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Projet Luciole

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mise en scène Nicolas Truong

: Entretien avec Nicolas Truong

Propos recueillis par Jean-François Perrier

L’an passé, vous présentiez au Festival d’Avignon un Sujets à Vif également intitulé Projet Luciole. Peut-on considérer que ce travail était, en quelque sorte, une maquette du spectacle que vous mettez en scène cette année ?


Nicolas Truong : Tout à fait. J’avais déjà l’idée d’un travail plus vaste et le modèle réduit de l’an dernier était une version expérimentale de Projet Luciole. Cette année, il s’agira, à nouveau, d’une traversée de la pensée critique contemporaine. La trame sera la même que celle du Sujets à vif, avec un point de départ identique : le fameux texte que Pier Paolo Pasolini a écrit en 1975 et qui donne à notre spectacle son titre. Dans cet article, tout à la fois politique et polémique, publié par le Corriere della Sera, Pasolini prend acte de la disparition des lucioles pour cause de pollution. Pour lui, ce phénomène est bien évidemment une métaphore de notre humanité, rongée par une pollution des esprits dûe au triomphe de la télévision et de la Réaction, plus généralement à ce que Michel Leiris a appelé la merdonité de la modernité. À partir de cette réflexion très pessimiste, nous sommes partis à la recherche des lucioles pour trouver où elles se nichent aujourd’hui, les rallumer et les rendre plus brillantes. Car nous défendons l’idée qu’elles ont survécues, comme l’explique l’historien d’art Georges Didi-Huberman, auteur de Survivances des lucioles. Il suffit, pour cela, de savoir regarder. Et le théâtre est l’art idéal pour donner à voir ces survivances. L’étape réalisée en 2012 dans le cadre des Sujets à vif nous a été très profitable : elle nous a permis de nous rendre compte que, même en trente-cinq minutes et en plein jour, on pouvait faire advenir, sur scène, des moments de pensée philosophique !


En concevant et animant depuis dix ans le cycle de rencontres du Théâtre des idées au Festival d’Avignon, vous avez fait entendre la parole des philosophes, des chercheurs et des intellectuels. Pourquoi avoir ressenti la nécessité d’un passage au plateau ?


À force de faire vivre la vie des idées et à force d’observer, en parallèle, les metteurs en scène travailler, j’ai compris qu’on pouvait donner une forme théâtrale aux pensées critiques contemporaines, que le théâtre pouvait faire advenir des émotions de pensée à partir de textes philosophiques, mêmes ardus. Théâtre et philosophie ont une histoire commune et rivale, comme Alain Badiou l’a bien montré lors d’un dialogue du Théâtre des idées que j’ai conçu et animé en 2012 : Éloge du théâtre. Car il y a une dramaturgie de la pensée, une théâtralité de la philosophie. J’avais déjà vu des spectacles de théâtre dit « philosophique ». Ils consistent souvent à sélectionner des textes dialogués qui peuvent se prêter au plateau, comme par exemple les dialogues de Platon, ou bien des oeuvres dissertatives adaptées pour l’occasion. Il y avait aussi les brillantes lectures ou récitations de fragments de Nietzsche ou de Pascal, conçues comme des one man shows. Mais devant toutes ces tentatives, je restais toujours un peu frustré. Il me manquait l’ellipse et le non-dit, la friction et la contradiction. Après réflexion, j’ai pensé qu’il y avait une singulière aventure à mener pour donner corps à la pensée, notamment par le moyen du collage et du montage de textes philosophiques. Il y a là, selon moi, une possibilité de provoquer la confrontation et le dialogue entre tous les penseurs, qui se sont d’ailleurs souvent construits par opposition les uns aux autres.


Comment avez-vous choisi vos auteurs, vos penseurs ?


Je suis parti d’un constat. Aujourd’hui, il y a deux tendances dans le regard que l’on porte sur la philosophie contemporaine : soit on la minore, pour ne pas dire qu’on l’ignore, soit on la sacralise en statufiant certains philosophes « stars ». Parmi ces « statufiés », on pourrait citer Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida ou encore Guy Debord. On oublie alors les débats qui surgissaient lors de la publication de leurs oeuvres, les oppositions, parfois violentes, entre eux. Les divergences fécondent avec d’autres, comme Jürgen Habermas, Cornélius Castoriadis, Annie Le Brun ou Claude Lefort. Nous avons donc choisi nos auteurs en fonction de leur pertinence et de leur irrévérence, de leur style et de leur tessiture, mais sans pour autant avoir l’envie de les incarner. Ce sont véritablement les idées auxquelles nous voulons donner corps. On peut ainsi percevoir comment la pensée se développe seule ou en réponse à une autre pensée critique.


Vous employez délibérément le pronom « nous » : vos comédiens ont-ils joué un rôle dans ce travail de mise en relation des textes ?


