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Pinocchio le Bruissant

mise en scène Pietro Varrasso

: Notes d'intention

Les ombres de Pinocchio


Ecrit en 1883 par Carlo Collodi, Pinocchio, le livre, a été vendu au 20° siècle, en Italie, à 9 millions d'exemplaires. Bien loin de la version de Walt Disney, le véritable Pinocchio, violent et cruel, a été traduit dans plus de 80 langues différentes. Très vite il a connu de nombreuses adaptations. Metteurs en scène, illustrateurs, auteurs, pédagogues, scientifiques s'en sont joyeusement emparés partout dans le monde.


Comme tous les grands chefs d'oeuvre, il donne cette sensation d'être hors du temps. Quelque chose dans ce monument de la littérature mondiale parle à tous, enfants et adultes, à travers les époques, l'espace et les cultures, car il a été construit à partir de matériaux culturels issus du berceau de notre civilisation. Ces matériaux dissimulés sous la fable sont des archétypes ou des fragments d'archétypes qui conservent encore aujourd'hui leurs forces agissantes.


L'intention fondatrice de notre adaptation consiste à révéler ces matériaux enfouis, nous voulons projeter les ombres de Pinocchio.


De plus ce chef d'oeuvre inclassable a vu le jour peu avant la mise en évidence de l'ambivalence de la psyché humaine par Freud, à une époque où le Darwinisme bousculait d'anciennes conceptions sur la création et où la jeune ethnologie avançait de multiples et audacieuses théories sur le totémisme[1].
Trois domaines qui participent à la "torsion" que je me propose de faire subir à l'oeuvre originale.


Septembre 2009 : notes préparatoires


Pinocchio : un des premiers et rares livres de mon enfance. Ce livre et ses représentations ont été fondateurs pour moi. Dans ma mythologie personnelle, je classe ce livre aux côtés des Evangiles.


Echos terrifiants, fascinants. Grand livre très lourd posé sur mon estomac, respiration coupée avant de dormir. Illustrations terribles, particulièrement la gueule béante et rouge du requin géant avalant Pinocchio. Littéralement terrifié par la métamorphose de Pinocchio en âne. Privé de forme humaine, privé de parole humaine, du langage humain, capable seulement de misérables braiements. Quelques années plus tard, version télévisuelle de Comencini. Misère matérielle et fragilité immense de la figure du père en même temps que détermination désespéré à retrouver le fils. Revu le film récemment : profond ennui et sentimentalisme dégoulinant!


Ecriture très rapide de Collodi qui avait conçu son histoire en épisodes dans un journal pour enfants. Enorme succès, les enfants réclament la suite. Cette rapidité d’exécution de l'écriture due à la pression des lecteurs a généré, à mon avis, une sorte de "lâcher-prise" favorisant l'émergence de l'inconscient collectif, presqu’à l’insu de l’auteur. Rechercher cette "ombre" ! Persuadé que cette oeuvre divertissante pose en fait une question immense : que signifie devenir un être humain? Une des grandes questions cruciales de notre temps. "Les Aventures de Pinocchio" pose l'humain comme un projet, comme une chose en devenir, non-finie.


Eugène Savitzkaya : une acuité "chirurgicale" du regard sur le quotidien, qui par accumulation et fluidité conduit à un enchantement de celui-ci. Vrai poète ; sa plume semble favorable à une sorte de réconciliation entre violence et pureté, angoisse et sérénité, favorable à une dégustation de l'âme des choses du monde dont nous nous sommes tant éloignés et qui est toujours là. Mais où? Univers "hors du temps d'aujourd'hui" parce que paradoxalement, obstinément enraciné dans le présent. Il parvient, Dieu sait comment, à rendre la banalité fantastique. C'est comme si l'enfance en Eugène était préservée et augmentée.
Très rare, très précieux. Pas d'infantilisme, je parle de capacité à l'enchantement. Or, de mon côté, je cherche à traduire scéniquement des sensations extrêmement fortes issues de l’enfance et de l’adolescence. Impact fabuleux, coloré, lumineux qui jadis nous comblait de sens. Attention, pas de niaiserie : le pourrissement, l'angoisse et la mort ont toute leur place dans cette chose. Je souhaite que de notre collaboration puisse surgir un spectacle enchanté et pas enfantin.


