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Pylade

mise en scène Lazare Gousseau

: Entretien avec Lazare Gousseau

Propos recueillis par Cédric Juliens le 31 mai 2012

Cédric Juliens : Quel a été l’élément déclencheur qui t’as motivé à monter Pylade ?


Lazare Gousseau : Je ne sais pas s‘il y en a un. Au Conservatoire de Liège, on avait monté Calderon de Pasolini. Je connaissais son cinéma. Puis en 2005, à la suite d’un stage au CIFAS sur le « Théâtre de Parole » où j’ai découvert Pylade, j’ai eu envie de creuser ce texte. J’ai mis 5 ans à faire aboutir ce projet dont deux ans d’ateliers, avec des personnes chaque fois différentes – le groupe a toujours été mouvant. On travaillait le texte, on cherchait comment prendre en charge cette langue particulière. Bon, à mon échelle, je crois que j’aime bien les entreprises un peu épiques et impossibles. Cet aspect-là du projet fait certainement partie de mes motivations les plus profondes. En plus d’un amour immodéré pour Pasolini.


C. J. : À propos de langue, tu écris que notre société est plongée dans une « aphasie organisée », bien que nous vivions au milieu d’une prolifération de paroles diverses.


L. G. : Les médias capitalistes nous abreuvent de discours vides et crétins et nous ne savons plus comment parler au milieu de toute cette bêtise. Peut-être que dans l’intimité, on sait encore se parler, j’espère, mais dans le cadre d’une parole publique, politique, l’auto-censure finit par devenir la voie la plus praticable. Et nous la pratiquons tous. Alors qu’on sait quand même à peu près ce qui peut faire que les choses aillent mieux. Pasolini lui était en lutte radicale avec cette situation, faite de consumérisme et d’anesthésie des consciences. Il parle de la nécessité de changer l’éducation des enfants et d’éteindre la télé. Comme Pylade est une sorte de grand poème politique, civique, indirectement, c’est ce que Pasolini met aussi en question ici « avec les armes de la poésie ». Il passe par le détour du mythe pour interroger notre rapport à la communauté. De mon côté, je ne construis pas un spectacle à message ou « en opposition à », ce qui crée toujours un peu d’agression : il y a les gentils - nous - et les méchants - eux. Je voudrais plutôt qu’on essaie d’ouvrir nos âmes, nos esprits, d’être à l’écoute. Comment arrive-t-on à se parler sans être d’accord et sans pourtant « empoigner une barre de fer », comme dirait Pasolini ? C’est ce travail de parole et d’écoute-là qui est le combat. Pour rappel, la pièce commence après qu’Oreste a été acquitté du meurtre de sa mère et de son beau-père par le premier tribunal humain institué par Athéna, la déesse de la Raison. Les dieux ne règlent donc plus le monde : les hommes ont à prendre eux-mêmes leur destin en main. Pasolini transpose cette trame à la démocratie parlementaire européenne néo-capitaliste. Chez nous, on croit encore trop naïvement à la démocratie, à une sorte de « pensée magique » de la démocratie qui arrange bien ceux qui la perpétuent, une croyance abstraite, comme si « le pouvoir au peuple ! » ça allait tout changer. Les choses ne changent pas comme ça. Oreste se trompe : il ne suffit pas d’avoir de bonnes intentions. Il ne s’agit pas de faire table rase de l’Ancien régime, cela ne revient qu’à reconduire l’injustice sous une forme nouvelle.


