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Pièce d'actualité n° 16 : Güven

Jérôme Bel ( Conception ) , Maxime Kurvers ( Conception ) , Marie-José Malis ( Conception ) , Marion Siéfert ( Conception )


: Entretien avec les metteurs en scène

Quand et comment avez-vous découvert Güven ?


Jérôme Bel : Dans le spectacle La vraie vie d’Alain Badiou mis en scène par Marie-José Malis, il y a quelques années.


Maxime Kurvers : J’ai vu Güven pour la première fois sur scène ! C’était dans La vraie vie, le spectacle que Marie-José Malis avait élaboré avec des jeunes d’Aubervilliers. Et Güven y était stupéfiant de drôlerie, d’invention, d’aisance et d’intelligence scénique. Par la suite, nous nous sommes souvent croisés, de par le travail que Güven exerce auprès de la mairie d’Aubervilliers en tant que caméraman : il est parfois venu filmer des représentations de mes spectacles à La Commune.


Marie-José Malis : La première fois que j’ai connu Güven, c’était en 2014, 2015, on me l’a présenté comme le jeune coéquipier de l’équipe municipale qui venait filmer nos spectacles.
Il était complètement patibulaire et ça m’a fait rire. Je le voyais régulièrement pour ces captations et à chaque fois, il avait la même mine à peu près accusatrice quand je le saluais. Il faut donc imaginer ma surprise quand je l’ai vu arriver un matin de l’été 2016 en réponse à une petite annonce que nous avions déposée dans les rues de la ville pour recruter de jeunes acteurs amateurs en vue de monter une pièce d’Alain Badiou.
C’est une des quelques fois à Aubervilliers où j’ai eu le sentiment d’avoir décroché le pompon ! Personne ne m’aurait paru plus miraculeux que lui, il était ce que tout le monde rêve d’avoir ; le loustic le plus improbable et le plus bienvenu. Quand je lui ai demandé pourquoi il était venu, il m’a répondu « parce que je croyais qu’il y aurait des filles, Marijojo ! »
Mais il n’y en avait quasiment pas et celles qu’il y avait, ils les ont fait fuir ! On a monté cette pièce et tout le monde au théâtre se souvient de cet épisode. Je crois qu’ils m’ont fait passer l’été le plus dingue de ma vie. Ils m’ont rendue chèvre.


Marion Siéfert : Güven jouait dans La Vraie Vie, mis en scène par Marie-José Malis et je me souviens l’avoir remarqué lors de la première du spectacle. J’avais été frappée par la relation très spontanée et directe qu’il parvenait à instaurer avec le public, son sens de la répartie et la manière décomplexée qu’il avait d’habiter la scène. C’était joyeux et culotté à la fois, et je me souviens qu’il n’avait pas particulièrement envie de quitter la scène une fois le spectacle terminé.


Pourquoi avez-vous eu envie de le mettre en scène ? Et pourquoi tous les quatre ?


J.B. : En discutant durant le confinement, on faisait quelques visios avec les autre artistes associés à La Commune pour réfléchir à la situation et à des projets futurs, et j’ai proposé de faire un spectacle où chacun et chacune ferait une courte pièce avec Güven comme interprète.


