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Orestes in Mosul (Oreste à Mossoul)

+ d'infos sur l'adaptation de Milo Rau ,
d'après [L'Orestie] de  Eschyle
mise en scène Milo Rau

: (1/2) Pourquoi mettre en scène l'Orestie à Mossoul ?

Milo Rau et le dramaturge Stefan Bläske

Le metteur en scène Milo Rau et le dramaturge Stefan Bläske échangent sur L’Orestieet abordent des questions fondamentales sur l'art et la morale, l'Europe et le Moyen-Orient, la violence et la responsabilité.

Stefan Bläske : L'Orestie est l'un des drames canoniques de l'histoire du théâtre européen. À ce jour, vous avez principalement créé et dirigé vos propres pièces de théâtre, voire même organisé des tribunaux et des manifestations pour militants. Alors pourquoi ce classique antique ? Qu'en est-il du matériel qui vous intéresse ?


Milo Rau : Je souhaite mettre en rela-tion la confrontation de la tragédie an-tique avec, d’une part, la situation dans le nord de l’Iraq — d'où Oreste à Mos-soul — et, d’autre part, avec la vie de mes acteurs. Nous avions déjà visité le nord de l'Irak pour Empire et l'ancienneté extrême de ces cultures (Eschyle a écrit sa trilogie environ 5000 ans après la fondation de Ninive, situé dans les faubourgs actuels de la ville moderne de Mossoul), l'actualité de ces images m'a toujours étonné. Vous vous trouvez dans l'antiquité de l'Antiquité, dans des cultures qui avaient déjà des histoires du monde entier derrière elles, avant la naissance de la Grèce. En même temps, vous vous retrouvez, pour ainsi dire, dans des images que vous voyez à la télévision.


Lors de notre dernière visite à Mossoul, nous y étions explicitement à la recherche d’acteurs. Une jeune étudiante nous a raconté qu'un de ses camarades avait été kidnappé par un combattant de l'EI (Etat Islamique) ; un homme qui, tout au long de l'occupation de l'EI, a risqué sa vie pour prendre des photographies ; et un autre homme dont la main avait été coupée, car il était rentré chez lui pour récupérer ses manuels après leur confiscation. Nous travaillons avec des musiciens qui ont dû jouer de la musique en secret, mais qui ont également joué avec les milices qui contrôlent la ville aujourd’hui. La question qui se pose est la suivante : qu'est-ce que la rhétorique sanguinaire de L'Orestie évoque pour le peuple de Mossoul, confronté à l'idéologie de la démocratie, du pardon ? Qu'en est-il des acteurs belges et néerlandais comme Elsie de Brauw, Johan Leysen ou Bert Luppes lorsqu'ils doivent présenter L’Orestie — qu'ils ont souvent vue et même jouée au cours de leur longue carrière — dans le Nord de l'Irak avec nous, où ils sont confrontés à ces histoires extrêmes ? Que se passe-t-il lorsqu'un art occidental psychologique et formaliste rencontre cet art de la révolte tout aussi radical qu'étrange ?


Oreste à Mossoul est pour ainsi dire le making-of d'une rencontre, d'une confrontation. Que se passe-t-il dans une rencontre entre des gens, dans ce lieu (Mossoul), avec ce texte (L’Orestie) et entre eux ?


S.B. : Lors de notre voyage en juillet 2016 pour Empire, Mossoul était toujours occupée par l'EI. Pour se rendre à Sinjar et à la frontière syrienne, nous devions en faire le tour.


M.R : Oui, c’est une région dont la topographie et dont le monde est un monde de guerre et a un impact important sur la vie de ceux qui y vivent. De retour à Sinjar et cette fois encore à Mossoul, j’ai été frappé par les divers liens qui vont de L’Orestie à la situation actuelle dans la région : le thème de la chaîne incas-sable de meurtres et de vengeances, le désir pour une auto-détermination et la démocratie et son impossibilité, les relations meurtrières et enchevêtrées entre le Moyen-Orient et l'Europe — l'industrie pétrolière et les politiques connectées du pouvoir.
Au cours de la troisième phase de préparation, qui a duré plusieurs mois, nous avons travaillé sur les questions centrales du  « réalisme mondial ». Quel est le but d'une collaboration entre acteurs européens et irakiens, entre l'Irak et l'Europe, entre des artistes de Mossoul qui viennent de renaître du cauchemar de l'EI et les possibilités esthétiques d'un théâtre d’Europe de l’Ouest — en de-hors de l'exotisme et du tourisme de la misère ou, au mieux, du travail social in situ? Et ce furent des débats difficiles.
Quelles sont les possibilités de collaboration interculturelle qui ne sombrent pas dans la logique de la charité occidentale ou, inversement, dans l’ironie de soi, la célébration petite-bourgeoise de l’échec et le mécanisme toujours pratique de la  « culpabilité blanche » en téflon (que nous avons exploré tous ensemble dans Compassion) ? Oreste à Mossoul peut-il être productif et ne pas simplement perpétuer ce mode de représentation ?