C. J. : Ce fond politique va-t-il jusqu’à modifier le rapport de l’acteur au public ?


L. G. : La scénographie de Didier Payen (primée « meilleure scénographie » en 2010 - NDLR) fonctionne avant tout comme un agencement de l’espace public. Elle n’est pas « spectaculaire ». Elle est avant tout un lieu, éclaté, qui déplace le rapport frontal désaxe les points de vue. Ça ça m’intéresse beaucoup, sortir de la domination induite par le dispositif frontal. partager l’espace sans le hiérarchiser. Pylade parle de la « communauté » et de la façon dont le pouvoir et la domination se reproduisent. Ici, acteurs et spectateurs sont sur le même plan. Il n’y a pas un point de vue unique, surplombant, mais autant qu’il y a de spectateurs - et d’acteurs. C’est une tentative d’incarner le fait qu’au fond personne ne peut ni ne doit imposer aucun discours à personne. Il n’y a pas de point de vue « par au-dessus » qui te dirait « la vérité est comme cela ». Parce que personne n’a raison tout seul ou contre les autres. La raison ne suffit pas (pour paraphraser James Bond et Pasolini). Qui plus est, dans la pièce, le sens est très ouvert, il y a beaucoup de portes d’entrées. La réalité est contradictoire - même si ces contradictions constituent une unité, au bout du compte. Et ça la pièce en rend compte.


C. J. : Cela veut-il dire aussi que tu refuses de conduire le sens dans une direction précise?


L. G. : Non non, pas du tout – et si c’est le cas, j’ai raté mon coup. Je ne veux pas fermer le sens mais j’ai quelques convictions : rester ouvert ça ne signifie pas qu’on n’a rien à dire, mais qu’on essaie de créer le dispositif qui permet à la fois de dire ce qu’on veut et de recevoir l’autre, celui qui n’est pas soi. D’ailleurs, avec le temps, mon point de vue sur la chose à dire avec Pylade s’est affermi. Tout en me rappelant qu’il n’y a pas de vérité unilatérale.


C. J. : L’équipe est très nombreuse : plus d’une vingtaine de personnes - dont 13 acteurs. Comment as-tu apporté une cohérence à cette pluralité ?


L. G. : Je ne sais pas vraiment, ça se fait en partie tout seul, par la mise en commun dans le travail. Comme je joue dans le spectacle, il y a des moments où je ne perçois pas du tout l’ensemble, je suis à l’intérieur avec mes sensations propres, comme chacun des acteurs et des spectateurs. Ça demande un effort particulier à chacun des membres de l’équipe.
Et puis la pièce est suffisamment ambigüe et riche pour permettre à chacun de s’investir, tout en ne m’empêchant pas de faire une proposition claire. Encore une fois, j’essaie que tout repose sur une forme d’ouverture, d’exposition au regard de l’autre. Nous disons le texte de Pasolini au milieu des regards. Nous assumons le fait d’être là, parmi. Les gens finissent par ressentir cette qualité de présence. S’il y avait une méthode, ce serait une manière de se présenter - et de laisser les choses se faire.


C. J. : Cet automne, vous allez reprendre le spectacle après deux ans d’interruption, qu’est-ce qui aura changé ?


L. G. : On creusera des directions inabouties en 2010. Une partie de l’équipe a changé, deux ou trois comédiens sont nouveaux venus. J’ai proposé aussi des permutations dans la distribution. Sur 13 acteurs, 8 comédiens changent de rôle. Ce qui nous permet de ré-investir l’envie, de ne pas trop se scléroser, d’aller plus loin. Je me dis que c’est cohérent avec l’idée qu’il n’y a pas de point de vue surplombant parce que chacun traverse les responsabilités des différentes paroles. Les costumes vont changer, aussi. Il y a une approche plus poussée de la lumière. Après ces 7 années de travail, maintenant, nous pouvons presque considérer Pylade comme une pièce de notre répertoire. Qu’on peut reprendre et reprendre et faire évoluer avec nous autant qu’elle nous fait évoluer. Cela dit, c’est matériellement et financièrement très lourd à reprendre, car il y a beaucoup de monde et que ce n’est pas très à la mode par les temps qui courent. C’est pour ça que si on s’y colle, c’est pour aller ailleurs que la fois précédente. En tous cas, il n’y a rien que je ne sois prêt à sacrifier. Sauf la langue, toujours à ré-investir.

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