: La Fureur de dire
Oxygène d’Ivan Viripaev, l’enfant terrible de la nouvelle dramaturgie russe, monté par le
Bulgare Galin Stoev, est un spectacle hors norme qui ne cesse, depuis sa création en
français à Bruxelles en septembre 2004, de tourner sur les scènes européennes les plus
dynamiques.
Ce texte (Kislorod en version originale), créé à Moscou en octobre 2003 par le metteur en
scène Viktor Ryjakov, a provoqué un choc.. . Très rapidement, Kislorod devient un des
spectacles les plus fréquentés de Moscou, fait le tour des festivals internationaux et
remporte de nombreux prix en Russie.
Disons-le d’emblée, Oxygène est une oeuvre déroutante. Son texte est structuré de façon
inhabituelle, la mise en scène et le jeu tiennent davantage de la performance que ce que
l’on associe habituellement à l’idée de théâtre et ce spectacle court-circuite les rapports
que l’on établit communément entre la morale, l’ intime, le politique, le religieux, l’actualité,
l’Histoire et le discours artistique. Mais passé le premier choc de ce théâtre qui ne
ressemble à rien, on y trouve une représentation d’une justesse éblouissante de ce
qu’inflige à nos âmes le chaos dans lequel le monde actuel nous plonge, qu’on le veuille
ou non. Pas surprenant que la figure tutélaire d’Oxygène soit Griboïedov, passé à l’histoire
du théâtre russe pour sa comédie Le Malheur d’avoir trop d’esprit.
Le texte, d’abord. Oxygène est divisé en dix « compositions » (comme l’a dit l’auteur :
« comme des chansons, mais avec des mots à la place des notes »), chacune avec son
titre, la plupart avec couplets et refrain : Danses, Sacha aime Sacha, Non et oui, Le rhum moscovite, Le monde arabe, Comme sans sentiments, Amnésie, Les perles, Pour l ’essentiel et Un baladeur sur les oreilles. Chacune s’ouvre par une injonction religieuse
comme « Tu ne tueras point; celui qui tuera sera jugé » ou encore « Tu ne commettras pas l’adultère; quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà commis dans son coeur l’adultère ». Ces compositions évoquent une histoire entre Sacha-Alexandre et Sacha-Alexandra. Sacha l’homme vient d’une ville de province, Serpoukhov, « où aujourd’hui
encore on tourne sans décor des films sur la Révolution » et « où en plein jour les gens
tombent dans les rues sous l’effet de l’alcool ». Il a rencontré à Moscou Sacha femme, une
flamboyante rousse de la nouvelle bourgeoisie russe. Après qu’ils soient devenus amants,
Sacha homme est retourné à Serpoukhov et a tué son épouse à coups de pelle avant de
l’enterrer dans le potager avec l’aide de ses amis.
Le recours à un fait -divers sanglant comme point de départ est analogue à la démarche de
Dostoïevski pour Crime et Châtiment, un auteur et une oeuvre auxquels Viripaev glisse des allusions transparentes dans Oxygène. Ce recours est semblable parce que Viripaev utilise
son point de départ pour questionner d’un point de vue moral le monde contemporain et la
situation internationale : terrorisme, extrémisme et autres jusqu’au-boutismes. Mais cet te
anecdote de départ ne débouche jamais sur une véritable intrigue narrative; elle est
rapidement délaissée au profit d’une interrogation sur la pertinence d’écrire sur l’autre, de
l’imaginer, parce que l’on est incapable d’écrire sur soi sinon pour se dissimuler :
« Le mensonge, c’est que tu n’as jamais parlé aux Sacha de Serpoukhov. »
Là où le texte ne cesse de troubler, c’est surtout par sa façon cavalière de circuler d’une
catégorie de pensée à une autre, où grâce à un point- virgule on passe sans avertissement
de la Jérusalem biblique à celle qu’agite aujourd’hui le conflit israélo-palestinien. C’est un
texte dont la trame même est faite de raccourcis radicaux, où l’on dit de la relation entre
Sacha homme et Sacha femme que « le gouffre entre eux étai t aussi énorme que la
différence qu’il y a entre un gratte-ciel et l’avion qui le perce ». Des désirs adolescents
pour Anna Kournikova à la mort par asphyxie des marins du Koursk au fond de la mer de
Barents en passant par les interdits religieux, Viripaev recrée le télescopage des idées,
des informations, des émotions et des sensations que chaque jour nous vivons. Et il le fait
avec une conscience aiguë des problèmes qu’un tel état de vie soulève.
La mise en scène de Galin Stoev, en accord avec le texte, ne cesse de glisser entre la
représentation (comme le théâtre traditionnel , où le lieu et le temps de la fiction sont
différents de ceux des spectateurs) et la présentation (ce que font les conteurs et les
chanteurs, où spectateurs et performeurs partagent un même temps et un même espace).
D’ailleurs, en Russie, le spectacle était joué indifféremment dans des théâtres, des bars,
des clubs, voire des lieux non définis. Ainsi , les rapports ent re les comédiens, dans
Oxygène, prennent le pas sur les rapports entre les personnages qu’ils jouent sans
vraiment les incarner. Ou plutôt, ils les incarnent autrement; Stoev a dit à ses comédiens :
« Ne jouez pas la folie. Soyez la folie. »
Pour révéler les réalités nouvelles, afin que l’on puisse les ressentir pour bien les
appréhender, il faut aux arts des formes nouvelles. Cet Oxygène tente de cerner l’oxygène
de nos vies : la conscience.
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