theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Par les villages »

Par les villages

mise en scène Stanislas Nordey

: Entretien avec Stanislas Nordey

Propos recueillis par Jean-François Perrier

C’est la première fois que vous mettez en scène un texte de Peter Handke?


Stanislas Nordey : Oui, même si, dans le passé, j’ai déjà travaillé avec des élèves de l’École du Théâtre National de Bretagne à Rennes sur des textes de Peter Handke, tels que Outrage au public et Introspection. Peter Handke fait partie de ma mythologie personnelle. C’est en effet adolescent que j’ai découvert certaines de ses oeuvres, comme La Femme gauchère ou encore L’Angoisse du gardien de but. Plus tard, j’ai choisi pour livre de chevet Par les villages. C’est un livre qui, depuis, m’accompagne dans la vie et auquel je reviens sans cesse. Je lisais régulièrement cette pièce sans intention, jusqu’à ce qu’Hortense Archambault et Vincent Baudriller me proposent d’être l’un des deux artistes associés de l’édition 2013 du Festival d’Avignon. J’ai alors commencé à réfléchir à un texte qui pourrait résonner dans la Cour d’honneur du Palais des papes et Par les villages s’est imposé.


Pourquoi la Cour d’honneur vous est-elle apparue comme «le» lieu de cette création?


Je me suis demandé quel texte valait vraiment la peine, aujourd’hui, d’être partagé avec deux mille personnes. Je me suis alors souvenu du monologue de Hans dans Par les villages, c’est-à-dire de la parole d’un ouvrier qui pourrait être déployée devant cette agora qu’est la Cour d’honneur. Je souhaitais aussi établir un moment fédérateur – mais pas pour autant consensuel – dans ce lieu : je crois qu’il y a une possibilité, pour chaque spectateur, de se reconnaître dans les personnages très divers de la pièce. Il y a une identification qui peut fonctionner pour chacun des personnages, en partie ou en totalité.


Peter Handke a toujours lutté contre le théâtre «spectaculaire». La Cour d’honneur n’est-elle pas justement le lieu du spectaculaire?


C’est effectivement possible, mais pas pour moi. Il me semble que la Cour d’honneur est le lieu de l’intime : parler à ces deux mille spectateurs, c’est paradoxalement comme parler à un seul d’entre eux. J’ai, par exemple, ressenti quelque chose de cet ordre en 2007, en écoutant Jeanne Moreau et Samy Frey lire Quartett d’Heiner Müller, assis à une petite table. C’était magique. C’est cette intimité que je souhaite établir avec le public, même si je tiens à préciser que la pièce de Peter Handke n’est pas seulement un texte qui touche à l’intime, mais aussi une adresse au monde puisque le discours de Hans se termine sur cette phrase terrible : «Mais enfin une joie folle me prend à voir notre corruption à tous. Que l’humanité est abandonnée. Que l’humanité est abandonnée.»


La pièce serait donc double pour vous?


Beaucoup plus que double… Elle brasse tout : les rapports sociaux, la ruralité, l’urbanisme destructeur, la famille, l’héritage, le monde qui change, la présence des morts dans le quotidien… Elle embrasse non seulement toute une époque, mais aussi toutes les problématiques essentielles auxquelles l’homme peut être confronté. Ce n’est pas un hasard si elle a été «pillée», dans le bon sens du terme, par des écrivains comme Jean-Luc Lagarce, Didier-Georges Gabily et bien d’autres.


Cette dualité entre l’épique et l’intime ne se double-t-elle pas d’une dualité entre poétique et politique?


Toute cette oeuvre est un magnifique collage entre ces deux termes. C’est aussi un collage entre divers styles d’écritures, qui crée des zones d’une grande clarté, accolées à des zones de clair-obscur. C’est ce que j’aime dans ce poème dramatique où se mêlent motifs poétiques et motifs politiques. La fureur de Hans qui parle «des puissants» a une force décuplée par la poésie de sa langue.


