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Oncle Vania, scènes de vie à la campagne

mise en scène Alain Françon

: À propos d’Oncle Vania monté par Alain Françon

Ich sterbe dit-on furent ses avant derniers mots. Je meurs dit-il donc au médecin venu le voir tout en lui refusant ses médicaments. Puis il demanda un peu de champagne, affirma qu’il n’en avait pas bu depuis longtemps, se tourna sur le côté et mourut effectivement.
Jusqu’à la fin Tchekhov aura gardé cette justesse concrète de l’énoncé et maintenu cette impossibilité ou cette interdiction d’en dire plus que ce qui est. L’oeuvre toute entière tient dans cette précision et cette résistance, dissolvant, à l’origine même, toutes tentatives de généralités, toutes tentations de grands discours. Viendrait-on lui demander, comme sa femme Olga Knipper, qu’est-ce que la vie ? Ou quel en est le sens ? Qu’il nous servirait un légume en guise d’exemple et de réponse : « Tu demandes ce qu’est la vie ? C’est comme si on demandait ce qu’est une carotte ? Une carotte c’est une carotte et on n’en sait rien de plus. » Tchekhov n’est ni un guide, un visionnaire, un prophète ou un augure, c’est un médecin de métier et un écrivain attentif aux moindres détails, à leurs infimes variations, une sorte de chimiste délicat, doublé d’un observateur méticuleux, qui n’aurait pourtant pas la cruauté d’un expérimentateur : pas une réplique, il l’a dit et répété, qu’il n’ait entendue et pas une figure qu’il n’ait effectivement rencontrée …
Ecriture ancrée dans les faits, elle aussi purement factuelle, qui consiste d’abord à laisser s’écrire ce qui est et commence par la mise en suspens de toutes les opinions. Enjeux limpides et cependant de taille : que l’existence, premier et dernier mot, conserve toujours sa suprême autorité, qu’elle précède tout à la fois l’essence et l’identité, que reste ouverts enfin tous les horizons du possible : on le sait, cela est bien sensible, à la fin des pièces de Tchekhov le pire comme le meilleur ne sont pas toujours sûrs ; et si ses histoires tiennent toutes dans une courte durée – si courte d’ailleurs comparé au passé qui les sous-tend et à l’avenir qui les suivra – ce n’est que pour briser net l’empressement des conclusions définitives. Description d’un fragment par une écriture fragmentaire, elle en révèle pourtant toute la nature et l’étendue dans un équilibre fragile où l’inertie est aussi comique que désespérée et côtoie l’incessant devenir qui l’est au moins tout autant ! Voilà en tout cas l’ironie logée là, au coeur même d’une existence tiraillée de tous côtés par ce mouvement même qui, bien sûr, la constitue, presque condamnée au présent le plus pur et à toutes ses antinomies pour se maintenir en vie. Matière à comédie sans aucun doute, la tâche qui doit lui donner forme tient de la composition et doit plus à la musique ou à la peinture qu’à l’ordre établi ou préétabli d’un discours.
L’art de Tchekhov est partout chirurgical : il opère, sans s’occuper de recoudre, les croisements de l’insignifiant et du principal, du mineur et du majeur en faisant toujours fuir ce que l’on croyait être le centre pour rendre justice à ce qui paraissait annexe mais qui mérite bien autant d’attention. C’est presque mine de rien que l’on voit fondre avec lui toute idée d’unité (psychologique, narrative et discursive) au profit du détail, du multiple et de la périphérie, jusqu’à l’effondrement final de la hiérarchie des thèmes au bénéfice de l’entière conjugaison des motifs. En d’autres temps une telle abolition concrète et systématique de tous les privilèges aurait pris nom de révolution.
Le travail d’Alain Françon avec Tchekhov ne tient pas de la « lecture » mais s’apparente au lire. Il ne se préoccupe pas d’actualisation mais traque tout ce qui fait acte. Il délaisse enfin l’interprétation pour s’appliquer à l’émergence des lois structurelles qui seules permettent aux questions d’être creusées en profondeur tout en exigeant d’elles qu’elles remontent à la surface, unique et vertueux domaine de la représentation. Quant à l’utilisation, au cours du travail, du cahier de régie des mises en scènes de Stanislavski et de Dantchenko au Théâtre d’Art de Moscou, il faut y voir le contraire d’une vélléité conservatrice (et encore moins le souci d’une quelconque reproduction) mais le désir d’une fraicheur retrouvée, par delà - ou en deçà peut-être - des appels a tous les sous textes ou méta textes qui prétendent à la maitrise mais ne parviennent qu’à nous crever les yeux et nous casser, à l’occasion, les oreilles. Il nous faut bien l’avouer : jamais nous n’avons rencontré dans Tchekhov la très inexpliquée âme russe et n’y avons jamais perçu la nostalgie toute tchékhovienne du temps qui passe. De toute façon, nous ne saurions qu’en faire, tant elles nous paraissent faire écran à ce théâtre qui se concentre tout entier à refuser le jugement jusque dans ses moindres détails et qui, pour parvenir à une pleine cohérence, a dû renoncer à presque toutes les lois jusqu’alors admises de l’écriture dramatique.


Pour finir, il reste à dire le plaisir qu’il y aura à travailler cet Oncle Vania, dernière des « grandes » qu’Alain Françon n’a pas encore montée. Après Bond, Ibsen et tant d’autres où la recherche, puisqu’il est toujours à conquérir de ce qu’est - ou pourrait être - un être humain se fait si acharnée, nous savons qu’avec Tchekhov, par des voies mystérieuses mais toujours fécondes, il sera toujours là, tout entier, tel quel, partout présent, et bel et bien trouvé. Il nous tarderait presque d’entamer la plongée dans cette pièce à l’espace et au temps détraqués où les repas ne se prennent plus à l’heure, où l’on dort dans la salle à manger et l’on fait des comptes dans la chambre à coucher, mais où, à l’image des lieux et parfois certes dans la violence, les gens témoignent d’une porosité inattendue, révélant, en plus de la chimie de l’écriture, les lois toutes physiques de l’attraction et de la répulsion des corps.
Sans parler, bien sûr, de celles des idées.

Guillaume Levêque

février 2011

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