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Othello, variation pour trois acteurs

mise en scène Nathalie Garraud

: Entretien avec Nathalie Garraud et Olivier Saccomano

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Vous allez présenter une version adaptée d’Othello de William Shakespeare. Comment s’organise le travail de votre compagnie et le cycle que vous mettez actuellement en place ?

Olivier Saccomano : Le cycle s’intitule « Spectres de l’Europe » et s’intéresse à la notion de l’étranger dans l’Europe actuelle. Il comporte deux pièces d’étude : une déjà travaillée à la FabricA à Avignon, L’Avantage du printemps autour des clichés véhiculés entre l’Orient et l’Occident, la seconde est Othello, variation pour trois acteurs adaptée de Shakespeare. Nous travaillons toujours sur des cycles de création de deux ou trois ans, qui se composent de pièces d’étude, débouchant sur la création d’un spectacle original, point d’aboutissement du cycle. C’est une sorte de laboratoire de travail permanent et ouvert, en rapport continu avec le public.
Nathalie Garraud : Nous travaillons en troupe, elle est composée de quatorze personnes, dont huit acteurs. La pensée d’une construction collective est très importante pour nous : par exemple, pour les pièces d’étude, les acteurs créent à deux une partition qui ne sera jouée chaque soir que par un seul. Ainsi la question de la « propriété » du rôle ne se pose plus et chaque acteur travaille à faire apparaître dans la partition des dimensions différentes. De la même manière, lors des premières répétitions, le texte n’est pas totalement déterminé, il se travaille dans un dialogue avec le plateau, la mise en scène, le jeu.

Effectuez-vous le même travail sur les pièces d’étude et sur la pièce qui clôt le cycle ?

O.S. : Pour les pièces d’étude, nous avons peu de temps de répétitions. Un premier texte est prêt quand nous commençons à répéter et il s’affine pendant les répétitions. Pour le spectacle qui clôt le cycle, nous travaillons plus longtemps. J’arrive avec un synopsis, des bribes de scènes écrites, quelque chose de plus ouvert.
N.G. : Ce dialogue entre l’écriture et le plateau est très important dans le travail, précisément parce que nous postulons que le plateau produit sa propre logique et que l’écriture appelle la sienne. Nous ne les confondons pas, nous essayons d’utiliser les deux grammaires, et de les faire dialoguer, de les utiliser l’une contre l’autre, dans leurs contradictions propres.7

Établissez-vous des liens entre les différents cycles que vous avez réalisés ? Entre le cycle précédent, « Notre jeunesse », et l’actuel, « Spectres de l’Europe » ?

N.G. : Chacun des cycles ouvre une question qui devient le coeur du cycle suivant. Quand nous avons travaillé sur la tragédie, nous nous sommes heurtés à la question à la fois politique et dramaturgique du choeur et à la notion de représentation du « peuple » aujourd’hui. Et c’est ainsi qu’est né le cycle sur la jeunesse, parce que nous avions le sentiment que des jeunes gens, qui n’ont pas encore de masque social constitué, qui n’ont pas encore adopté une position précise dans la société, pouvaient nous éclairer sur cette question et sur notre époque.
O.S. : Dans la pièce finale de ce cycle, « Notre Jeunesse », il y avait un « étranger », un personnage appelé Aziz, un vieil immigré arabe, qui avait la fonction du prophète en quelque sorte, face à une situation qui se construisait autour de lui. Il était à la fois dans l’histoire et extérieur à l’histoire, il agissait comme un révélateur. Ce personnage nous a donné envie de faire de la figure de l’étranger le centre du cycle suivant. Avec Othello, la focale était claire ! La pièce est fascinante à la fois par son niveau d’abstraction et par les données politiques qu’elle présente, souvent oblitérées par la mise au premier plan du drame individuel du trio Desdémone-Othello-Iago.

Vous avez retraduit et adapté le texte ?

O.S. : Dans un premier temps, j’ai fait un recopiage du texte en anglais. La copie m’a permis de m’imprégner totalement, de pénétrer au mieux la structure de l’écriture. La lecture ne le permet pas toujours. Ensuite, j’ai traduit les passages dont je pressentais qu’ils seraient au coeur de notre travail et nous avons construit une structure de départ…
N.G. : … que nous avons testée en répétitions. Ce qui nous a laissé la liberté, avant l’écriture définitive, de valider ou de modifier nos hypothèses d’adaptation.
O.S. : Pour moi, il y avait un vrai travail d’écriture d’une pièce nouvelle à partir d’une matière proposée par un autre auteur (ce que Shakespeare pratiquait généralement). Je ne me suis pas senti prisonnier et je me suis permis de m’éloigner de la structure de la phrase shakespearienne, si je pensais qu’on pouvait faire sonner l’image autrement. Par exemple, le mot « arabe » a souvent remplacé le mot « maure ». Par ailleurs, il fallait aussi construire en fonction de nos contraintes de départ, notamment écrire pour trois acteurs.

Votre Venise est clairement un centre de pouvoir économique et impérialiste.

