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Paradise : Codes inconnus I

+ d'infos sur le texte de Daniel Keene traduit par Séverine Magois
mise en scène Laurent Laffargue

: Le thème des « codes inconnus »

Le travail s’articulera autour de la notion de « codes inconnus », c’est-à-dire de la confrontation d’individus avec des univers ou des situations non inscrits, non codés, non réglementés. Des personnages, que rien ne prédispose à se rencontrer, se retrouvent sans le vouloir face à des situations qu’ils n’ont pas l’habitude de vivre et qu’ils doivent affronter, sans que rien ne les y ait incités ou préparés.


Je voudrais parler de la notion de limite, aller vers la frontière de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas. Ce travail sur le « code inconnu » explorera deux thèmes, deux domaines de l’expérience humaine extrêmement codifiés, ritualisés : le sexe et la mort.


Je voudrais parler de sexe, de l’expérience de soi que donne le rapport au sexe, du désir, du fantasme et de la limite, c’est-à-dire de l’endroit, du moment, où l’on a envie de transcender les codes. Je ne pense pas à un traitement trop explicitement « sexuel », mais je souhaiterais que le discours et l’action expriment toujours la tentation, le désir d’aller plus loin, cette quête qui mène à quelques questions essentielles : « Qui suis-je ? », « Qu’est-ce que je veux ? » et « Suis-je ce que je veux ? ».


Ces deux thèmes ont toujours été liés (c’est la vieille association « Eros et Thanathos » des Grecs, et ne dit-on pas que la jouissance est une « petite mort » ?). Ce sont aussi des thèmes récurrents, que j’ai déjà abordés dans mes spectacles. Mais ici, je voudrais parler plus spécifiquement de la notion de limite : celle qui sépare la vie de la mort, l’humain de l’inhumain… Une des manifestations de cette limite, c’est la peur : peur de passer la frontière, de transgresser, de se perdre… Je voudrais questionner cette peur et l’autre dimension de la transgression : le désir, le plaisir, l’attirance vers l’inconnu…


Je souhaiterais mettre en place un dispositif lui aussi « inconnu », non répertorié, qui impliquerait le spectateur et qui transgresserait un autre rituel, toujours très codifié : celui de la représentation théâtrale. Le spectateur devra accéder à la salle en marquant un arrêt dans un sas fermé. Pour pouvoir être libéré de ce sas, il devra suivre les consignes d’une voix (je pense au film Exotica d’Atom Egoyan), qui lui demandera de poser l’empreinte de son pouce à un endroit précis, puis de se faire photographier. Je souhaiterais faire naître une forme d’inquiétude, mais aussi une solidarité entre les spectateurs. La personne sera libre de repartir ou de se lier aux autres pour se diriger vers l’inconnu. Le spectateur devra lui aussi éprouver du désir - et peut-être un peu de crainte - pour ce qu’il va découvrir : deux sentiments indispensables pour la suite.


Le sas ouvert découvrira une boîte de nuit, un night-club comme on en trouve dans tous les quartiers « chauds » des grandes villes. L’espace scénique pourrait être un bi-frontal constitué de petites tables rondes et de fauteuils, ainsi qu’un plateau circulaire (semblable à une scène de strip-tease) situé au fond de la salle. L’action se déroulera au milieu, entre les spectateurs mais aussi sur le plateau qui leur fera face. Je souhaiterais enfermer le spectateur dans un endroit glauque, étrange, mystérieux et l’isoler pour l’emmener sur un terrain inconnu, fantasmatique – je pense aussi à ces endroits envoûtants, à ces « cabarets » oniriques des films de David lynch, comme Mulholland Drive.


L’espace ainsi constitué devra être très réaliste, on peut ainsi imaginer la présence du personnel : le patron du night-club, la gérante du bar, un vigile à l’entrée, le D.J., un(e) serveur(se), une danseuse/strip-teaseuse, etc. Les personnages, le décor et la musique permettront d’installer le spectateur dans une ambiance particulière, prégnante. Deux comédiens seront présents parmi le public, à son insu. Les deux faux spectateurs discuteront (micro H.F.) au sujet d’une anecdote vécue par l’un d’eux, qui pourrait prendre la forme d’une confession intime, très crue, et qui mettrait le public « dans le bain ». Cette forme de confession pourrait se reproduire et rythmer l’action.


