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Oncle Vania

mise en scène Claudia Stavisky

: Entretien avec Claudia Stavisky

Propos recueillis par Lola Gruber – novembre 2008

Pourquoi vous intéresser aujourd’hui à Tchekhov ?


Parce que par les temps qui courent, nous avons tous besoin d’un surplus d’humanité !


Ce n’est donc pas une oeoeoeoeuvre qu’on aborde impunément ?


Non. Il m’aura fallu vingt ans d’exercice de la mise en scène pour que j’ose m’y confronter ! Et encore, ce sont mes acteurs qui m’y ont poussée… Plus que d’autres dramaturges les questions que Tchekhov nous pose sont de nature à bouleverser nos certitudes sur nous-mêmes et notre rapport à l’autre. En ce sens, ce n’est pas tant un théâtre intimiste qu’un théâtre de l’intime. Il faut être à même de se laisser bouleverser. D’autant que Tchekhov lui-même est un exemple d’exigence. Ses convictions humanistes, sa lucidité en matière d’art, de politique, de rapports humains ne sont pas limités à de simples déclarations, il en a fait la démonstration dans sa propre vie. Il pose en permanence la question de la vérité, celle des êtres, des situations, des sentiments, amis aussi de notre responsabilité individuelle et collective dans la marche du monde. Et cela va bien au-delà de la représentation théâtrale, parce que toute son oeuvre est parcourue par cette éthique et cette morale, discrètes mais puissantes, qui étaient les siennes. Alors on ne peut pas tricher, et on n’a pas le droit à la complaisance.


Comment avez-vous abordé son univers ?


D’abord par la langue. La sienne est une façon de parler le théâtre qui m’est profondément familière. Et puis la structure de ces récits : il y a un écho de Tchekhov dans toutes sortes d’écritures contemporaines auxquelles je me suis confrontée par le passé, puisque tout le théâtre occidental du XXe siècle porte son empreinte. Il a été le premier à proposer des oeuvres chorales, à travers des histoires qui laissent de côté les « héros », au sens classique du terme, pour mettre en scène des gens, tout simplement, dans leur relation les uns aux autres et au monde qui les entoure. En travaillant sur des auteurs contemporains plus radicaux (comme Thomas Bernhard, Lars Noren, Elfriede Jelinek ou Edward Bond) j’ai pu explorer en profondeur cette « dramaturgie de la spirale », qui est véritablement la contribution de Tchekhov. Les événements se répètent, oscillent, se reproduisent, sans qu’il y ait de progrès ou d’évolution notable de la situation. Et la succession de répétitions finit par constituer un parcours composé de milliers de micro événements dont seule la combinaison compte. Comme sur une partition musicale, la pièce ne repose pas sur un développement de l’action mais sur celui de motifs, qui s’attachent à chacune des situations et résonnent à chaque fois d’une façon différente…


D’où le reproche souvent fait aux pièces de Tchekhov : « Ça manque d’action »


Pourtant, rien n’est moins vrai ! Il se passe quelque chose à chaque instant. À première vue, il s’agit de situations presque banales.
Mais c’est justement dans cette simplicité qu’apparaît toute la complexité de ses personnages qui vivent, souffrent, travaillent… ont des rêves et des projets extraordinaires, se croient capables de rendre l’humanité plus heureuse… mais ils sont incapables de résoudre les problèmes les plus simples de leur propre existence ! Pouchkine disait : « Le poète doit être impartial. Comme le destin. » Tchekhov, c’est un médecin devenu poète. Sa vision de l’être humain est si lucide, si complète, si pleine d’empathie… C’est à travers cette « amoralité que Tchekhov atteint si bien l’intime, qu’il révèle ses personnages dans toute leur humanité : misérables, faibles, accablés de contradictions, conscients de leurs limites, cherchant désespérément le sens de l’existence, privés de Dieu, bringuebalants dans un monde où tout s’est violemment accéléré. Et en même temps si bouleversants, si beaux, si attirants qu’on a vraiment envie de vivre avec eux…


Plus qu’un théâtre d’action ou de situations, c’est un théâtre de personnages ?


