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Oh les beaux jours

+ d'infos sur le texte de Samuel Beckett
mise en scène Anne Bisang

: Entretien avec Anne Bisang

Propos recueillis par Hinde Kaddour

C’est votre première mise en scène d’un texte de Beckett…


Il est des petites musiques qui vous accompagnent longtemps sans être vraiment entendues. Les pièces de Beckett sont de celles-là : il est l’un des premiers auteurs que j’ai lu au début des mes cours de théâtre au Conservatoire de Genève – j’avais quatorze ans. Mon enfance a baigné dans la culture anglo-saxonne – j’ai fait une partie de ma scolarité au Japon puis au Liban – et son univers à proximité du burlesque m’a d’emblée été familier.
Mais monter Beckett dans ma jeunesse aurait été saugrenu. Je crois qu’il faut un peu connaître les méandres du temps pour aborder son théâtre.


Les didascalies de Beckett, précises, omniprésentes, sont tyranniques... Où est l’espace de liberté de la mise en scène ?


Chaque production témoigne d’une rencontre particulière entre la mise en scène, le jeu et la pièce de Beckett. Il y a donc des voies pour échapper à cette tyrannie ! Et pour commencer, celle d’être à l’écoute de résonances intimes avec le texte. Car tout se joue ici sur le terrain émotionnel et musical. Winnie dit : « le chant doit venir du coeur », « couler de source ». Cette évidence, fluide et cristalline, ce coeur qui bat suffisamment fort pour entraîner une salle – une part essentielle du théâtre en somme – cela n’est pas dans le « mode d’emploi » de Beckett !
Toute la structure de l’oeuvre, texte et didascalies comprises, tout ce carcan apparent doit permettre de libérer cela : le chant du coeur.
Monter Oh les beaux jours, c’est faire le pari d’une révélation. La contrainte oblige la mise en scène à trouver une autre voie d’expression qui peut être une façon de rejoindre l’état des personnages, en particulier l’immobilité forcée de Winnie. Comme elle, il faut trouver un autre chemin vers la transgression et la liberté. On s’aperçoit vite que cette partition théâtrale nécessite, comme pour toute autre pièce, une infinité de choix et de décisions. En immobilisant son personnage central, Beckett cherche à capturer son essence même. Si la mise en scène existe ici en creux, les didascalies, loin de la disqualifier, tentent de maintenir cette fonction dans sa dimension invisible.
Cette contrainte fait donc apparaître que l’essentiel d’une mise en scène n’est pas dans sa partie visible mais dans toutes les strates et les désirs qui nourrissent le jeu des acteurs et conduisent à la manifestation d’une esthétique collective.
Comme le dit joliment Christiane Cohendy, c’est une oeuvre pour orchestre de chambre où acteurs et metteure en scène doivent s’accorder et traverser ensemble la partition. Pour moi, ce travail représente une étape passionnante qui vient à un moment où je me défais volontiers d’une certaine idée de la fonction de metteure en scène.


On a souvent cherché à rattacher Beckett au « théâtre de l’absurde »... À tort ?


Oui, à tort. Beckett est un génie du paradoxe et de l’équivoque qui me paraît au contraire très attaché au sens (par opposition à nonsense, « absurde » en anglais). L’aveuglement ou le déni d’impuissance qui caractérise la plupart de ses personnages est une loupe grossissante sur des attitudes humaines qui échappent à la raison sans être pour autant absurdes. Il y a dans son oeuvre un regard « extralucide » sur une folie très ordinaire qui nous invite à composer avec ce qui échappe à notre maîtrise.


Pour Alain Badiou, les personnages de Beckett ne sont pas, contrairement à ce que souvent, on a pu lire, le reflet déformant d’une humanité désespérée. Et si Beckett les place dans des situations désespérées, c’est plutôt pour montrer l’acharnement des êtres à vivre, et la beauté de cet acharnement. Êtes-vous d’accord avec cela ?


La vision de Badiou est en effet très éclairante et me convient parfaitement. C’est encore le paradoxe qui est au centre de « l’entomologie beckettienne ». Beckett met en scène l’irréductibilité de l’énergie vitale face à la logique rationnelle, et ce paradoxe est un phénomène qu’il ne se lasse pas de décliner obsessionnellement. Comme pour en venir à bout. À la manière dont Giacometti souhaitait se débarrasser de la sculpture en répétant ses figures d’homme marchant. Ce faisant, et sans jugement pour ses personnages qui ne tirent aucune conclusion de leurs expériences alors que tout les inciterait à l’abdication, il met en scène, presque joyeusement, le triomphe de l’instinct de vie aux antipodes du pessimisme.


On a souvent tendance à oublier de parler du personnage de Willie, tant on est ébloui par le rôle de Winnie. Mais Oh les beaux jours, c’est aussi une pièce sur le couple, et une pièce qui se joue à deux...


Absolument. Et par ailleurs, il y a quelque chose de révolutionnaire à placer une femme dans la fonction de l’universel. Winnie parle au nom de l’humanité. Ce qui est aussi dissonant, à notre époque baignée de sentimentalisme et de good feeling, c’est de peindre le couple dans toutes ses dimensions : tragi-comiques, triviales, dérisoires, merveilleuses… En travaillant sur la pièce j’ai pensé notamment au film Amour de Haneke. À ces liens déraisonnables faits de mille batailles avec leurs lots de défaites et d’amnisties.


Pouvez-vous nous dire quelques mots du remplacement d’Yvette Théraulaz par Christiane Cohendy ?


Winnie n’est pas un rôle comme un autre pour une actrice : c’est une promesse de dépassement de soi. Winnie est elle-même une actrice qui se met constamment en scène. Pour moi, elle partage un même mystère merveilleux avec ces grandes comédiennes qui gardent au fil du temps une intacte jubilation de jouer : comment ce miracle est-il possible ?


Il était donc important de proposer ce projet à une actrice qui porte avec elle ces incroyables traversées théâtrales et qui soit une authentique rencontre pour Winnie… Après une formidable année 2013 où Yvette Théraulaz a reçu la prestigieuse récompense de l’Anneau Reinhart et fait vibrer les foules d’ici et d’ailleurs avec son tour de chant Les Années, elle a dû accepter que les forces nécessaires n’étaient pas au rendez-vous et a transmis le témoin.
C’est vers une autre grande dame du théâtre, français cette fois, que nous nous sommes tournés. Figure emblématique de la scène francophone actuelle, multi-primée, « Moliérisée », c’est la Providence qui nous l’envoie.

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