S.B. : Quelles pourraient être les réponses possibles à ces questions ?


M.R :La pratique elle-même : la réponse est ce qui se passe sur place pendant les répétitions et, dans le meilleur des cas, ce qui en découle. Comme le disait Bert Luppes, qui joue Egisthe, dans une discussion :  « La question n'est pas : Pourquoi y aller ?, mais plus important encore : Comment pourrions-nous ne pas y aller ? ». Surtout parce que les guerres qui s'y déroulent sont directement liées à nous — par l’industrie pétrolière et par le fait que nombre des personnes qui y combattent viennent d’Europe.
Nous étions dans la phase de planification de la production à Mossoul lorsque, à notre grande surprise, nous avons découvert un appétit extrême pour la culture : en particulier pour la musique et la danse. Sous l'occupation de l'EI, il était interdit de jouer de la musique sous peine de mort. Les gens jouaient donc de leurs instruments — quand ils en avaient — dans les sous-sols. Nous avons travaillé avec les différents milieux artistiques de la région et, surtout, avec l’Académie des Beaux-Arts, qui vient d’être fondée : une institution pour l’art, la musique et la danse.
Il y a quelques professionnels, musiciens avant tout, qui appartiennent à la génération la plus âgée et qui avaient exercé ces emplois avant 2014. Mais il y a également beaucoup de jeunes gens qui font leurs premiers pas sur le terrain.


S.B. : Mais pourquoi, cette pièce ? Considérez-vous ses thèmes intemporels et interculturels ? Qu'est-ce que L'Orestie nous dit encore aujourd'hui avec son effet domino de vengeance et de violence ? Avec sa description exhaustive du meurtre et des atrocités de la guerre ? Avec les dieux qui appellent au sacrifice de la fille et au meurtre de la mère ? Et pourquoi mettre en scène de près et en détail les meurtres décrits dans le théâtre antique ?


M.R : Au cours de nos ateliers et de nos débats, il est apparu clairement que c’étaient pour ainsi dire  « nos » questions, les questions du réalisme global qui sont traitées dans L’Orestie avec une obsession quasi pornographique : la relation entre l’Europe et le Moyen-Orient, entre  « Grèce » et  « Troie », entre le puissant et l'impuissant. L'observation de la violence et la possibilité de la surmonter par la solidarité et, en un sens, par la pratique même de l'observation. C’est comme si Eschyle, ou — par procuration — ses personnages, était dégoûté par la description de la guerre et pourtant ne pouvait s’empêcher d'en parler sans cesse. Les représentations dans l'antique Athènes se sont déroulées à un moment où les jeunes hommes venaient de rentrer de la guerre et où le théâtre constituait, en quelque sorte, un espace de confrontation collective des traumatismes vécus et des récents bouleversements politiques dans la ville. Dans le cas de L’Orestie, c’est l’introduction de la démocratie radicale.


Nous avons essayé de comprendre ce mouvement de traitement actif, ce jeu d'allégorie quasi sociétal qui sous-tend la tragédie grecque. En d’autres termes : c’est seulement en traitant de toutes les manières possibles de L’Orestie — en équipe, en collectif — que nous avons pu juxtaposer le sadisme radical et presque répugnant de l’original avec nos propres histoires, nos propres rai-sons, nos propres motivations et peut-être même des solutions.
Pourquoi toujours meurtre, tragédie, violence ? À quoi ça sert ? Oreste à Mossoul est, pour ainsi dire, une pièce de théâtre qui tente de s'abandonner complètement au problème fondamental du travail collectif, global et théâtral.

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