J'en ai assez des représentations du monde qui ne font la part belle qu'à la partie la plus sombre de l'humanité, assez de voir notre espèce être scannée uniquement dans sa part animale et aveugle, assez de voir le portrait du naufrage de l'humanité. Oser pratiquer la beauté, l'amour et l'esprit. L'enchantement viendra aussi, bien évidement, des mots et de l'agencement des sonorités.


VOIX DE LA BUCHE :
Au commencement, rien ne limitait ma vie. J'étais libre de croître. Je poussais comme je voulais. J'étais en contact intime avec toute chose, sensible, poreux aux éléments du monde. Etre de bois et de feuille signifiait être libre, aventureux, lisse et rugueux, sec et humide, immobile et véloce, perpétuellement neuf et vieux.
Au commencement rien ne limitait ma vie.
Aujourd'hui, je ne suis plus arbre. Je n’en suis qu'un fragment. Je suis de l'étron de l'arbre, le déchet vénérable, mais je me sens repousser de partout, comme plein à ras bord de sève immortelle. Ma grande soeur est l'eau contenue même dans les pierres les plus denses. Mes parents : les algues les plus anciennes. Ma civilisation précède toutes les autres. Mon corps encore informe me démange. Je suis habité, je suis vivant!
Je suis le perpétuel et c'est ma voix que vous entendez.
Extrait Genèse 1/Pinocchio le Bruissant P. Varrasso/ E. Savitzkaya


Différentes métaphores de l’acte créateur: entre deux êtres en termes biologiques; en termes artistiques, avec la sculpture, et sur le plan mythologique, avec la "Création". Mais avant tout : métaphore de la création de soi ! Connais ta matière première et façonne-là!


Des mythes comme ceux de Pinocchio, de Frankenstein, du Golem[2], de Pygmalion, des automates, de l'intelligence artificielle ou des clones contiennent, expriment la fascination de l’homme pour sa propre image. Mystère, énigme, l'insaisissable qui habite dans notre image. Mais aussi: concurrence avec la Création ou "le Créateur"! Réactions face à la finitude, l'impermanence et la mort. Geppetto, vieux et misérable, sentant sa fin venir se reproduit rapidement, comme il peut. Rapports entre créateur et créature.


A peine né, Pinocchio fuit, désobéit, plein de sa grossière autonomie motrice. Tout l'éduque : les figures de géniteurs, les forces malveillantes, la mort, l'avarice, la générosité, la prison, la bêtise, la pitié, la tendresse, l'école, la violence, etc. Face à tout cela il est fondamentalement et intrinsèquement seul. C'est avant tout vers le père que ce fils chemine seul. Adapter Pinocchio c'est résoudre au minimum trois questions: qu'est-ce que c'est le fils, qu'est-ce que c'est le père, qu'est-ce que c'est le chemin?


Comment porter sur scène cet univers masculin ? Par le manque du féminin. Par la présence du muscle, de l'outil, de la punition, de l'épreuve, de la loi, de la barbe, de la science, de la sueur, par les corps des acteurs masculins, par le "nez" érectile de Pinocchio, par l'aspect intrusif/hyperactif, conquérant de Pinocchio. Par des différences de statut dans la présence scénique.


Les femmes existent par leur absence. C’est le "rêve" de la maman, de la petite soeur, il s'agit de compensation, d'invention d'une mère, de recherche du féminin. Il s’agit d’un manque, à mettre en scène. Nostalgie du féminin, qui rejoint peut-être une nostalgie plus large, celle des origines, de la nature, de la forêt, de l'arbre, du pin parasol.


Sur scène, un monde frissonnant de vie où le moindre copeau est animé. Ce qui rejoint d’ailleurs mon goût pour l’écriture d’Eugène Savitzkaya, des polyphonies méditerranéennes rocailleuses, une marmite d'où s'échappe un irrésistible fumet de sauce tomate au basilic… En même temps, là-dedans: les mots, l'histoire, les êtres eux aussi seront, comme la matière, en modification constante, un long flux d'essais et d'erreurs, cherchant une issue, cherchant…un chemin.


Accentuer la violence présente dans l'histoire. Notre époque a de plus en plus de mal à s'occuper des enfants et du futur avec sagesse, ivre de produire, de consommer et de conquérir. L’adolescence, phase unique de la vie, moment où l'être social commence à se fabriquer réellement, où la responsabilité sociale commence à poindre. Dans ce sens, la forte tendance de Pinocchio à désobéir m'attire très fort. Je vois Pinocchio comme un adolescent mythique.


