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Passion selon Jean

mise en scène Sophie Loucachevsky

: Présentation

par Sophie Loucachevsky

Antonio Tarantino dit de sa Passion qu’elle est un Mystère, qu’elle propose un point de vue religieux sur lemonde. Je n’ai moi-même aucun point de vue religieux et rien à raconter sur le monde. Cependant entre sacré et profane, entre farce et tragédie la pièce m’amuse, m’impressionne, m’interroge. J’ai repensé à Passion le film de Jean-Luc Godard dans lequel je jouais et qui démarrait comme ça ; il me demandait : «Mademoiselle Loucachevsky c’est quoi cette histoire ? » et je répondais : « il n’y a pas d’histoire. »


La trame de Passion selon Jean est relativement classique : le parcours d’un schizophrène qui se prend pour le Christ et de Jean, son infirmier, qui se perd dans les méandres de la nouvelle loi 180 sur les fous. Un périple qui reconstitue les étapes de la Passion. Cependant, au-delà de la fable, Antonio Tarantino dépouille le mythe de tout mysticisme y préférant un élan dionysiaque qui fait la place au théâtre.


Car c’est bien de théâtre qu’il s’agit.


D’une part deux personnages, un corps à corps, le choc des langages. Deux héros bien présents sur un plateau. D’autre part, hors champ une foule de personnages issus de l’imaginaire schizophrène, si réels que l’infirmier en arrive à leur parler. Et nous spectateurs, témoins, nous rions.


Comme si le monde, notre monde, le Monde n’était qu’une immense farce…


Deux acteurs entrent en collision avec desmots.Desmots hallucinés. Comme le périphérique autour de la ville, autour des spectateurs s’enroule un chemin de croix. Aux quatre poins cardinaux surgit une image. Ainsi semet en jeu la réalité et se pose une simple question : qui aujourd’hui peut encore rire de cette farce, le monde.


L’emprise physique des mots
D’emblée Antonio Tarantino pose un problème excitant, sensoriel, affectif, pas vraiment intellectuel. Son écriture offre une grande liberté. Il s’agit évidemment de la langue italienne, mais j’ai du mal à la qualifier tellement elle est personnelle, tellement elle échappe aux schémas rigoureux de logique, d’expression. Du coup, on se dégage de la justesse du mot pour tenter de trouver un autre registre, mais sans vraiment savoir lequel.
Pour traduire Tarantino, plutôt que deme lancer dans des études philologiques, j’y suis allé physiquement. Sa langue est comme mise en charpie et c’est ce qu’il me fallait respecter : garder cet aspect bordélique, qui indirectement, renvoie à quelque chose d’extrêmement précis. Précis par subterfuge en quelque sorte. C’est là que se plaçait le combat, dans l’énonciation, dans l’idée que pour parvenir à exprimer une idée, il est nécessaire de maltraiter la langue. Telle est sa nature, qu’on ne peut la récupérer. Elle vous soumet à une telle emprise physique, qu’on ne peut l’aborder que physiquement. Dans un corps à corps, mais situé à l’intérieur d’un espace à la fois mental et choral.
Si apparemment, dans Passion selon Jean, il y a seulement deux personnages, c’est en fait tout un monde qui vrombit autour d’eux, et on ne sait jamais, en fait, qui est lui, qui estmoi, et l’autre. L’écriture conflue dans une collectivité. Mais si petite soit-elle, elle parvient àmettre la langue en lambeaux, tout en lui donnant une poésie, une force.


Mythique et politique
Dans sa tétralogie – StabatMater, Vêpres de la vierge bienheureuse, Passion selon Jean, Tarantino reprend certains motifs de la mythologie grecque ou chrétienne. Toutefois, ils interviennent en tant que redéfinition d’une poétique expressive. Passion selon Jean se voit comme la révélation d’un Mystère tel qu’on le jouait au Moyen Âge. Il y a là quelque chose d’archaïque, le retour à un motif ancien, pareil à un inconscient qui ressurgirait avec une forme expressive extrêmement définie. Passion selon Jean raconte effectivement un chemin de croix, et puise donc à la mythologie chrétienne. Parallèlement, chez Tarantino, la situation politique est toujours extrêmement présente, totalement contemporaine. Il y a donc, d’une part cet encadrement formel qui renvoie à une mythologie du représenté déjà défini, d’autre part, une vivace interpellation du présent, et pas n’importe lequel. Il s’agit vraiment de questions fondamentales.
Les trois pièces expriment les contradictions de celui qui ne peut cesser de croire à la lutte des classes, à la puissance du prolétariat, alors même que les partis ont abandonné cette dimension, devenue mythique puisque perdue de vue. La tension politique du présent est constante chez Tarantino, et même très violente. Elle ne se résout jamais. Jusqu’à la mort, la lutte des classes mène la pièce du début à la fin, sans apporter la moindre solution. La narration chez Tarantino, s’inscrit toujours dans la polémique de la violence exercée par une classe sociale sur une autre. Il décrit un tiers monde confiné dans son camp par la force, à tel point que la seule issue, c’est la mort. La mort comme acte libératoire, non délibéré. Une absence de choix non pas d’ordre anthropologique, mais politique. Il est clairement dit que votre seul droit est de crever.


