: Valère Novarina, la comédie du verbe
Par Christine Ramat (Extraits choisis)
L’écriture, chez Novarina, est
essentiellement théâtrale. Pourtant,
jamais le théâtre n’aura été aussi déjoué.
Désarticulées, sans fable, saturées
de paroles souvent obscures, les
pièces novariniennes mêlent dans un
vaste tohu-bohu les cultures savantes
et populaires, mixtent le comique et
le tragique, le divin et le contingent, le
trivial et la métaphysique. Proche du
Moyen-Age avec sa fête des fous, du
Carnaval, de Dostoïevski et de Rabelais,
la scène de l’écriture chez Novarina
est l’espace où se rencontrent pour
se contredire et se relativiser mutuellement
tous les discours, tous les registres,
toutes les instances, la naissance
et l’agonie, la nourriture et l’excrément,
la louange et le juron.
Loin de s’inscrire dans la veine destructrice
de la dérision moderne, le
rire chez Novarina exalte, entre blague
et sublime, la puissance poétique de la
Parole.
Faire surgir le réel dans sa présence nue. Ou lorsque le théâtre s’échappe du théâtre.
Chez Novarina, il n’y a pas
d’autre spectacle que celui de l’oralité.
Pas d’autre performance que la production
physique d’une parole travaillée
par le souffle, le rythme, la
démultiplication des voix. Ce détour
par l’acteur, contre la toute puissance
de la mise en scène, accentue le jeu
que la parole se joue à elle-même. Ce
qui est célébré, c’est l’engagement de
l’acteur : il est associé métaphoriquement
à l’athlète qui va au bout de sa
dépense. Ce qu’il joue, c’est son énergie,
ce qu’il donne, c’est son souffle
poussé jusqu’à l’exténuation.
L’auteur s’adresse aux acteurs « pneumatiques
»: « respirez, poumonez »
leur lance t-il, ce qui ne veut pas dire,
précise-t-il, « déplacer de l’air, gueuler,
se gonfler, mais au contraire avoir
véritablement une économie respiratoire,
user tout l’air qu’on prend, tout
l’dépenser avant d’en reprendre, aller
au bout du souffle, jusqu’à la constriction
de l’asphyxie finale du point, du
point de la phrase, du poing qu’on a au
côté après la course ».
Être agi par la parole.
La dramaturgie novarinienne impose à l’acteur d’être un grand bâfreur de mots, qui doit littéralement s’appliquer à un travail de mastication, succion, déglutition, pour faire entendre au spectateur la dégustation sonore du texte. C’est une sommation aux acteurs de se livrer à un véritable « carnage langagier ». Proférateur forcené, acteur de bouche et maîtriseur de flux, l’acteur pneumatique tient à la fois de l’embouchure et du haut-parleur. Il doit être capable d’une gestuelle d’extraction sonore pour faire jouer toute la matière musicale et rythmique de l’écriture, car, pour l’auteur, « toute pensée qui n’est pas rythmée est faux ». Il fait volontiers référence au chant et à la danse pour caractériser le jeu de l’acteur : « il n’a pas de partition sous le bras ou dans la tête pour chanter ; il vient saisir le chant dans sa nativité, entre trois voyelles : il remonte dans la musique si loin qu’elle n’était encore qu’en gestes muets »«Lettre aux acteurs », Le Théâtre des paroles, p.9.
Pour Louis de Funès fait de l’acteur un virtuose de l’écriture et du spectacle, au prix d’un effacement total devant l’empire et l’emprise du texte. Le texte écrit est la matrice même de la théâtralité. A la fois instrument et instrumentiste, l’acteur y est sommé de s’effacer et de s’engager dans un processus de dépouillement, d’être dans une pratique de la déprise et du renoncement.
Apologétique de la parole et dimension sacrée.
Valère Novarina fait partie des écrivains qui rêvent
de tout recommencer, de défier la Bible et
ses généalogies, de reprendre la grande question
de l’engendrement et de l’origine. Comme
dans la tradition médiévale, la parole est la scène
originaire[1] d’un theatrum mundi. Quand il parle
de « notre parole », celle de notre temps, c’est
pour lui jeter à la figure celle d’un autre temps :
la Parole des commencements, le Logos originel
d’où toute chose naît - contre les idoles de
la communication accusés de la détourner de sa
vocation poétique, en faisant d’elle un instrument.
Novarina construit l’utopie d’un retour à une innocence
de la parole capable de renverser les
limites ordinaires du sens et d’excéder les cadres
habituels de l’énonciation. Pour Novarina, la parole
est théologique par essence mais elle ne le
sait pas, ou ne veut plus le savoir. On ne parle pas, ça parle en soi. La parole y est toujours intérieure
et antérieure. Elle est « notre chair spirituelle
». C’est pourquoi elle est structurée en
mode d’écoute et d’accueil. Cette parole soufflée
est loin d’être une possession tranquille. Car
l’origine n’est pas seulement ce qui a eu lieu une
fois, c’est aussi ce qui au présent revient comme
de très loin pour toucher au plus intime, sous la
forme du symptôme. Elle est ce qui se refoule en
l’homme, ce qui ne se parle pas et qui surgit, non pas « structuré comme un langage », mais comme
une parole trouée, sans énonciateur stable ni récepteur
assuré. L’idée que ce qui est le plus proche
est aussi le plus lointain, que le plus familier est le
plus étrange, est un thème qui alimente à la fois
la tragédie grecque et la psychanalyse. Situer la
source de l’épouvante, non ailleurs mais en soimême
est un programme commun à Sophocle et à
Freud, qui prétend chez l’un « le nom de destin, et
chez l’autre, celui de l’inconscient. Chez Novarina,
de tout ce qui est le plus proche à l’homme, rien
ne l’est autant que Dieu. Un paradoxe qui conduit
à l’angoisse, car cette part intime, tue au fond du
sujet, échappe à tout contrôle. « Dieu est en nous
comme un trou au milieu »[2]. Le trou : ce qui offre la
visibilité d’une invisibilité. Or telle est justement la
nature de l’épouvante : le caractère impensable de
la proximité. Petit secret familier qu’on ne peut pas
dire ou grand secret inconnu qu’on ne peut appréhender,
Dieu est, pour le sujet parlant, la force toute
puissante d’une nécessité immotivée. Son indiscutable
prévalence l’emporte d’autant plus aisément
qu’il est impossible pour l’intelligence humaine de
le situer ou de lui attribuer une signification. Dieu
par essence n’est pas un objet, ni un signifié. Le
parlant est alors le gardien obstiné de ce qui par
définition ne peut se donner à parler : le vide.
Si la parole est dramatique, c’est justement qu’elle
a horreur du vide. Elle ne peut s’empêcher de produire
du sens, de motiver la parole vers une signification,
une détermination. Elle sature le vide d’un
savoir en trop.
Mais plus dramatique encore serait de se détourner
du vide, de cette origine tue au fond du langage,
pour sombrer dans le monde du divertissement
des idées et des opinions.
Christine Ramat
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