Judith Henry et Nicolas Bouchaud, les deux comédiens du Projet Luciole, sont « collaborateurs artistiques » du spectacle, c’est-à-dire qu’ils participent également à son élaboration. Avec eux, j’ai pu tester des textes et des figures, voir si certaines oeuvres « sonnaient ». Garder celles qui passaient sans problème le cap de l’oralité, laisser tomber celles qui s’aplatissaient par la mise en voix. À partir d’un corpus de textes destiné à raconter cette histoire de lucioles, qui elle-même raconte toute l’histoire de la pensée critique contemporaine, nous avons retenu ensemble les extraits qui pouvaient ricocher, rebondir, inquiéter, amuser. Judith Henry et Nicolas Bouchaud sont à la fois des grands lecteurs de philosophie et des acteurs qui ont travaillé des textes non-théâtraux sur scène. Ce qui leur permet de passer d’un philosophe à un autre, sans se poser la question psychologique de l’incarnation. Et d’envoyer un extrait de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel ou du Spectateur émancipé de Jacques Rancière comme s’ils commandaient un café au comptoir !


Peut-on parler de « conversations » au sujet du travail que vous entreprenez ensemble ?


Il y a quelque chose de cet ordre, mais ce ne sont pas des conversations dites de « salon ». Il y a de l’engagement, de la force, des frottements. Au terme de notre spectacle, le spectateur doit avoir le sentiment qu’une histoire s’est composée sous ses yeux : celle de la pensée critique contemporaine. D’ailleurs, ce sont des conversations reconstituées par nous-mêmes, car concrètement, tous ces penseurs dialoguaient très rarement entre eux. Ils ne participaient pas à de grands débats médiatisés ou publics, mais conversaient par livres interposés.


À l’origine de votre spectacle, disiez-vous un peu plus tôt, il y a ce texte de Pier Paolo Pasolini, extrêmement pessimiste…


C’est en effet un texte qui appartient à ce que l’on pourrait appeler le courant « catastrophiste » de la pensée critique. Un courant qui va de Walter Benjamin à Giorgio Agamben, en passant par Guy Debord. Selon eux, quelque chose s’est brisé avec les guerres mondiales et le triomphe de la marchandisation du monde. On trouve notamment cette idée dans Le Narrateur, un texte de Walter Benjamin publié en octobre 1936. En 2009, le philosophe Georges Didi-Humerman a écrit en réponse à ce courant un texte intitulé Survivance des lucioles, dans lequel il se montre moins pessimiste et cherche les lucioles, les traces lumineuses cachées même à l’intérieur des camps de déportés ou de réfugiés. Il y cite en effet quelques exemples de lucioles qui ont survécu aux catastrophes, des « trouées de lumière », à l’image des dessins réalisés par les enfants emprisonnés dans les camps de concentration nazis. À la lecture de ce texte, je me suis dit qu’il était possible de raconter toute l’histoire de la pensée critique à travers ce jeu d’ombre et de lumière, d’apparition et de disparition des lucioles. Le courant « catastrophiste » est le premier qui apparaît dans le spectacle. Mais il y en beaucoup d’autres.


Quels sont les autres courants de le pensée critique que vous avez mis en scène ?


En résumant à gros traits, je dirais qu’il y a un courant « déconstructionniste » qui affirme que la philosophie des Lumières nous a aveuglés en voulant rendre compte de la totalité de la réalité par la seule rationalité. Martin Heidegger pense, notamment, que l’emprise de la métaphysique et le règne de la technique ont conduit à l’oubli de « l’Être », et abouti à la transformation du sujet en objet. C’est Jacques Derrida qui, en France, représente ce courant, cherchant à « faire des pas de côté », s’attachant à aller explorer les «marges » de la philosophie. La « théorie critique » de l’École de Francfort (Max Horkheimer et Theodor Adorno) tout en étant opposée à Martin Heidegger, a également remis en cause les abus de la raison instrumentale de l’homme occidental qui, à l’image d’Ulysse s’attachant au mât de son bateau pour ne pas entendre le chant des sirènes, s’est coupé de la nature, de sa propre nature et de sa subjectivité. Il y a, ensuite, un courant « solaire », représenté par des philosophes très différents comme Alain Badiou ou Jacques Bouveresse. Tous deux se rejoignent pour dénoncer ceux qui déclarent la philosophie coupable des crimes du siècle passé et impuissante à construire des systèmes. La Raison est totalisante donc totalitaire, disait-on. Non, répondent-ils. La philosophie est possible, la vérité n’a pas à se noyer dans le relativisme généralisé. Il est encore possible de sortir de la fameuse caverne de Platon. Il y a également le courant de la « critique démocratique » qui, dans notre spectacle, est représenté par Jacques Rancière. Avec sa thèse de doctorat publiée sous le titre La Nuit des prolétaires, il a su démontrer comment les ouvriers du milieu du XIXe siècle s’émancipaient à la fois politi - quement et esthétiquement. On retrouve bien sûr là la patte de Louis Althusser, qui fut le professeur de Jacques Rancière. C’est pendant la nuit qu’ils allaient chercher leur lumière, pour reprendre la métaphore. Les ouvriers n’ont pas besoin des intellectuels éclairés pour comprendre qu’ils sont exploités, dit-il. Il y a enfin le courant de la « critique analogique », représenté par Annie Le Brun, qui montre que, par analogie, tout se tient dans la société d’aujourd’hui : le crabe reconstitué et la planète disneylandisée, la disparition de la nuit par la pollution lumineuse et l’éclipse du merveilleux.