C’est en tout cas un théâtre d’acteurs. Tchekhov écrivait pour une troupe, celle du Théâtre d’Art de Moscou, dirigée à l’époque par Stanislavski. Il connaissait bien les acteurs pour lesquels il écrivait, et ses pièces sont un appel aux qualités les plus élevées de leur art. Ce sont les acteurs qui donnent vie à ce tissage si fin de thèmes qui se répètent, se croisent et se mêlent à l’infini, c’est grâce à eux que ce tissage peut se constituer et tenir. La prétendue « absence d’action », qui est en réalité une autre notion du temps dans l’espace, donne aux acteurs la possibilité d’un jeu infiniment organique, où il s’agit d’exprimer toute la complexité des situations dans une variété de couleurs, d’invention, d’audace. Ce qui détermine les situations ce ne sont pas les mots, mais la manière dont ils sont dits, ce qu’ils charrient — c’est ce fameux « courant souterrain » dont parlent les spécialistes et que j’appellerais plus simplement le sous-texte. Chaque sentiment, chaque pensée est sans cesse réévaluée. Dès que l’angle change, on aperçoit une nouvelle nuance. C’est à l’exacte opposé de ce que l’on appelle, avec mépris d’ailleurs, le jeu psychologique. L’écriture tchekhovienne a donné naissance à des acteurs nouveaux, capables d’embrasser la totalité des sons d’une note et de ses harmoniques. Moi-même, j’ai été formée, en tant qu’actrice, dans la fameuse méthode Stanislavski, et je lui dois très certainement une partie fondamentale de ma relation au plateau.


La question se pose toujours avec Tchekhov : comédie ou tragédie ?


Les deux ! D’une part, c’est une tragédie, parce qu’il n’y a pas le temps de revenir en arrière, tout se précipite sans retour possible. Antoine Vitez disait des personnages de tragédie : « Il faudrait qu’ils soient fous, aveugles ou idiots pour ne pas se rendre compte de ce qui se passe ; mais justement, les personnages tragiques sont fous, aveugles et idiots ! » Les personnages d’Oncle Vania font de tels efforts pour être « raisonnables », « clairvoyants », « intelligents » qu’ils en deviennent aveugles, fous et idiots. Ils sont tellement centrés sur eux-mêmes qu’ils ne voient rien. Faire un pas dans quelque direction que ce soit serait un tel effort qu’avant de commencer, ils sont déjà épuisés. C’est peut-être en ça qu’Oncle Vania est une pièce sur le vieillissement. Le temps que l’on se rende compte du temps qui passe, et il est déjà passé. Et reste juste cette saveur étrange de l’acceptation de quelque chose qui a changé, quelque chose qu’il faudra réapprendre et avec laquelle il faudra vivre désormais…
Et c’est aussi une comédie. Parce que Tchekhov a un humour formidable, et qu’il sait très bien utiliser les outils du vaudeville pour nous prendre par la main et nous embarquer dans son voyage. Dans ses didascalies, il indique : « Sonia rit », « Elena pleure ». Ou, après l’une des plus belles scènes de passion de l’histoire du théâtre : « Astrov part en sifflotant » ! Et que dire de Vania qui tire pour la deuxième fois sur Serebriakov en disant « Bang ! »… Tchekhov avait en horreur le théâtre mélodramatique et exagéré qui l’entourait. Chez lui, la vérité surgit de l’amplitude des contradictions que recèle chaque situation. Tout éclat de rire se développe jusqu’aux larmes et toute larme versée finit en un rire. Telle a été la base de son enseignement pour nous, ses disciples un siècle après. Entendre toutes les voix dans un choeur et tous les sons dans une note.


C’est une ambivalence que l’on retrouve dans les personnages, il n’y a pas de bons, pas de méchants…


Aucun d’entre eux n’est une femme ou homme idéal : sur le savant professeur Serebriakov plane l’accusation d’usurpation, Elena, la femme sublime, se considère comme un « personnage épisodique », Vania et Sonia se soumettent à leur destin tout en continuant à croire que la vie a un sens. Astrov, l’héroïque médecin de campagne, est rongé de doutes, se trouve nul et se noie dans la vodka. Mais Tchekhov a écrit une oeuvre humaniste, pas une étude psychologique, si géniale soit-elle. C’est ce qui rend son univers si troublant. Il considère des gens, sans décerner de blâmes ni de médailles, et il offre à chacun un spectre d’humanité très large. Ensemble, ils couvrent toutes les possibilités. Je me suis longtemps demandé ce que Teleguine venait faire dans cette construction si économe… Jusqu’à ce que je comprenne qu’il est le seul, dans ce choeur, à regarder l’autre. Le récit de son mariage est, de ce point de vue, un chef-d’oeuvre. Chacun porte un morceau de vérité. Par exemple, on pourrait raconter la pièce ainsi : « La nuit où Elena, pour la première fois, a été surprise par une montée de son propre désir ». Cela ouvre des possibilités infinies… Et on pourrait procéder de la même façon, en racontant la pièce du point de vue de chacun des personnages, en arrivant toujours au même croisement de routes : le désir, qui, dans cette pièce, ne sera jamais joué. Chacun renonce pendant la pièce devant la complexité du monde qui s’ouvre à lui. C’est aussi une pièce sur les petits et grands arrangements avec le quotidien.


