire devient sa propre histoire, ce qui fait que le lieu semble s’ajuster au personnage. Koch qui veut se tuer le traverse comme un seuil de souffrance et de mort. Il croise Charles et nous basculons dans l’histoire de Charles, qui se trouve à la fois dans un espace familial, une prison mentale et son pré-carré où il deale, discute, marchande. Pour Claire, c’est un espace de jeu enfantin qui va devenir morbide. Pour Rodolphe, l’endroit de la vengeance. Pour Abad, c’est d’abord un havre, puis un cauchemar.


Que voulez-vous dire lorsque vous parlez de la mort du capitalisme ?


Mon intuition est que, à travers la volonté de suicide de Maurice Koch, c’est l’ancien monde qui vient se tuer. Koch est un administrateur de biens, il représente une bourgeoisie presque provinciale qui fait partie du capitalisme à la papa, de l’entreprenariat à l’ancienne. Nous étions, en 1980, dans ce monde-là. Un tournant fondamental s’amorce. Les sociétés occidentales quittent les utopies des années 1960, les trente glorieuses, les désirs de révolution. Soudain, surgit le capitalisme financier. On donne des actions aux PDG. Elles et ils ont des portefeuilles, sont relié·es à la bourse. La société change du tout au tout. Ce n’est pas un hasard si avec Koch, un monde se clôt. Pas un hasard si on démarre par son suicide pour finir le spectacle sur l’avènement de Fak, un homme sans foi ni loi, qui n’a pas d’histoire, pas de culpabilité, qui n’est que dans le négoce et le pouvoir. Et qui emporte le morceau. Même si Koltès n’écrivait pas de pièces à thèse et ne délivrait pas de messages idéologiques, il y avait chez lui une conscience politique très forte. Il est politiquement radical et clairvoyant. Comment abordez-vous le rythme et la temporalité de la pièce ? Ça se passe environ en 2 jours, 2 nuits. Il y a une durée. La lumière est écrite par Koltès. On retrouve des annotations à la Beckett : nuit, pénombre. Il consigne les moments où se couche et se lève le soleil. Il parle de l’aube. La lumière scande la durée, parfois dans un rythme naturel, parfois pas. On voit des accélérations, un rapport distordu au temps, avec des ellipses. Et des moments où le lieu existe par lui-même, comme s’il était là de toute éternité et générait lui-même les actions, les relations qui s’y trament. L’histoire qui se déroule devant nous a sans doute déjà existé et elle pourrait se reproduire. La dimension onirique de la pièce échappe à toute temporalité régulière. On vit ce qui se passe comme un rêve ou un cauchemar éveillé. Comment jongler entre vérité et onirisme ? C’est l’un des grands enjeux de la mise en scène.


  • Propos recueillis par Joëlle Gayot, avril 2021
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