O.S. : Oui et au coeur de ce système économique, il fallait mettre en lumière l’idée de « crédit ». Dans son sens économique et plus largement au sein des rapports sociaux. Le propre de Iago est d’être un débiteur avant de devenir celui qui joue sur tous les tableaux en disant à chacun de poursuivre ses propres intérêts. Il pousse à bout le système des relations de confiance inhérent au système capitaliste, le système des trahisons, des montages plus ou moins obscurs qui sont monnaie courante à Venise. Iago est une métaphore du système vénitien qui dépasse pour nous la simple vision d’un comploteur machiavélique. D’ailleurs à la fin de la pièce, il devient lui aussi une figure de l’étranger dans le sens où il n’est pas metteur en scène mais acteur du piège. Il n’a pas, pour moi, un plan rationnel en tête, il ne fait que réagir à ce qui se passe autour de lui, presque dans l’instant de l’action.

Comment voyez-vous le personnage d’Othello qui est un personnage assez secret dont on ne sait rien de la vie qu’il a menée avant de devenir général des armées vénitiennes ?

N.G. : Celui qui sait quelque chose de sa vie d’avant Venise, c’est Brabantio, le père de Desdémone. Mais ce qu’Othello a raconté ne semble être qu’une réponse à ce que Brabantio a fantasmé sur Othello. Le personnage d’Othello repose en partie sur ce mystère : il est ce qu’on dit de lui… Si on savait vraiment qui est Othello, la pièce ne fonctionnerait plus. Othello est une machine à fantasmes pour tous les autres personnages. Il se transforme au fur et à mesure qu’on le raconte. C’est la grande théâtralité de ce personnage. Lui aussi accorde « crédit » à ce qu’on raconte de lui. Comment expliquez-vous qu’il suffise d’une phrase de Iago pour que cet homme à qui tout sourit se plonge dans un trouble existentiel terrifiant ?
N.G. : Iago procède par la négative en disant que celui dont Desdémone « devrait » être amoureuse, compte tenu de son rang, serait celui qui a la même couleur de cheveux, la même éducation, la même place dans le système vénitien… Il insinue le doute en inscrivant des mots dans l’esprit des protagonistes. C’est le langage qui est le personnage principal de la pièce, celui qui va tout faire basculer, celui qui révèle, qui donne vie par le récit.
O.S. : Il faut toujours avoir en tête la phrase de Iago : «Je ne suis pas ce que je suis. » Cette phrase est valable pour tous les personnages de la pièce ou presque.
N.G. : Les personnages sont définis par ce qu’on dit d’eux : au début de la pièce, le doge parle d’Othello comme d’un homme courageux qui s’expose là où les vénitiens hésitent à aller, un homme qui s’est donné à la République, qui s’est converti. Avant de mourir, Othello dit : « Dites qu’un jour à Alep il y avait un barbare, comme vous dites, un Arabe, un fanatique, un chien de circoncis… » Il finit par se définir lui-même comme un barbare, c’est-à-dire exactement comme il pense que les Vénitiens le perçoivent. Le langage a fait son oeuvre…
O.S. : Ce suicide est une identification à l’image qu’on a de lui. Dans ce travail sur Othello, l’idée d’Europe est très présente, elle est même représentée par son drapeau à étoiles et par son hymne. Quel lien établissez-vous entre ces deux univers ?
O.S. : À l’époque où se situe Othello, Venise est l’épicentre de l’Europe, elle est confrontée à l’Empire ottoman, dans une guerre pour conserver Chypre, un comptoir commercial à partir duquel se tisse ses relations économiques avec l’Orient.
N.G. : La pièce nous a intéressés précisément parce qu’elle nous permettait de travailler une problématique, habituellement prise sous l’angle sociologique ou identitaire, sur un plan plus politique : la question, au fond, c’est ce que l’Europe fait d’Othello, la manière dont elle utilise ses qualités militaires, son aura, pour remporter une victoire qui engage des intérêts économiques majeurs.

Vous avez établi des liens très étroits avec une compagnie libanaise, Zoukak, avec qui vous avez travaillé Othello. Cela a-t-il influencé votre création actuelle ?

N.G. : Cela fait dix ans que nous partageons des temps de travail avec cette compagnie fondée notamment par Omar Abi Azar. C’est avec Omar que nous avons conçu la première étude autour d’Othello à la FabricA sous le titre L’Avantage du printemps.
O.S. : Nous avons beaucoup parlé avec eux, par exemple, du regain d’intérêt pour leurs pratiques au moment du « Printemps arabe »… Ils sont lucides sur les aléas de leur situation par rapport à l’Europe qui leur reconnaît les vertus des pauvres, alors que leur vertu ne vient pas de la pauvreté et qu’ils aimeraient bien avoir d’autres moyens.
N.G. : La fréquentation de cette compagnie est très importante pour nous. Il s’agit d’une alliance politique, artistique : nous interrogeons nos pratiques respectives aussi bien sur le plan de l’écriture, de la création que sur celui de la production ou de l’organisation. Par exemple, sur la question du public, les formes que nous imaginons les uns et les autres exigent non seulement un travail quotidien, mais aussi la recherche d’un public qui regroupent « des » publics (celui qui est habitué à la fréquentation des théâtres et celui qui ne l’est pas).
O.S. : Ce qui apparaît parfois comme une obligation à faire du socio-culturel, à remplir un cahier des charges imposé par les tutelles, est au coeur de notre projet artistique.
N.G. : Pour Othello, nous savons que nous jouerons à la Chartreuse, dans un centre pénitentiaire, dans des villages, en intérieur ou en extérieur. Les représentations seront suivies de discussions avec le public, et nous essaierons de faire en sorte que les questions politiques s’y posent.

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