Est-ce la force du langage qui en fait une pièce intemporelle?


Bien sûr. Selon moi, l’un des plus beaux moments de la pièce réside dans le passage où Hans, l’ouvrier, fait le portrait de ses trois compagnons de travail. Sa façon d’en parler hisse ces trois personnages à un niveau de légende, à un niveau héroïque. À titre d’exemple, dans le texte, l’ouvrier qui construit un château dans son jardin devient l’égal des grands bâtisseurs de cathédrales de l’époque médiévale. Tout ce que raconte Hans est dit avec une langue très simple même si elle est très sculptée, très travaillée comme l’est celle de l’artiste. Pour Peter Handke, les ouvriers sont comme des figures d’artistes maudits qu’il place au coeur de son poème. Ceux-ci refusent d’ailleurs d’être définis comme des ouvriers. Hans le dit à son frère : «Malheur à toi si tu oses décider qui nous sommes, malheur à toi si tu dis qui il est, un mot d’interprétation et la fête est finie.» Peter Handke va au-delà des apparences pour atteindre le coeur de l’être et son écriture est le moyen d’atteindre une certaine forme d’intemporalité. Cependant, il n’y a pas de sophistication dans son style. Le tout début de la pièce ne peut être plus évident : «Mon frère m’a écrit une lettre. Il s’agit d’argent ; de plus que d’argent : de la maison de nos parents morts et du bout de terre où elle se trouve.» Qui ne peut comprendre cela? Et pourtant, ce n’est pas une écriture minimaliste, c’est une écriture qui va «à l’os» même de toute écriture. C’est très ambitieux, mais je suis incapable d’expliquer comment il est possible de réussir cela. C’est un vrai mystère pour moi.


Peut-être est-ce parce qu’il y a une part d’autobiographie dans cette oeuvre…


L’oeuvre est autobiographique et revendiquée comme telle par l’auteur. C’est une autobiographie critique, puisque Peter Handke se met en scène dans le personnage de l’écrivain, Gregor, et qu’il ne se ménage pas. C’est un magnifique portrait de lui-même et, dans le même temps, un portrait dans lequel je me reconnais et reconnais aussi beaucoup de ceux qui m’entourent.


Cette pièce est, pour Peter Handke, un élément d’une tétralogie dont les trois autres parties sont des romans.
Vous êtes-vous intéressé à ces autres textes?


Je m’y suis forcément intéressé et j’ai conseillé amicalement aux acteurs qui m’accompagnent dans ce projet de se plonger dans ces trois romans. De toute évidence, il y a un chemin qui s’accomplit aux travers des quatre oeuvres. Cela est essentiellement valable pour Laurent Sauvage qui va jouer Gregor, le double de Peter Handke. Ce parcours au sein de ce corpus crée un imaginaire secret pour les acteurs, sans que les spectateurs ne s’en rendent compte. Avec Par les villages s’ouvre la dernière étape d’un voyage, d’une quête, d’un retour aux origines qui va se terminer près du cimetière, auprès des morts. Nous devons donc avoir la tétralogie en tête, car les différents textes se tuilent, se superposent plus qu’ils ne se suivent chronologiquement. Pour ne prendre qu’un seul exemple, ce n’est pas par hasard si le personnage de Nova, dans le tout premier texte de Par les villages, fait référence à l’«homme d’outre-mer» qui renvoie directement à Lent retour, le premier texte de la tétralogie qui se passe en Alaska. Nous sommes donc constamment accompagnés par cet ensemble d’oeuvres.


Y a-t-il un lien entre cette pièce familiale et votre désir de la faire jouer par des acteurs, dont vous dites vous-même qu’ils sont «votre» famille de théâtre?