La fin du néoréalisme, de Pasolini à Tarantino
Il existe un lien certain entre Tarantino et Pasolini. Et aussi avec Testori, un auteur dramatique italien très peu connu en France. Tous trois exploitent une veine extrêmement forte dans la pensée italienne de cette époque. D’une part, la crise du réalisme, qui elle, est de nature européenne, mais surtout la crise du néoréalisme. Comme Bolognini d’ailleurs, ils ont déstabilisé le concept de pureté attaché au néoréalisme, devenu infécond et impraticable dès les années 70. C’est aussi une manière d’affronter certaines formes de réalisme qui perdurent dans la tradition italienne – chez Visconti par exemple – et apparaissent limitées par rapport à des expériences comme celles de Pasolini ou de Tarantino, lesquelles sont débarrassées de toute complaisance idéologique ou culturelle. Il est important de comprendre qu’au moment où le néoréalisme a fini de vouloir dire quoique ce soit, Pasolini, en utilise les éléments tout en les détruisant. Il opère alors une véritable révolution. Il a compris que le néoréalisme n’est plus fréquentable. On en arrive ainsi à des films comme Salo ou La Ricotta, et aussi Mamma Roma : des expériences où il n’y a plus de salut possible.


Et à Fellini
Le monde de Tarantino me fait également penser aux Nuits de Cabiria. C’est le même, un monde totalement désespéré. Dans le film de Fellini, l’héroïne tombe de malheur en malheur, et trouve à la fin la force de sourire, ou de pleurer en souriant. Là comme chez Tarantino, les personnages sont pleins de vie,mais confinés, enfermés. Ilsmènent une existence concentrationnaire. Comment en sortir ? C’est impossible, c’est sans issue. Chez Tarantino, ils renoncent à lutter parce qu’ils doivent mourir. Ils n’ont plus le choix, tant les structures culturelles, politiques et économiques sont devenues des machine à broyer à la fois l’esprit et le corps. Chez Fellini existe encore une liberté, inimaginable vingt ans plus tard chez Tarantino. Dans Passion selon Jean on voit s’installer un monde carcéral. L’hôpital, bien qu’il soit moderne, possède un système de contrôle constant. Nous sommes dans un espace différent, où l’individu n’a plus le loisir de rêver. C’est ce qui est encore plus poignant. Malgré tout, Cabiria peut encore rêver, alors que dans la Passion selon Jean, ni l’infirmier niMoi-Lui ne le peuvent plus. Le rêve est devenu la voiture, la promotion ou la possibilité de fumer une cigarette. On ne se sent pas seulement réduit à peau de chagrin – c’est encore un mot noble – mais anéanti par la mesquinerie effrayante du monde auquel on nous pousse à adhérer.


Pour de rire
Pour en revenir à la langue, elle est en totale déstabilisation. Improbable, archaïque, d’une sonorité étrange, très difficile à parler. Où est la syllabe ? La consonne, la vocale, etc. ? Le texte en tire une puissance humoristique incroyable, qui ne tient pas simplement à la farce. On y rencontre une dimension ubuesque, impossible à restituer à partir de l’italien. Alors je suis obligée d’inventer un français à la fois dérisoire et grotesque, un langage sur lequel on bute tout le temps, quimet l’acteur sur la défensive. L’acteur est entraîné dans un halètement qui devient par luimême ou par là même, risible. En même temps c’est joyeux. N’utilisons pas de grands mots, mais il y a un côté dionysiaque dans cette affaire. Ce n’est pas vraiment Rabelais, plutôt une tentative de décolorer la langue française pour lui donner une sorte de peau neuve.


Au hasard d’une rencontre
Ma rencontre avec Tarantino, c’est comme une histoire que l’on prend en cours de route. Tous les signes que l’on arrive à transmettre deviennent positifs, dans le sens où ils sont porteurs à la fois de volonté, de désir, de capacité, de patience. C’est une rencontre importante.

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