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Philoctète

mise en scène Christian Schiaretti

: Trois questions au metteur en scène

Christian Schiaretti

Pour vous, quel type de rapport le théâtre entretient-il avec la poésie ?


Un rapport initial d'abord : on a tous la nostalgie du dithyrambe. Ce chant est d'essence poétique. Ensuite, je dirais que la poésie agit sur le scénario, l'intrigue, comme une traduction. Si l'on prend l'exemple de Claudel, l'intrigue peut être d'essence poétique mais c'est par le verbe que la poésie advient. Il traduit quelquefois en deux pleines pages admirables ce qui se résume dans le scénario à "Il lui a dit je t'aime". Pour moi, la poésie est une langue sur une langue. Il y a un sens originel et l'on en découvre un autre qui vient se superposer et qui nécessairement va opérer un déplacement, un glissement du sens premier. Certains acteurs peuvent être parfois, sur ce sujet, de mauvaise foi et tentés de demander une réécriture, un arrangement, une adaptation, qui leur convienne mieux. Évidemment, il ne faut pas céder à cette tentation. Il est tout aussi ridicule de se nourrir de délectations expectatives liées à la difficulté de saisir le sens d'un poème. En fait, je pense que la poésie est une école. On ne peut pas penser une langue poétique sans les codes de la langue, ce qui ne signifie pas une vérité de la langue. C'est par l'exercice d'un travail prosodique, qui suppose un entraînement, un positionnement, un parti pris, que son appréhension se fait. Il ne peut y avoir de positionnement poétique de la langue au théâtre sans penser en termes d'école. C'est évidemment plus facile lorsqu'on a une langue métrée, le français, de ce point de vue, entretient un rapport quasiment identitaire à l'alexandrin, ce qui n'est pas sans créer des difficultés lorsqu'on aborde la poésie baroque ou celle, par exemple, de Kateb Yacine ou d'Aimé Césaire... où il faut essentiellement faire résonner la forme qui est transcrite sur la page. D'ailleurs, je pense qu'on met en scène avec les oreilles. Le théâtre se perçoit par le son, le bruit au sens de l'agitation est pour moi d'origine visuel, il faut donc trouver un équilibre. Le rapport au sacré passe par la parole.
Dans le rapport au poétique, il y a une gravité incluse. C'est ainsi que l'on peut parler de nostalgie de la parole. La parole, dans sa valeur mystérieuse et sa captation, est notre travail à nous, sur le plateau, où le sens d'un mot n'est jamais épuisé. Tout cela, on le sait et on l'oublie. Notre tendance générale est de dire le mot pour faire apparaître la chose. Avec un poème sur la scène du théâtre, c'est chaque fois une langue nouvelle que l'on donne à entendre. Il faut dégager et préparer l'écoute de cette langue, qui subit nécessairement les influences de son époque. Les mots voyagent dans le temps et dans l'espace, ils se chargent d'informations. Il faut laver notre écoute du monde et c'est ce que la poésie au théâtre permet d'entreprendre.


Quels sont les contraintes et les plaisirs que vous rencontrez lorsque vous mettez en scène un poème dramatique ?


Ce que j'aime lorsque je travaille sur un poème dramatique, c'est que souvent le sens échappe, dérape, et cela se produira à plusieurs niveaux dans l'élaboration de sa présentation scénique. Déjà, dès la simple lecture à la table on se retrouve parfois confronté à des télescopages de mots imprévus, par exemple dans le texte de Jean-Pierre Siméon il est écrit, pour Philoctète, "je préfère finir ici /dans ma douleur inexpiable". On est alors placé, non pas face à une vérification du sens mais de l'effet, et mettre en scène ce type de texte, c'est accepter d'être confronté à cela. Puis il y a les paramètres de l'acteur, son corps, sa voix, sa propre subjectivité qui agissent sur le sens et réinventent l'écart, car lui aussi, traduit. Il y a bien sûr la typographie, qui permet d'être dans une objectivation possible, et enfin la lecture intime de chaque artiste du spectacle avec des éléments qu'il contrôle et d'autres qu'il ne contrôle pas. Ensuite, il y a les acteurs entre eux qui éprouvent dans l'oreille de l'autre leur texte. Quelquefois le partenaire répond à côté et cela peut se révéler juste ou intéressant, parce qu'il est l'écho d'une perception et non rapporteur d'un sens littéral. Enfin, l'ultime dialogue reste avec la salle. On n'épuise pas le sens d'un texte lors d'une représentation, tous les acteurs le savent, c'est d'ailleurs pour cela que l'on peut et doit toujours remettre en scène. Chaque soir, le texte sonne différemment. Pour conduire ce type d'aventure, il faut à un moment donné ne plus être dans le contrôle intellectuel, et j'aime bien ça. On entre alors dans une dimension plus spirituelle qui, encore une fois est, elle, de l'écoute. Une écoute franche, ouverte, totale, globale. Il faut aussi avoir l'humour de cette position pour éviter la deuxième vérité terrorisante : "vous êtes obligé d'entendre !" "Écoutez !". Rien de tel pour rendre sourd. On ne peut jamais être sûr que tout va être entendu. Il faut que le geste premier soit celui d'une écoute ouverte, libre, joyeuse. Quelque soit le propos il faut être heureux de le dire.


Dans Philoctète, qu'est-ce qui relève pour vous du théâtre ou de la poésie ?


L'histoire, le cadre narratif, la geste si vous préférez, sont assurément du théâtre mais comme ici il s'agit d'une tragédie de la parole, on peut dire que théâtre et poésie sont confondus, scellés dans un même devenir. Le héros est placé en exclusion de la parole, il est abandonné seul sur une île déserte. Sans contact depuis dix ans avec la communauté qui est la sienne. Communauté qui se caractérise évidemment par un corpus linguistique, aussi le retour des guerriers est avant tout un retour de la langue natale avec enfin une possibilité d'échanges. Il est alors frappant que ce retour de la langue se fasse pour mettre en place un mensonge, une duperie. Et l'on est bien là dans la dimension de la parole, non celle du langage. De la parole tenue, selon la formule bien connue " tenir sa parole ". Ici, dès que Philoctète se réapproprie la parole et commerce, l'ambivalence se manifeste. Chaque personnage entend l'autre en fonction de sa vérité. Le mensonge est ici le ressort théâtral. De ce point de vue on s'approche d'une dimension beckettienne, incommunicabilité, puissance des silences, défiance et absurdité du dire. On est à un endroit où la parole est le bien le plus précieux et le véhicule de toutes les ambiguïtés et de tous les effondrements moraux dans un monde sans dieu. Certes, Héraclès arrive, mais c'est un demi-dieu qui a tout d'un dieu à la demande, à la carte. Il arrive parce qu'on a besoin de lui pour sortir dignement de tous ces mensonges. C'est le deus ex machina. Son intervention laisse imaginer la combinatoire des distributions antiques avec, par exemple, Ulysse pouvant devenir Héraclès ! La réalité, c'est que les dieux ne sont pas premiers dans cette tragédie. Ce qui est premier, c'est le caractère immobile de l'oeuvre, le silence dans lequel les échanges vont avoir lieu au milieu de la nature. Système clos, insulaire, dans lequel le sens circule de façon constante et infinie. Une tragédie de la Parole, inscrite dans la lassitude du silence et la vastitude d'un océan. Ici, les êtres traversent le temps.


Propos recueillis et retranscrits par Jean-Pierre Jourdain, juin 2009

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