La fin me déplaît ! Il faut que je trouve quelque chose de plus ouvert. Peut-être une forme d’éloge de la désobéissance ? Je vais laisser Pinocchio dans une nouvelle vision de lui-même, où il serait moins dompté. Collodi était pédagogue et sa fin me semble bien trop obéissante aux normes de l'époque.


Anthropocentrisme et mythe de création


Je ne destine pas spécialement ce Pinocchio aux enfants. Ce chef d'oeuvre est bien plus qu'un conte, est bien plus complexe qu'une fable éducationnelle.
La philosophie qui, pour moi, s'exprime dans Pinocchio, conformément à tous les mythes de création y compris notre Genèse, c'est que lorsqu'on tend vers l'unique on tend vers la mort, vers l'arrêt de la circulation de la vie. Et lorsqu'on crée de la différence et de l'articulation on tend vers la vie.
Pinocchio, devenu comme tous les autres, manque profondément de vitalité. Jusqu'au deux-tiers des "Aventures de Pinocchio" nous assistons sans cesse à la création de différences, d'hybridité, de métissages, puis la narration se met de plus en plus à obéir à la volonté "d'être comme". "Devenir comme" revient à éteindre la différence. On retourne au début des choses, quand tout était compact, un, indifférencié, sans vie exprimée, sans mouvements, sans espaces entre les différences.
L'occident a beaucoup de mal à comprendre cette notion. L'occident tend de plus en plus vers l'unique: la même langue, les mêmes comportements, la même communication, etc.
Vous l'aurez compris il n'est pas question un seul instant pour moi de laisser telle qu'elle la fin de l'histoire (voir également le chapitre suivant)


Prédisposition de l'humain à se considérer nombril de la création


Pinocchio n'est pas pour moi un parcours initiatique, un apprentissage dont la conclusion ultime est le domptage, la domestication fadasse vers le conforme, vers la figure humaine comme horizon indépassable, comme seule fin possible. Voilà où je situe la pertinence de travailler sur la matière Pinocchio : questionner la prédisposition de l'humain à se considérer nombril de la création, sommet de la pyramide, exception unique de la création.


Qu'est ce qu'être humain signifie ? L'humanité de l'Homme est aujourd'hui en pleine crise, en pleine transformation, cela fuse de toutes parts. Et plus qu'hier, il est vrai que l'Homme a un rôle évident à jouer dans l'issue de ce changement. La stabilité n'existe pas. Et quand elle existe, elle est très proche de la sclérose, de la non-vie.
Le prix payé pour construire notre civilisation a été très lourd. Il y a en moi la tentation de travailler à un ré-enchantement de la perception du monde. Voici une oeuvre qui me permet ce voyage vers un moment où le murmure des feuillages avait du sens, où les métamorphoses cycliques de la nature étaient accompagnées, aidées par des actions humaines, où la violence avait un sens sacré, vers un moment où l'humain n'était pas encore si détaché des forces qui le dépasse, où il n'avait pas encore la prétention de les dominer, voire de les éliminer pour les reconstruire à sa manière, bref un temps où l'humain ne se prenait pas encore pour le créateur, l'origine et la fin de toute chose.


A travers cette adaptation, je n'ai aucun message, aucune analyse à produire. Je souhaite simplement libérer des forces poétiques, traduire en vibrations multiples un mystère.

Notes

[1] Le totem (mot des natifs Ojibwé de l'Amérique du Nord) est un être mythique (généralement d'espèce animale, parfois végétale) considéré dans les sociétés traditionnelles ou dites primitives comme l'ancêtre éponyme d'un clan, selon un système appelé totémisme ; le nom Totem désigne aussi la représentation de cet animal choisi pour totem, parfois sous forme de sculpture verticale.

[2] Le golem (םלוג) (parfois prononcé goilem en Yiddish), signifiant « cocon », mais peut aussi vouloir dire « fou » ou « stupide », est un être humanoïde, artificiel, fait d’argile, animé momentanément de vie par l’inscription EMET sur son front (ou sa bouche, selon les versions).Dans la kabbale, c’est une matière brute sans forme ni contours. Dans le Talmud, le golem est l’état qui précède la création d’Adam.

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