À titre personnel, avez-vous une préférence pour l’un ou l’autre de ces courants ?


Je dirais que je me retrouve un peu dans chacun de ces cinq courants. Cela dépend des moments. La pensée est parfois une question d’humeur. Et c’est cela que nous avons cherché à monter. La pensée est aussi reliée à nos impressions les plus intimes, à nos chemins de vie. Mais j’incline malgré tout du côté de ceux qui pensent que les lucioles brillent encore, qu’il est permis d’espérer, d’inventer, même au milieu du chaos, du cynisme, du nihilisme.


Les auteurs que vous avez choisi de faire entendre dans votre version « courte », donnée l’année dernière dans le cadre des Sujets à Vif, appartenaient à des générations passées, le plus jeune étant né en 1947, le plus âgé en 1892.
Est-ce à dire que les nouvelles générations de philosophes n’ont rien à dire de plus concernant ces débats ?


Aucunement. Les philosophes dont nous avons parlé dans notre première ébauche appartiennent, majoritairement, à la génération qui a porté sur ses épaules le poids du monde de l’après-guerre et vécu intimement les désillusions politiques du XXe siècle. Ils constituent incontestablement notre héritage, notre legs. Quoi qu’il en soit, dans la version « longue » du Projet Luciole, on pourra entendre de jeunes philosophes, qui peuvent se rattacher aux cinq grandes familles de pensée que je vous ai précédemment décrites, et surtout qui empruntent d’autres chemins.


Le théâtre sera-t-il présent dans ce corpus ?


Au moins par l’intermédiaire du texte de Jacques Rancière Le Spectateur émancipé, qui s’intéresse à ce théâtre qui veut paradoxalement abolir la représentation. Un thème qu’Antonin Artaud avait également développé en son temps… Nous voulons revenir de manière critique sur cette volonté d’une partie de la scène théâtrale de vouloir abolir la séparation entre l’acteur et le spectateur, car le premier serait actif et l’autre nécessairement passif. Une thèse présente chez Jean-Jacques Rousseau comme chez Guy Debord et qui est encore très répandue aujourd’hui.


Lors de la première étape de votre Projet Luciole, il y avait un côté très jouissif sur le plateau et le public ressentait un véritable humour au sein de votre travail. Conserverez-vous cet aspect ludique ?


La profondeur du propos ne doit pas empêcher une légèreté. Le moment où des dizaines de livres volaient à travers les fenêtres était, d’ailleurs, très symbolique de cette volonté de faire du léger avec du « lourd » (la pensée). Sur scène, les deux comédiens sont souvent des « jouteurs », des combattants des idées. Nous voulons donner à voir la jubilation de la pensée, ses acrobaties et contorsions.


Vous passez de l’extérieur du Jardin de la Vierge, l’an passé, à l’intérieur de la Chapelle des Pénitents blancs, cette année. Cela a-t-il une incidence sur votre proposition ?


À l’intérieur de la Chapelle des Pénitents blancs, nous pourrons plus facilement faire advenir des « images de pensées philosophiques » qu’en plein jour. Le spectacle sera donc peut-être plus fantasmagorique, très marqué par le travail des lumières.


L’an dernier, on pouvait entendre dans votre Sujets à Vif un extrait de texte dit par Guy Debord lui-même. Allez-vous multiplier ces ajouts de réel ?


J’aimerais beaucoup, car la voix de ces auteurs est peut-être plus forte que leur présence physique sur scène. La voix donne à entendre et presque à voir la tonalité de leur pensée, leur style, leur théâtralité, leur intimité.


Serez-vous, comme l’année dernière, sur le plateau ?


Ce sont les comédiens qui ont souhaité ma présence pour casser le « quatrième mur » et éviter le côté trop solennel que peut induire le terme de « théâtre philosophique » que nous avions utilisé alors afin d’orienter et d’informer le spectateur. D’où cette vraie fausse conférence, que je menais en introduction et pendant laquelle Judith Henry et Nicolas Bouchaud s’ennuyaient ostensiblement. L’idée était de témoigner, dès les premiers instants du spectacle, de notre envie d’ouvrir de nouvelles voies d’accès à la pensée, de rendre le « lourd » léger. Pour cette nouvelle version, nous n’avons pas encore décidé de ma présence sur le plateau. Mais si nous choisissions de me faire disparaître, l’idée restera.

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