Il y aura, sur le plateau, deux membres de ma «vraie» famille : ma mère, Véronique Nordey, et l’un de mes neveux. Dans la distribution des rôles, j’ai tenu compte de la structure de la pièce et pour jouer mon frère, j’ai choisi Laurent Sauvage, qui est, en quelque sorte, mon frère de théâtre. Pour la soeur, j’ai pensé à Emmanuelle Béart, avec laquelle j’ai aussi un lien fraternel s’inscrivant sur plusieurs années de travail commun. Les trois ouvriers seront interprétés par des comédiens qui travaillent régulièrement avec moi : Richard Sammut, Raoul Fernandez et Moanda Daddy Kamono. Pour les deux personnages qui, dans la pièce, sont étrangers à la famille – l’intendante et Nova – j’ai opté pour deux actrices avec lesquelles je n’avais jamais encore travaillé : Jeanne Balibar et Annie Mercier. Il y a donc une sorte d’évidence pour moi dans cette distribution. Cependant, lorsque l’on parle d’une famille au sujet de cette pièce, il ne faut pas oublier que les parcours des membres de cette famille sont des trajectoires très solitaires. Il faut donc la faire jouer par des «solistes solidaires».


Est-ce aussi une pièce sur la solitude?


Évidemment ; c’est une sublime pièce sur la solitude. Le monologue de l’intendante du chantier, évoquant son devenir lorsqu’elle quittera son travail est d’une grande beauté. Il exprime magnifiquement le sentiment de la solitude, mais aussi la prémonition de cette solitude qui arrive à grands pas. Nova est également un personnage solitaire, presque une déesse qui fait immanquablement penser à Athéna. Ce sont toutes deux des figures solitaires.


Vous parlez de la déesse Athéna en référence au personnage de Nova…


Je pourrais aussi dire que le retour dans le village de Gregor, le frère artiste, est un peu comme le retour d’Ulysse. Comme tous les grands textes de la littérature dramatique, cette pièce est nourrie par les tragédies de la Grèce antique, adossée à ces oeuvres fondatrices. Peter Handke y fait clairement allusion dans L’Histoire du crayon, précisant que, pour lui, les scènes de son théâtre doivent se passer «devant» les lieux où se déroule l’action et non «dans» les lieux, autrement dit : devant le palais chez les Grecs, devant le cimetière chez Handke.


Peter Handke parlant de cette pièce et de sa tétralogie dit qu’il voulait «faire ressurgir toute l’innocence qui était en lui avant d’écrire». Ce retour vers l’enfance est-il un thème qui vous intéresse?


Il est vrai qu’un des personnages de la pièce est un enfant ; celui qui va être le continuateur de l’histoire familiale et sur lequel chacun s’interroge. Mais ce sont surtout Gregor, son frère Hans et sa soeur qui font de constantes références à leur enfance. Ce n’est sans doute pas un hasard si Peter Handke écrit Par les villages au moment où il vient d’être lui-même père. Plus que l’innocence de l’enfance, je crois que c’est le problème de la filiation, de la transmission qui se pose dans cette pièce.


La symbolique de la mort est également omniprésente dans Par les villages


Oui, en effet, elle est omniprésente, tout comme le sont les morts, les vivants ainsi que ce rapport violent qu’ils entretiennent les uns avec les autres. La pièce se termine devant le cimetière, mais Peter Handke insiste beaucoup dans une didascalie pour dire que, si la scène se passe devant le cimetière, on ne doit pas voir les tombes, mais seulement les arbres qui, eux, vivent dans le cimetière.


Les indications de Peter Handke sur le cimetière rejoignent les nombreuses didascalies qui parsèment le texte de la pièce.
Comment en tenez-vous compte?