M-J.M : J’adore Güven. Il est l’acteur même. Il a ce rapport au jeu qui ne s’explique pas, il est l’acteur populaire par excellence, il a la vitalité du jongleur de Dario Fo, il est Sganarelle, Gavroche, il est le plus beau du théâtre. Comme l’a dit Frédéric Sacard : « tant qu’il y aura des Güven, il y aura du théâtre ».
Plusieurs fois avec lui, j’ai eu le sentiment de toucher à l’alchimie pure de notre métier : Güven est fatigué, je n’en sors rien, et je lui dis, allez, illustre-moi ce que tu dis, et tout d’un coup, c’est parti, son intelligence est immense, il sait que le sens est folie, construction, alors les mots deviennent pure matière, les associations sont infinies et géniales, il en fait une machine corporelle, et quand le corps s’y met, qu’il se fait rire lui-même des frétillements que la parole suscite en lui, plus rien n’arrête Güven, c’est une carburation illimitée, tout le théâtre est là. Et moi, je me gondole de rire, c’est mon joujou et je suis éblouie aussi.
J’assiste à ce miracle constructiviste : ce gamin sait tout de la machination jubilante et philosophique du théâtre. Pendant le premier confinement, nous venions de jouer à Nancy notre fameuse pièce inspirée d’Alain Badiou.
Nous arrivions de tournée et le confinement est tombé. Quand j’ai su que nous allions être enfermés, j’ai pensé à eux, à Güven et à ses amis, et j’ai eu le cœur serré pour eux. Je leur ai donc proposé de faire une chronique vidéo de leur confinement. Je voulais les occuper et surtout, je voulais passer mon confinement avec eux, c’était aussi simple que ça. Et j’avais raison, je leur dois d’avoir rendu mon premier mois de confinement inoubliable, je consacrais un tiers de mes journées à les motiver (le coup de pied au cul distanciel a été l’instrument pédagogique clé) et à monter leurs video.
Un soir, Güven a fait une video géniale. Je l’ai regardée et j’ai pensé : il vient de faire quelque chose que seul un maître peut faire. Et je crois qu’il l’a senti. Comme tous les artistes, il a senti que quelque chose au-delà de lui venait de se passer. C’est là qu’il m’a écrit ces messages WhatsApp que je retranscris ici.
Alors, je me suis dit que je ne pouvais pas, moi seule, répondre à cette demande, qu’il fallait qu’il rencontre ce que ce théâtre a de meilleur et j’ai fait passer cet échange aux artistes associés. Ils ont tous compris et répondu. Ils avaient la même estime que moi pour lui. Et pour moi, en tant que directrice, ce quatre pour lui tout seul, ce quatre des artistes associés ensemble, c’était comme l’achèvement de beaucoup d’espérances, d’amitié et de pensées sur l’institution. Que cela se fasse grâce à ce môme me paraît maintenant évident et d’une justesse très émouvante.


M.S : Pendant le confinement, on avait mis en place des zooms réguliers, avec Marie-Jo et Frédéric Sacard, et les autres artistes associés, histoire de réfléchir ensemble sur la manière dont le théâtre pouvait réagir pendant cette période particulière. Marie-Jo nous a fait part d’échanges qu’elle avait sur WhatsApp avec Güven, qui se demandait pourquoi y avait un tel fossé entre son monde et le théâtre et qui avait envie de refaire un spectacle. On a tous décidé de répondre à cet appel, en tant qu’artistes associés, et de mettre nos forces en commun pour l’accompagner dans ce désir de théâtre.


M.K : Un spectacle se construit généralement autour d’un regard, d’une position centrale, celle du metteur en scène. Ici, ce qui m’amuse personnellement, c’est que le rapport soit inversé : nous sommes quatre à tenter de comprendre qui est Güven. En un sens, il est à la fois le sujet, l’acteur et le dramaturge ! Et notre enjeu collectif est à mon avis de rendre justice à sa vitalité et à sa capacité d’invention.


Güven vous a-t-il immédiatement inspiré ? Qu’est-ce qui vous a marqué chez lui ?


J.B : Güven a une très grande capacité d’improvisation. Il y a un côté chez lui « bête de scène » qui me fait penser à quelques figures du théâtre populaire comme Jacqueline Maillan ou Michel Serrault. Ce sont des acteurs qui dépassent ce qui est décidé par la mise en scène, par le programme. C’est comme si sur scène ils ne supportaient pas de répéter les mêmes choses et devaient chaque soir inventer de nouvelles manières d’interpréter leurs rôles. C’est une chose qui me fascine. On voit ça beaucoup aussi chez les acteurs et actrices des spectacles de Franck Castorf aussi.


M.K : Évidemment son humour ! Et puis Güven a une grande liberté sur scène, liée je pense au fait que, comme il le dirait il « s’en bat les couilles » du formalisme. Il est l’acteur anti- académique par excellence. Son fort désir d’être sur scène est plus fort que toute idée préconçue de ce que le théâtre pourrait ou devrait être.


M.S : J’adore la manière de parler de Güven. C’est quelqu’un qui peut sortir une phrase comme « Moi, je suis la réincarnation de Simba, ma caille ».
Il a des expressions bien à lui, toujours imagées, originales, qui me font beaucoup rire. Il est impertinent sans être irrespectueux. Drôle et profond. Il est capable d’improviser. Il a une intelligence réelle de la situation théâtrale : pour lui, c’est un endroit où il y a une écoute, où l’on peut formuler ce qu’on ne parvient pas à dire dans la vraie vie. C’est l’endroit où l’on s’exprime. Cette vision du théâtre me correspond bien.
Quand on a commencé les répétitions ensemble, il m’a dit quelque chose qui m’a profondément marquée :