Qu’est-ce qui réunit ces personnages si différents ?


Ils croient tous au progrès par la culture. Ils croient que seules la beauté et la culture peuvent les sortir de la voie sans issue dans laquelle le temps les enfonce à grands pas. Mais la conscience du danger ne fait que les paralyser un peu plus. Et pourtant, ils s’efforcent de garder cette illusion vivante même lorsque, balayés par la tempête qui les submerge, ils en arrivent à se maudire eux-mêmes d’avoir conçu de telles illusions.


« Avant et après l’orage » ?


Il fait très chaud, très lourd et un orage éclate. Si on examine la pièce par le prisme de ces accidents et de cet inéluctable, on découvre encore une autre façon de raconter l’histoire… Dans la nature et dans la maison tout explose, se vide, se purifie, et continue son chemin. Ou comment un corps, si on peut considérer que cette propriété et ses habitants en est un, fait pour expulser un corps étranger qui l’attaque. Serebriakov et Elena bouleversent l’ordre des travaux et des jours : cette maison qui avait son rythme et ses croyances, se trouve totalement, et on le verra, définitivement, altérée par ce « virus ».
Oncle Vania, c’est une violente poussée de fièvre, qui aboutira à l’expulsion de ce qui est venu le déranger, après quoi ce corps va se replier à nouveau sur lui-même. Et la maladie que représentent Elena et Serebriakov s’en ira, sans doute pour assaillir un nouvel organisme. À chacun sa place dans la création.


Parlons un peu de cette maison… Pour vous, c’est un personnage à part entière ?


Oui, d’ailleurs il en est sans cesse question. C’est leur axe de gravitation, et en même temps, elle vacille. Il faut s’imaginer ce que sont ces 26 pièces et cette immense exploitation ! Pour autant, ce n’est pas un huis clos, car les personnages sont pleinement inscrits dans un monde qui pénètre sur le plateau par chaque interstice de la langue de Tchekhov. Autour du domaine s’articulent l’interdépendance des uns vis-à-vis des autres, la lutte quotidienne pour la survie. Le dehors est toujours là : les paysans demandent à être reçus ; Serebriakov et Elena manquent d’argent pour vivre en ville ; Astrov investit le sien dans sa forêt modèle, Teleguine qui se fait traiter de pique-assiette dans le village, Vania qui ne sait plus comment augmenter le rendement de la production… À travers la fortune perdue de la famille se dessine la fin de l’aristocratie terrienne… La fin d’un monde. C’est un lent pourrissement. Pour les personnages comme pour la société et la nature, il sera bientôt trop tard…


C’est donc une pièce visionnaire ?


Ce texte a été écrit en 1899, et, à ma connaissance, c’est le premier à avoir mis le discours écologique au centre du plateau, le premier à décrire la main de l’homme qui détruit la planète. Il ne faut pas oublier qu’il était lui-même médecin de campagne, qu’il a vu le monde et la nature péricliter. Tout ce qu’il annonce dans Oncle Vania se vérifie plus d’un siècle plus tard. Car la beauté de cette pièce est aussi esthétique qu’éthique — et je crois que cela vaut pour toute l’oeuvre de Tchékhov : on sent en permanence une morale, un plaidoyer pour la responsabilité individuelle, face aux hommes et face à l’environnement. Or c’est cette impossibilité à prendre parti, à embrasser le monde dans ses changements qui est au coeur d’Oncle Vania.


Comment faire exister ce monde vacillant sur le plateau ?


La traduction que nous avons retravaillée avec André Markowicz et Françoise Morvan me semble approcher au plus près de l’intimité de la langue russe. Je crois qu’elle capture la quintessence, la musicalité, la volupté et la violence sous-jacente dans chaque scène. Pour cela, je voudrais créer un espace dans lequel le moindre souffle de l’acteur soit perceptible, où toutes les voix parallèles et distinctes puissent se déployer. Un espace qui raconte l’été et l’automne, la chaleur et le froid, la pluie et le soleil, la nuit et le jour, le silence des hommes et les bruits de la nature. Un plateau central où des personnages se croisent, des corps s’entrechoquent, rebondissent, et conduisent à la scène suivante, comme des boules sur une table de billard.

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