Sur le plan des didascalies scénographiques, nous cherchons encore la façon de voir comment les traiter. Je vais sans doute surprendre en disant que le problème est un peu identique à celui que l’on a lorsqu’on met en scène une pièce de Feydeau. En effet, quand j’ai travaillé sur La Puce à l’oreille, j’ai compris très vite que si l’on ne prend pas en compte les indications de l’auteur, on est très vite perdu. Il est impossible d’échapper à ce qui est écrit dans les didascalies : elles ne sont pas optionnelles, mais nécessaires. Avec Peter Handke, je me pose les mêmes questions car il y a une cohérence totale entre le contenu du texte et les didascalies. Pour l’instant, nous avons établi deux axes de recherche; un qui reste très près des didascalies et un qui s’en éloigne. Mais nous n’avons pas encore tranché sur cette véritable question. Les didascalies sont la trace de quelque chose qui dépasse les simples conseils au metteur en scène. Elles sont là pour s’ancrer, de manière très forte, dans l’imaginaire de l’acteur. Elles ne sont pas des injonctions, mais des points d’appui, des avertissements à ne pas négliger.


Qu’en est-il alors des quatre indications de jeu adressées par Peter Handke aux acteurs dans la préface à la pièce : «C’est moi qui suis là. – Tous sont dans leur droit. – Continuer à jouer après les mots de conclusion. – Ironie fervente.»
Qu’insufflent-elles au reste du texte?


Ce sont des indications très ouvertes, mais cependant très précises, qui se poursuivent par deux citations, dont une de Friedrich Nietzsche où il est question de rythme, de tempo, de lenteur. À mon avis, on aurait tort de croire qu’il y a comme du surplace dans cette pièce. Ce n’est pas rapide, mais ça avance. Je sens comme une trépidation colérique entre les mots. Peut-être une accélération, comme un orage qui gronde et qui explose, puisque l’on est au terme de la tétralogie. Peter Handke n’aime pas la distanciation que certains acteurs utilisent pour jouer ses personnages et il le dit très clairement. Il préfère une forme d’incarnation qui engage l’acteur.


La pièce date de plus de trente ans et se veut révolutionnaire aux dires de Peter Handke qui n’appréciait pas le théâtre qu’il voyait à l’époque. Est-elle encore révolutionnaire aujourd’hui?


Révolutionnaire je ne sais pas, mais singulière et sans équivalent, certainement. La pièce a une théâtralité évidente, tout en échappant aux codes théâtraux du XXe siècle. Elle n’est pas déstructurée, elle fonctionne comme un récit sans en être vraiment un. C’est une synthèse de tous les mouvements historiques du théâtre : théâtre symboliste, théâtre tragique grec, théâtre-récit… C’est la possibilité d’un théâtre littéraire à l’oralité étrangement immédiate. Peter Handke est un érudit qui propose un objet théâtral totalement reconnaissable et en même temps, totalement inconnu et complètement mystérieux. C’est, en tout cas, la sensation que j’ai en travaillant sur Par les villages.


Vous dites que la pièce est aussi «un magnifique chant d’amour à la force de l’Art»…


C’est ce qui, pour moi, rend la pièce «hors époque», magnifiquement intemporelle, et qui en fait, sans doute, un classique qui traversera les siècles. La force incomparable de l’Art est un motif que l’on retrouve dans le discours de tous les personnages, même l’intendante du chantier, même la gardienne du cimetière. Il décrit les ouvriers comme des artistes qui manient la glaise ce qui n’est pas le cas de Gregor, l’écrivain, le presque double de l’auteur. Il n’y a pas de sanctification de l’artiste, mais la certitude que l’Art est la seule vraie valeur. La force de l’Art peut changer une vie, même la vie de ceux qui en sont socialement éloignés. En allant encore plus loin, je dirais que Peter Handke est persuadé que le profane, l’innocent, le candide est celui qui est le plus à même d’être proche de la révélation artistique. On a le sentiment que, dans sa rêverie, il pense que la bourgeoisie est peutêtre plus éloignée de l’Art que ces bâtisseurs de cathédrales ayant construit ces chefs-d’oeuvre de beauté, par la simple raison qu’ils ont tout simplement été en contact direct avec l’oeuvre réalisée. C’est dans l’extraordinaire discours de Nova, qui clôt la pièce, qu’éclate cet hymne à la force de l’Art. Ce n’est pas un texte démonstratif ou pédagogique, mais un monologue de questionnements mystérieux qui crée du trouble, même si l’on croit reconnaître ce dont parle le personnage. Il me semble, ici, qu’il est question d’immortalité de l’Art dans ce monologue prononcé par la figure de Nova devenue comme «un torse posé en haut du mur» du cimetière, c’est-à-dire au-dessus des morts.


