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Philoctète

mise en scène Christian Schiaretti

: Trois questions au poète

Jean-Pierre Siméon

Pour vous, quel type de rapport le théâtre entretient-il avec la poésie ?


Il y a une donnée objective puisque le théâtre et la poésie ont, avec le dithyrambe, une origine commune. Le théâtre est un poème polyphonique qui se perd quand il s'éloigne de cette origine, mais la question vaut pour aujourd'hui et paraît se formuler de cette manière : quels sont actuellement les rapports du théâtre et de la poésie, et quels devraient-ils être ? S'il y a mille sortes de théâtres et de manières de les aborder, et pour moi elles se valent toutes a priori, ce qui me mobilise c'est : de quoi avons-nous besoin présentement ? Je ne pense pas qu'on fasse un geste artistique de façon purement gratuite. Un geste artistique répond à un besoin de la communauté et pas seulement à un besoin existentiel de l'auteur ou des comédiens et des metteurs en scène. Dès lors, l'interrogation révèle un caractère politique et, pour ma part, je suis convaincu que l'apport du théâtre est de tenter de répondre - et si possible de combler - à ce qui manque à l'homme, à la société. Et ce qui manque prioritairement aujourd'hui, n'est-ce pas la poésie ? Plus que jamais elle s'inscrit frontalement contre les modes dominants de penser, de sentir et de se comporter. A rebours de la superficialité, du mouvement effervescent, de la démonstration, de l'exhibition, bref, tout ce qui nous éloigne de l'intériorité, de la pesée de l'instant, de la recherche de l'intime, de l'arrêt dans le réel pour traverser sa surface, c'est là qu'on trouve la poésie. Ce qu'elle assume est une exigence forcenée, inégalée face à la complexité du réel. J'en conclus que le rôle fondamental du théâtre, parce qu'il est le seul à pouvoir le faire dans la société telle qu'elle se présente actuellement, est de faire partager le poème dans une communauté et que ce qu'il offre alors en partage, c'est avant tout ce que le poème respecte, creuse, c'est-àdire des qualités d'attention aux choses, aux êtres, à tout ce qu'il aborde avec un regard exigeant et gourmand. Pour satisfaire notre appétit du spectaculaire, les propositions, chic ou vulgaires, ne manquent pas : notre société abonde en spectacles clinquants, démonstratifs ou provocateurs alors que le théâtre, à mes yeux, n'a de justification que s'il va là où c'est singulier. Et quand je parle du poème, je n'en parle pas d'une façon vague - on dit un peu trop facilement poème ou poète comme des mots passe-partout cherchant le plus souvent à s'accaparer de façon indue le prestige du poème -, je parle de ce qui fonde son existence, son travail, c'est-à- dire la langue. Cet arrachement dans la langue, qui fait que tout d'un coup la prise de parole est, au sens propre, inouïe. Faire entendre dans la langue commune un état de la langue d'une liberté absolue, affranchie des standards et des stéréotypes de la communication. Il n'y a qu'à ce prix-là, le prix du poème, qu'on peut espérer entendre du neuf sur le monde et sur l'humain. Le danger serait qu'on fasse de ce théâtre exigeant une posture élégante ou élitiste. Je reste convaincu que lorsque le théâtre ose avec conviction et sérénité le poème, il parle à tout le monde.


Quels sont les contraintes et les plaisirs que vous rencontrez lorsque vous écrivez un poème dramatique ?


Le plaisir que je prends à écrire un poème dramatique est le même que celui que j'éprouve pour écrire un poème. Chaque écrivain la connaît, cette émotion qui nous vient quand, sur une page blanche, quelque chose se lève par la seule magie toute simple d'assembler des mots. Je suis d'abord un homme du livre, j'ai longtemps écrit des poèmes pour le livre qui n'étaient que secondairement des poèmes lus éventuellement par des comédiens. Il est vrai que depuis que je fréquente régulièrement le théâtre et travaille avec Christian Schiaretti, ma poésie prend plus en compte une oralité possible, mais tout de même, ce n'est pas ma première préoccupation, même si je pense qu'il y a toujours une voix dans la poésie et que tout poème porte quelque chose de l'incantation première. Ce chant initial, primordial, peut se traduire par de la cacophonie ou une forme de dodécaphonisme, ou par un balancement jazzy, ou par le recours à des rythmes exprès cassés, volontairement brutaux... au bout du compte on sent bien qu'il y a un cantare derrière chaque poème. Certains pourront y voir un retour du lyrisme, que j'assume volontiers. Je vais même jusqu'à déplorer, que pendant des décennies, la poésie ait tourné le dos de façon si radicale et amère au lyrisme. Même si les raisons ne sont pas toutes mauvaises je pense que c'était une erreur de le faire de manière si exclusive. Les poètes qui m'ont nourri ont leur lyrisme, que ce soit Apollinaire, Rimbaud, Villon, Maïakovski, Neruda, Hikmet... Mais l'écriture d'un poème dramatique pose un problème bien particulier : elle m'oblige à tenir compte du fait majeur que la réception du texte se fera dans l'instant de sa profération, ce qui change tout. Le livre permet une saisie du texte ruminante, récurrente... Comment faire pour que la poésie demeure dans l'adresse au public, que ce ne soit pas de la poésie "poétisante" qui se montre poème ? De surcroît, cette poésie sera portée par un corps, un souffle inscrit dans un espace, il faut donc qu'elle anticipe sa dispersion et sa résonance dans un lieu et un temps donnés. Au théâtre, le poème est action, il est un des outils de la représentation. C'est une contrainte particulière que de penser le poème dans sa réception alors qu'habituellement le lecteur est inconnu, invisible, non situable...


Dans Philoctète, qu'est-ce qui relève pour vous du théâtre ou de la poésie ?


C'est une question assez difficile malgré son apparente simplicité. Philoctète est un archétype du théâtre où tous les éléments fondateurs sont réunis : une situation problématique, insoluble, et de fortes énergies qui s'opposent. Cette tragédie sans morts est une épure des mécanismes premiers du théâtre, et comme le disait Mallarmé de la poésie, ici tout est réduit à son rythme essentiel. Ce qui m'a subjugué et que j'ai choisi de traiter, c'est la poésie de ce guerrier esseulé et solitaire, la puissance de cette île désertique, abrupte, dure, où l'homme est entre un état sauvage et un état humain. Il est bête fauve parmi les bêtes fauves et ce n'est que par son aptitude à la parole qu'il peut échapper à sa condition misérable. La première chose qu'il exprime en voyant les étrangers, c'est "parlez, parlez, que j'entende une langue humaine". Cette composante poétique, affirmation de l'humain par l'exhaussement de la parole, me renvoie à Primo Levi qui nous apprend qu'à Auschwitz, c'est par le poème qu'il retrouvait la manifestation de l'humanité. C'est une pièce sur le prestige de la parole. C'est aussi un poème sur la solitude, sur la déshérence, la déréliction, sur la souffrance du solitaire. Au-delà de l'individu et de sa psychologie, c'est une métaphore de la solitude métaphysique avec des accents beckettiens. L'incroyable force de cet homme qui se tient debout, au milieu des flots, des vents, et qui semble, avec le temps, fait de la matière de cette île, évoque pour moi la sculpture de Giacometti L'Homme qui chavire. Philoctète est une objection au néant. Lui et son île, malgré les menaces constantes, demeurent. Il ne songe pas à se suicider. Il résiste. Il parle, il attend. C'est tout le destin de l'Homme qui, pour moi, est lui aussi une objection au néant.


Propos recueillis et retranscrits par Jean-Pierre Jourdain, juin 2009

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