« cette pièce, si j’arrive à la faire, c’est pour

montrer une nouvelle image du théâtre, façon 2020, façon cité. Je voudrais redorer le blason du théâtre. À ma manière. Manière 93. Après, je sais pas si c’est possible. On va essayer. Mais pourquoi pas casser les codes. Ça me plairait. » J’ai senti qu’avec lui, on allait faire avancer le théâtre et, en alliant nos forces et nos mondes, combler un peu ce fossé qui sépare le théâtre de la jeunesse d’Aubervilliers. Tout est très cloisonné aujourd’hui, encore plus après la pandémie. Avec les réseaux, on est toujours confronté à des contenus qui nous ressemblent. Rien n’est fait pour encourager les rencontres. Alors, c’est vraiment stimulant de travailler avec Güven dans une dynamique autre et d’échafauder ensemble des passerelles entre des mondes que tout oppose mais qui font pourtant partie de la même société.


Comment s’envisage ce type de mise en scène à plusieurs, avez-vous réfléchi ensemble à une forme générale, ou travaillé chacun de votre côté ?


J.B : Chacun travaille de son coté pour le moment. Puis deux semaines avant la première, nous allons nous réunir et voir comment articuler les différentes parties. M.K : Nous nous tenons lointainement au courant de nos avancées respectives, mais nous ne découvrirons que tardivement les parties des uns et des autres. Pour ma part, le travail s’est construit essentiellement à partir des discussions que j’ai pu avoir avec Güven sur son rapport au théâtre, et à partir d’une question que je lui ai posée : « Si tu avais le plateau du théâtre de La Commune à ta disposition pendant une heure et demie, qu’aimerais-tu y montrer ? ».


M.S : Il y avait cette idée du cabaret, qui permettait à chacun de travailler de manière indépendante et d’assumer des propositions très différentes les unes des autres. Güven est quelqu’un d’éclectique, d’ouvert. Il nous parle de ce qu’il travaille avec les uns et les autres, si bien que l’on a une petite idée de ce qui se trame en répétitions.


Vous avez tous une manière de ressentir, de raconter, de travailler propre à chacun. Comment se tisse le « fil rouge » entre vos scènes respectives ?


J.B : Il n y en a aucun pour l’instant ! Le fil rouge c est l’interprète, Güven. M.K : Nous avons parfois évoqué le format cabaret pour ce spectacle ; chacun et chacune ayant travaillé à élaborer une petite pièce autonome pour Güven. Ce qui est à peu près sûr, c’est que ça ne sera pas un spectacle tout à fait linéaire, un « bel animal » aristotélicien ! Güven m’a raconté avoir été très impressionné par sa découverte du théâtre expérimental il y a quelques années, et nous n’avons aucun problème à imaginer que le spectacle qui porte son nom le soit tout autant !


M.S : C’est Güven le fil rouge ! Le portrait que nous faisons de lui est forcément éclaté, disparate, contradictoire peut-être même. Enfin j’espère ! C’est tout l’intérêt de faire quelque chose ensemble ! Ne pas chercher le compromis mais trouver une forme qui accueille des propositions très différentes les unes des autres. On n’a pas encore fait de filage, mais ça ne saurait tarder. J’ai très hâte de voir les parties que Güven a élaborées avec Marie- Jo, Maxime et Jérôme. C’est très réjouissant de travailler sur un spectacle avec autant de surprises.


Vous travaillez sur la même base scénographique. Avez vous attribué le travail de scénographie à l’un de vous ou l’avez vous pensé ensemble ?


M.K : Mon point de vue c’est qu’il n’y a pas de scénographie. On mettra sur scène ce que Güven voudra bien qu’on y mette.


M.S : Güven avait des propositions, qu’il a d’abord adressées à Maxime et que nous avons accueillies avec enthousiasme. Ensuite, le travail de la lumière viendra également construire l’espace. En quoi cette mise en scène de Güven est- elle une pièce d’actualité ?


J.B : Güven vit et travaille à Aubervilliers, qui est la règle des Pièces d’actualités.


M.K : En fait, je crois que c’est Güven le premier qui a compris qu’il avait quelque chose à faire avec nous. C’est lui qui, amicalement, a osé demander (à Marie-José tout d’abord, puis la question a été relayée à l’ensemble des artistes associés) quelque chose du genre :  « pourquoi je n’ai pas de place au théâtre ? » ou plutôt « comment vous rejoindre ? ».

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