Le regard que porte Peter Handke sur le monde ouvrier est donc très original.


Je dirais même unique, et sans aucun rapport, par exemple, avec ce que Brecht a pu faire en tentant de tout analyser, de tout comprendre, de tout expliciter. Peter Handke laisse, au contraire, toutes les portes ouvertes, envisage tous les possibles pour offrir une liberté totale à l’imaginaire du spectateur. À partir du moment où j’ai eu envie de faire entendre cette parole ouvrière dans la Cour d’honneur, j’ai relu mes classiques brechtiens et je me suis retrouvé quelque peu enfermé dans une pensée qui sait très bien où elle va et qui fait disparaître le mystère. Je ne parle pas là de l’indéniable qualité littéraire de l’écriture de Brecht, mais de ce théâtre de propagande qui me semble contraindre notre capacité d’imagination. Il ne faut pas oublier aussi que Peter Handke dit avoir eu le désir d’écrire Par les villages après avoir entendu une chanson de Jacques Brel, qui parlait des humiliés et des offensés. Il voulait ainsi écrire un long chant, un long monologue, avant de fragmenter sa parole.


Le texte est en effet une alternance de dialogues et de monologues. Certains monologues ne sont-ils pas construits comme des dialogues entre le personnage et une sorte de double?


Cette question du monologue et de sa nature me touche beaucoup, surtout depuis que je joue le texte de Pascal Rambert Clôture de l’Amour, qui se présente comme deux monologues se répondant, mais que l’auteur définit comme un long dialogue. Il me semble que chez Peter Handke, c’est la même chose et qu’il n’y a pas vraiment de monologues, mais de longs déploiements de parole. Effectivement, dans la pièce, ces monologues s’adressent toujours à quelqu’un, parfois même au public. Il s’agit, ici, de faire réagir l’autre en lui déclarant tout ce qui doit être dit. La longueur de la réplique ne doit pas faire oublier cet élément essentiel qu’est l’adresse à l’autre. Il faut tout dévoiler, aller jusqu’au bout de la pensée, de l’histoire, des sentiments, des frustrations. Quand la pièce se termine, nous avons le sentiment que tout, en effet, a été dit et qu’il n’y a rien à ajouter.


En ce qui concerne le public, Peter Handke écrit que, s’il n’est pas là, l’oeuvre dramatique n’est que de «l’élucubration d’auteur».


C’est ce qui justifie la force de la pièce, Par les villages, au sein de la tétralogie, et donc des trois romans. Si Peter Handke a cru nécessaire d’écrire une pièce, c’est qu’il lui fallait terminer la tétralogie par quelque chose qui devait être dit et non pas seulement lu. Là encore, on pourrait même penser que Peter Handke reprend, en quelque sorte, les tétralogies grecs, avec comme dernière pièce, un drame satyrique. Par les villages jouerait donc un peu ce rôle de quatrième partie. Comme Pasolini, Peter Handke utilise plusieurs formes d’expression pour témoigner sans détour, tout en sachant pertinemment que le lecteur de roman est seul dans sa lecture, alors que le spectateur de son époque est entouré de beaucoup d’autres. Dans son poème dramatique, Peter Handke se dévoile «publiquement». Il a besoin de la présence du public pour partager avec lui cette parole, le temps de la représentation.


