: Note d’intention
«Ô mon passé d’enfance, pantin qu’on m’a cassé.»
Comme dans un conte, l’oeuvre de Pessoa a dormi dans un
coffre où s’entassaient les feuillets qu’il écrivait chaque jour.
Toute reconnaissance — à très peu de choses près — lui
ayant été refusée tant qu’il vivait, la découverte d’un des
plus grands poètes des temps d’aujourd’hui s’est faite par
le classement et l’organisation de ces pages retenues dans
une malle au centre de la chambre de Pessoa.
Lui-même avait parfois prévu un ordre de composition pour
différents ouvrages mais voulant «sentir tout de toutes les
manières», son être, pour y parvenir, a eu la force de créer
d’autres lui-mêmes. Il leur inventait des biographies, des
traits physiques et de caractère, des théories littéraires
(et donc philosophiques) différentes, un devenir-autre.
Et donc chacun des hétéronymes — mais lui-même aussi,
Pessoa sous son propre nom — a laissé une oeuvre démultipliée
et surabondante. Il est mort pourtant à 47 ans le
30 novembre 1935.
Cet homme occupé dans des bureaux d’export-import à
traduire des lettres commerciales (il parlait parfaitement
l’anglais) ne trouvait de réalité qu’aux seuls produits de son
imagination.
C’est là, en imagination, qu’il a vécu.
A part ça, il a marché dans les rues de Lisbonne ou s’est
attardé près des quais.
Il lui suffit — ainsi débute l’«Ode maritime» — d’un navire
encore lointain en route vers l’entrée du port pour que se
mettent à vibrer toute distance, toutes les distances . Celle
qui sépare le navire du quai, celle qui sépare le silence et la
parole, celle qui oppose le présent au passé, toute trace de
frontière abolie, corps-âme, intérieur-extérieur, arrivée et départ,
présent et passé, vie et mort, tout est mêlé, entremêlé,
dans un gigantesque remuement de souffle. Un lyrisme se
soulève en tempête. Renaissent en torrents la cruauté, les
tueries, les saccages, les assassins et les victimes, les pirates
violant, les femmes violées, les blessés jetés aux requins
avec les enfants (à la douce chair rosée), à moins que les
enfants de quatre ans, on les enterre vivants, dans des îles
désertes.
Pessoa, en portugais, veut dire «personne» ou «masque de
théâtre». Ses voyages, sa vie sexuelle, n’ont pas eu lieu.
C’est son esprit qui le hisse aux excès limites du sadomasochisme,
à la crête des vagues, sans délimitation de
sexe.
«Assez! ne pas pouvoir agir en accord avec mon délire !»
C’est un cri. Le cri Absolu, le cri Abstrait — absolu parce
qu’abstrait, c’est à dire au-delà du particulier.
Pessoa bouscule nos modes de perception. Nos modes de
vie.
Le corps pense. Il vit la vie de l’âme. Avec sa peau. Avec ses
nerfs. Avec son sang. La notion de force — d’intensité — se
substitue à la notion du «beau» qu’avait le vieil Aristote.
Claude Régy
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