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Place des Héros

+ d'infos sur le texte de Thomas Bernhard traduit par Claude Porcell
mise en scène Arthur Nauzyciel

: Entretien avec Arthur Nauzyciel

Propos recueillis par Cécile Falcon


C.F. — Quand Marcel Bozonnet vous a proposé de monter Place des Héros, qui marquera l’inscription au répertoire de Thomas Bernhard, comment avez-vous réagi ?


A.N. — Ce qui m’a donné envie de monter cette pièce, c’est la sensation dans laquelle j’étais juste après l’avoir lue : une émotion très forte et en même temps, je ne savais pas d’où ça venait. Ma première lecture est assez physique ; elle passe par le corps —cela vient peut-être de ma pratique d’acteur. Dans ce texte, le sentiment naît du rythme, de la répétition et de la résonance des mots. Comme le disait Wittgenstein, « la philosophie, on ne devrait l’écrire que sous forme de poème ». Je crois que c’est le cas. Enfin, Place des Héros est la dernière pièce de Bernhard, qui, malade du poumon, est mort peu de temps après sa création, comme Molière après Le Malade imaginaire. Je retrouvais ainsi le thème de mon premier spectacle. J’aime les œuvres testamentaires ; elles sont comme des confessions voilées, liées à l’intime.


C.F. — Cette pièce a été commandée à Thomas Bernhard par Claus Peymann, alors directeur du Burgtheater, pour marquer le cinquantenaire de l’Anschluss en mars 1938, suivi par la Nuit de Cristal, vaste pogrom lancé contre les juifs allemands et autrichiens. Elle est donc marquée par un arrière-plan historique et politique très fort…
A.N. — Oui, mais il a d’abord refusé et a proposé de marquer du signe « Judenfrei » (« sans juifs » ) toutes les boutiques qui avaient appartenu aux Juifs à l’époque ! Je ne crois pas que la dernière pièce d’un artiste qui meurt puisse être réduite à un brûlot politique. Il disait lui-même que son engagement était artistique. S’il choisit finalement d’écrire Place des Héros, de parler de sa ville, Vienne, et de cette famille juive, qui ne trouve plus sa place dans le monde, c’est aussi pour des raisons d’ordre intime : il se retrouve dans le sentiment de l’exil, dans la question douloureuse de l’origine. Il a toujours écrit sur le fait de ne se sentir bien nulle part. La fin de son roman Des Arbres à abattre exprime parfaitement le paradoxe de Bernhard: « cette ville à travers laquelle je cours, pour effroyable qu’elle me paraisse et m’ait toujours paru, est décidément quand même la meilleure ville pour moi, cette Vienne que j’ai toujours haïe est quand même tout à coup de nouveau pour moi la meilleure, ma meilleure Vienne, et ces gens que j’ai toujours haïs et que je hais et que je haïrai toujours sont quand même les meilleurs pour moi …» Certes, la tentative d’écriture de Place des Héros naît du sentiment de colère qu’éprouve Bernhard après l’élection de Waldheim et face au comportement des politiques de son pays. Sentiment d’autant plus fort que, justement, il aime l’Autriche comme personne. Et s’il décide de présenter à son pays un tel miroir, c’est pour lui permettre de se pencher sur son histoire récente et de se créer un avenir. La pièce a permis ça. C’est constructif. Il y a quelque chose de réconciliateur dans un tel geste artistique. Il croit en l’Art, en la Beauté. En fait, Place des Héros est essentiellement une pièce sur la mémoire, et les morts qui nous hantent… Sur la mort de l’artiste, aussi. L’œuvre d’art vit, et celui qui la fait meurt. Le corps de Josef absent est déjà l’absence de son auteur même.


C.F. — Vous avez intégré Le Silence de Molière au Malade imaginaire en réunissant des acteurs professionnels et non-professionnels comme votre père, puis repris ce spectacle en Russie avec une actrice russe. Vous avez monté Combat de nègres et de chiens avec des acteurs américains à Atlanta et Chicago, et Oh les beaux jours ! avec l’actrice argentine Marilù Marini. Vous aimez travailler à l’étranger, faire appel à des collaborateurs étrangers. Quel sens donnez-vous au fait de monter cette pièce à la Comédie-Française ?


A.N. — Elle a été écrite pour une troupe, une famille : c’est juste de la jouer dans un lieu de mémoire et de fantômes… Mettre en scène une pièce qui traite, comme dans mes précédents spectacles, du thème de l’Exil, de l’Autre, et de l’Abandon, dans un lieu aussi « central », est un paradoxe qui est le sujet même de cette oeuvre et de mon travail. C’est d’autant plus vrai que Bernhard, à travers Place des Héros, ne souhaitait en aucun cas soumettre l’Autriche à la critique malveillante d’autres pays étrangers. Débarrassée de son contexte politique et de la folie médiatique qui a accompagné la création à Vienne, cette mise en scène à la Comédie- Française est une autre chance de découvrir ce texte, dont les thèmes dépassent largement une problématique viennoise des années 80 ! 15 ans ont passé et j’espère que l’on sera à l’écoute d’autre chose...


C.F. — Comment cette volonté de « décentrer » le regard du spectateur s’est-elle traduite dans la constitution de votre équipe artistique ? Ce même souci a-t-il guidé vos choix pour la distribution ?
A.N. — J’aime travailler ailleurs ou dans une autre langue car j’entends mieux les textes comme ça. Je trouve le sens de ce que je fais dans le « déplacement ». Là, par exemple, j’ai demandé au metteur en scène Éric Vigner de faire le décor. Nous nous connaissons depuis longtemps et c’est la première fois qu’il le fait pour un autre que lui. Sa proposition prend en compte les thèmes de la pièce - la mort, l’écriture, l’exil - et témoigne d’un grand moment de l’art autrichien au début du XXè siècle, l’Atelier de création viennois. Ce mouvement rassemblait des peintres, designers, architectes, musiciens, qui voulaient intégrer l’art à la vie quotidienne des gens. Jackie Budin vient du cinéma et n’a encore jamais travaillé au théâtre. C’est aussi la première fois que l’on va entendre la voix de François Chattot* dans cette Maison : il fallait un corps étranger, c’était essentiel pour le projet.


C.F. — Quel Thomas Bernhard voulez vous faire entendre aux spectateurs ?


A.N. — Pour moi Bernhard est surtout un poète qui donne à penser. Dans Place des Héros, Robert dit : « la réalité est si abominable/ qu’elle ne peut pas être décrite/ aucun écrivain n’a encore décrit la réalité/ comme elle est réellement/ voilà ce qui est effroyable. » Bernhard parle de cette impossibilité. C’est douloureux. Il n’y a pas de vérité, mais un besoin obsessionnel et vital de vérité. Son écriture est paradoxale car il cherche à épuiser toutes les possibilités d’une idée. La pièce se termine par : « Le monde n’est fait que d’idées absurdes. ». C’est une hypothèse, un acte artistique, un dernier rêve  !



L’intégralité de cet entretien est publié dans le Journal des trois théâtres, n°12 avec un dossier sur Place des héros :
Le tombeau du soldat inconnu par Rudolf Rach
Ich bin Österreicher par Michel Bataillon
4 novembre 1988 (création de la pièce) par Olga Grimm-Weissert
Parution, début décembre 2004.


  • : Engagé comme pensionnaire en juin 2004.
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