Vous mettez en scène ce spectacle, mais vous allez aussi l’interpréter en endossant le rôle d’Hans. Pourquoi?


Quand Hortense Archambault et Vincent Baudriller m’ont proposé d’être artiste associé, je leur ai dit que j’étais à un moment de ma vie où, après avoir été essentiellement metteur en scène, j’avais envie d’affirmer davantage mon métier d’acteur avec d’autres metteurs en scène, comme ce fut le cas avec Wajdi Mouawad, Pascal Rambert, ou plus récemment avec Anne Théron. Il me paraissait donc juste, en tant qu’artiste associé, que l’on me découvre sous les différentes facettes qui me composent. Je voulais affirmer la singularité de ma position d’acteur et de metteur en scène. Je voulais prendre ce risque d’une double exposition en étant inscrit au coeur même du projet, à l’intérieur.


En tant qu’artiste associé, vous serez donc acteur dans votre propre mise en scène, mais aussi dans un travail présenté par Anne Théron, à partir d’un texte de Christophe Tarkos, L’Argent. Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce projet?


C’est le thème, très actuel, de l’argent qui m’a d’abord attiré. Puis la façon de le traiter et le fait de travailler sous la direction d’Anne Théron. Beaucoup de gens sont convaincus que l’argent a une puissance néfaste, qu’il abîme tout, qu’on en est esclave, mais Christophe Tarkos a une façon bien à lui d’en parler. C’est un grand poète qui semble, dans ce texte, prendre la défense de l’argent en composant ce qui pourrait apparaître comme une ode à la gloire de cette «valeur sublime». En fait, on est plutôt dans quelque chose d’assez drôle qui se retourne sans qu’on y prête attention. J’ai toujours aimé et défendu l’écriture de ce poète qui travaille sur la répétition, le ressassement, le creusement. En ce qui concerne Anne Théron, nous nous connaissons depuis longtemps et j’ai toujours été sensible à son travail. Pour L’Argent, elle souhaitait me plonger dans son univers théâtral, très différent du mien, en m’intégrant notamment dans des dispositifs vidéos et technologiques que je n’utilise jamais dans mes propres mises en scène. Elle me proposait un texte très difficile à apprendre, sans doute le plus difficile auquel j’ai jamais été confronté. Au final, elle a créé un spectacle à la frontière entre des formes différentes, parfois assez proches d’un univers rock qui me fait penser, par certains côtés, à celui de Christophe Fiat, dont j’aime beaucoup le travail. Il me semble important d’être au Festival d’Avignon, à la fois dans cet endroit monumental qu’est la Cour d’honneur, avec une oeuvre dramatique, et dans une plus petite proposition, quadrifrontale, pour un public plus réduit, qui n’est pas théâtrale dans sa forme, mais plus proche de la poésie sonore.


Vous serez également présent avec Michelle Kokosowski pour une manifestation autour de l’Académie Expérimentale des Théâtres qu’elle a créée en 1991 et dirigée pendant onze ans.


C’est une rencontre entre nous deux intitulée Éloge du désordre et de la maîtrise. C’est une réponse à la première question que m’ont posé Hortense Archambault et Vincent Baudriller lorsqu’ils m’ont proposé ce statut d’artiste associé : «Qu’est-ce qu’il serait important pour toi de faire entendre au Festival?» Ma réponse fut presque immédiate : je souhaitais faire un signe à Michelle Kokosowski, qui a été l’un des moteurs de mon développement en tant qu’artiste. J’ai suivi toute l’aventure de l’Académie Expérimentale des Théâtres. J’ai rencontré, grâce à elle, Anatoli Vassiliev, Lucas Ronconi, Heiner Müller et des artistes français de ma génération. Ce fut très formateur pour moi et je voulais en témoigner. Nous avons donc décidé de proposer un dialogue, une conversation à deux sur une demi-journée, ponctuée par des documents filmés qui seront prétextes à nos échanges.