Le spectacle peut démarrer. Je voudrais qu’il soit constitué de quatre ou cinq actions d’environ 15-20 minutes : sorte de numéros, de « shows » qui se dérouleront sur le plateau et qui mettront en scène des histoires liées au sexe, à la mort, à la peur, aux « codes inconnus ». Ces numéros seront ponctués par des « attributions de pensée » que l’on aura préalablement données aux spectateurs. La photo d’un spectateur, prise lors de son passage dans le sas, sera projetée sur un écran. On lui aura attribué une nouvelle identité civile, une nouvelle fonction et une « pensée » (écrite ou en voix off) relative à ce qu’il vient de voir sur le plateau : excitation, dégoût, association d’idées, etc. Ces personnages inventés pourront aussi être associés à l’histoire en cours. Une dizaine de spectateurs seront ainsi mis en avant, créant la confusion parmi le public : il s’agit là d’une manipulation, d’une usurpation, mais seuls les spectateurs choisis le sauront… Exposés, (et peut-être « accusés »), ils participeront donc à l’action malgré eux.


Il s’agit d’une interaction qui doit rester très contrôlée, une forme de manipulation qui permettrait de jouer sur quelques dimensions essentielles de l’expérience sexuelle : l’identité (ou plutôt la dissonance entre l’identité sociale et l’identité sexuelle), la compromission, le regard de l’autre, la honte…


Les actions jouées sur le plateau, je les nomme volontairement numéros ou shows car je souhaiterais créer une ambiance de cirque, d’arène..., allier une forme moderne, contemporaine du théâtre avec une autre très primaire, plus lointaine.


Ces espaces traditionnels (arènes de tauromachie ou de combats de gladiateurs), qui sont le lieu de combats sanglants, parlent toujours de l’endroit où se situe la limite de l’homme. Je voudrais que dans ces numéros s’expriment aussi cette forme de violence sexuelle et rituelle : exhibitions, luttes, injures, coups et peut être torture…, qui placent le spectateur en situation de voyeur, plus ou moins actif. Après chaque numéro (sanglant ?), la scène sera balayée, on servira à boire aux spectateurs, le « débat » (vrai ou faux) reprendra…


La société a instauré des codes : code social (la loi, la morale), code linguistique (le langage). Des codes qui nous servent à communiquer ou à vivre ensemble, mais qui posent aussi des limites : ils définissent ce qui n’est pas communicable, ni « vivable ».
Le « codage », l’intégration des codes est donc une aliénation, une perte de liberté et d’identité. Il donne l’impression de maîtriser le monde, tente de rassurer l’individu mais crée son revers : la peur de l’inconnu, le désir de la transgression. Dans ce spectacle, on tentera de créer de nouveaux codes, à la fois familiers et étranges, et on s’interrogera en retour sur les nôtres : où est la limite ? Où est la transgression ? Le domaine de l’expérience sexuelle est à la fois l’un des plus « codés » (le code pénal peut en témoigner), et des plus incontrôlables : il est celui où l’individu remet en question son rapport au monde, son adhésion à l’ordre social.


C’est parce qu’elle est le lieu de toutes les subversions que les sociétés sont toujours tentées de contrôler la sexualité : le retour de l’ordre moral, que l’on constate aujourd’hui, en témoigne… Le sexe n’est jamais apparu aussi effrayant. C’est cette peur, et tous les symptômes qui y sont liés (perversion, honte, contrôles des mœurs, etc.) que je voudrais explorer.


Aujourd’hui, je souhaite aller ailleurs dans ma démarche de metteur en scène. Je voudrais proposer un contexte, une thématique qui impliquent fortement le spectateur et l’amènent vers une forme d’expérience particulière, différente. J’ai envie de trouver une forme d’expression directe, frontale, « limite » en prise avec le présent, l’intime, l’universel… Ici et maintenant.


Le travail avec Daniel Keene sera particulier, puisqu’il ne s’agit pas ici expressément de « commande de pièce ». Je demande à Daniel de travailler à partir de ces propositions, au même titre que les comédiens. Il y aura bien sûr une construction dramatique, qui donnera sa cohérence au spectacle. Mais j’ai envie de garder cette idée d’expérimentation, d’« inconnu ». J’ai envie de partager cette aventure avec Daniel car je pense que dans son écriture, ces notions de « codes inconnus » sont très présentes, qu’il a toujours une manière singulière de parler du sexe et de la mort.


Laurent Laffargue, décembre 2002

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