Cette proposition touche aussi à votre activité de «transmetteur», telle que vous l’avez développée à Rennes à l’École du Théâtre National de Bretagne dont vous avez été le responsable pédagogique?


En effet, car le but de l’Académie était d’établir ce lien indispensable entre les différentes générations de metteurs en scène. Ce que j’ai fait pendant dix ans à l’École de Rennes était fortement inspiré de cette Académie et d’un texte de Jacques Rancière : Le Maître ignorant. La nécessité d’être un pédagogue et donc la volonté de transmettre, ont toujours été essentielles, pour moi, dans ma conception de mon métier de metteur en scène : en parler avec Michelle Kokosowski me paraissait nécessaire.


Quand on vous a demandé comment vous viviez cette expérience d’artiste associé au Festival d’Avignon vous avez répondu : «C’est un moment joyeux.»


C’est joyeux et c’est simple à la fois. Je ne vis pas cette expérience comme la reconnaissance d’une carrière, l’accomplissement d’une vie d’artiste, mais tout simplement comme une étape enrichissante de mon rapport très ancien avec le Festival d’Avignon et de mon histoire artistique avec Hortense Archambault et Vincent Baudriller. C’est aussi le plaisir de partager cela avec Dieudonné Niangouna, car je me rends aujourd’hui compte que j’aurais sans doute été moins heureux si j’avais été le seul artiste associé de cette édition. Pour moi, l’idée d’être à deux, avec cet artiste spécifiquement, a du sens. J’ai découvert beaucoup de choses grâce à lui, non seulement l’Afrique et Brazzaville mais aussi les modes de fonctionnement de son théâtre, ses modes de financement. Pendant deux ans, nous avons conversé à deux, à trois ou à quatre. Nous avons parlé de politique, de littérature, de théâtre. Des lignes de force sont alors apparues. Il était notamment question pour moi de ressentir un état du théâtre d’aujourd’hui, ici en France, mais aussi ailleurs. Cette posture d’artiste associé s’est donc déroulée de façon très calme et très naturelle. C’est par ailleurs une chance d’être présent pour l’ouverture, cette année, de la FabricA, le lieu de répétitions et de résidence du Festival, implanté dans la périphérie d’Avignon. Cette idée de périphérie, de marge qui m’a passionné dès mes débuts, quand j’étais artiste associé au Théâtre Nanterre-Amandiers, à l’invitation de Jean-Pierre Vincent, ou lorsque j’étais directeur du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis. J’imagine que le mois de juillet va être un peu différent parce qu’il va y avoir plus de projecteurs braqués sur nous. Mais pour l’instant, je suis simplement très heureux d’être présent, pour la première fois, trois semaines au Festival, afin de présenter mon travail et de voir celui des autres artistes invités. J’aime le côté éphémère de cette aventure, le temps d’un été, pour inventer des choses et parler de l’art, des arts et des artistes.


Vous parlez d’une découverte de l’Afrique grâce à Dieudonné Niangouna. De quelle nature a été cette découverte?


J’ai eu, du côté de ma mère, un grand-père antillais et un arrière-grand-père congolais. J’ai donc une certaine connaissance directe de l’Afrique, qui s’est doublée d’un intérêt pour la littérature de ce continent. Aimé Césaire, Sony Labou Tansi et Franz Fanon ont été parmi mes premiers livres de chevet, avant que je ne découvre des écritures plus contemporaines : celles, en fait, de ma génération. Je n’avais toutefois jamais été en Afrique et mes voyages à Brazzaville avec Hortense Archambault, Vincent Baudriller et Dieudonné Niangouna ont été une vraie découverte. Même si les conditions de travail restent très précaires, il y a une explosion générale de la vie artistique sur ce continent. On n’imagine pas, en France, l’effervescence qui règne en Afrique centrale, tout particulièrement. L’urgence de dire, de créer y est immense.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.