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Occupe-toi du bébé

mise en scène Olivier Werner

: Entretien avec Olivier Werner

La pièce se présente comme une suite d’interviews enregistrées et a pour origine un fait divers...


Olivier Werner : Au moment où Kelly écrit, plusieurs cas de mères infanticides défraient la chronique en Angleterre. Des tabloïds s’en font l’écho ainsi que la presse nationale et la télévision. En dépit des décisions de justice, l’opinion publique anglaise est divisée sous l’effet de la médiatisation de ces affaires. Dans Taking Care of Baby ( Occupe- toi du bébé), Kelly décide de convoquer sur scène les protagonistes fictionnels d’un fait divers analogue. Il les enregistre, puis retranscrit leurs paroles. Il tente – par un effet de montage de ces entretiens – de s’approcher au plus prêt de la vérité, là où la justice n’a pu que prononcer la relaxe au bénéfice du doute. Mais très vite, “la confession” à laquelle se livrent ceux qui répondent à son invitation prend le pas sur le fait divers lui-même. La confession comme posture médiatique. L’intimité du huis clos et l’écoute de Dennis Kelly créent un champ compassionnel, et la sincérité avec laquelle ils semblent se confier les place au premier plan comme sujets mêmes de l’entretien. Le fait divers, lui, devient le prétexte qui les met en valeur. Ont-ils déjà conscience qu’à travers l’enregistrement dont ils font l’objet, ils ont le moyen de livrer d’eux un profil avantageux? Dans la première partie du texte, Kelly n’intervient pas. À en croire les protagonistes, c’est bien à lui qu’ils s’adressent mais lui se contente de “retranscrire” ce qu’ils disent. En exposant ainsi les parleurs sur scène sans y être lui-même, Kelly prétend devenir spectateur d’une fiction qui s’écrirait sans lui. Il rend le public complice de la manipulation médiatique qu’il met en place. Une obscénité s’en dégage, née de la complaisance et du narcissisme des protagonistes à accepter d’être ainsi exposés directement au public, mais également du public, voyeur malgré lui, dans la mesure où l’auteur lui-même se refuse à tenir son rôle et se cache dans ses rangs.


Dennis Kelly dit qu’au départ, il ne pensait pas forcément nécessaire d’apparaître lui- même comme personnage de la pièce, mais qu’il y a été amené surtout pour pouvoir introduire le violent refus de témoigner de Martin, mari de Donna.


O. W. : Là encore Kelly joue avec l’effet de “réalité” de sa fiction. En faisant cette réponse, il nous fait implicitement accepter l’idée que Martin n’est pas un personnage né de son imaginaire mais une personne réelle qui aurait refusé d’être interviewée par lui. Dans la première partie, Kelly donne pourtant à entendre les lettres d’insultes qu’il a reçues de Martin. Et quand celui-ci se décide à intervenir sur scène, sa présence est créditée de son refus initial et donne à sa parole un surcroît de réalité dont use Kelly pour mieux abuser le public. Mais au théâtre, on ne peut pas – a priori pas – entrer sur scène autrement qu’en étant un personnage de fiction. La fiction est même le postulat de départ, le contrat tacite passé entre la salle et le plateau sans lequel le théâtre n’aurait pas lieu. C’est pourtant ce contrat que tente de détruire Kelly au début de la pièce en nous faisant croire que les personnages sont des personnes réelles qu’il ne contrôle pas. Mais il y a une chose à laquelle ces personnes ne peuvent échapper: c’est leur médiatisation. Une personne, même réelle, ne peut éviter de prendre la pose si elle décide de s’exposer publiquement. En se confessant de son plein gré, elle exprime son désir d’être écoutée par d’autres, d’être reconnue et désirée pour ce qu’elle dit où ce qu’elle montre d’elle. Elle sait qu’elle doit combler chez le public un désir, celui d’entendre ou de voir chez celui qui s’exprime quelque chose d’insolite qui légitimerait sa présence. Il y a donc toujours un jeu de séduction, une acceptation d’être en partie créé par le public. “Désirez-moi tel que je suis, et j’accepte d’être un peu ce que vous désirez que je sois.” L’illusion théâtrale est toujours là, mais déplacée, chacun se masquant en fonction de la séduction qu’il pense opérer.


C’est un procédé dont use fréquemment la télévision.


O. W. : Oui. On pourrait imaginer faire un vrai/faux documentaire télévisé avec cette pièce. Tout s’y prête dans le collage que propose Kelly. Un documentaire en cours de création dont la construction ne serait pas encore achevée. Certains entretiens étant déjà montés et d’autres pas encore dérushés et sciemment montrés en l’état. Mais c’est dans l’économie théâtrale que ce “documentaire” trouve son épanouissement. C’est toute la singularité de ce projet, et son paradoxe. Comment, au théâtre, répondre à cette écriture qui évoque tant l’audiovisuel, en procède – ou du moins le fait croire?
(...) C’est là, au moment où le théâtre reprend ses droits, que l’authenticité de la personne nous apparaît. Ce que nous avions fini par admettre comme une représentation du réel avec l’image et le son, se révèle après coup dans son artifice, maintenant que la personne se trouve en pleine lumière, réduite à sa véritable échelle. La voilà obligée d’improviser son propre rôle en répondant ou en éludant les questions de l’auteur. Dans sa quête de la vérité, Kelly pose des questions dont il connaît parfois les réponses pour mieux déstabiliser ceux qu’il interroge. Il cherche à les prendre en flagrant délit d’humanité. Eux se trouvent pris au piège de leurs propres contradictions et suscitent désormais une empathie à perdre ainsi leur statut devant tout le monde. L’auteur les construit peu à peu en les faisant vaciller, ils butent, se reprennent, ne savent plus répondre, et sont livrés à leurs propres affects. On a la sensation qu’ils ne sont plus seulement en train de tenir leur rôle mais qu’ils sont présents malgré eux. Leur parole tourne en roue libre, l’élaboration de leur pensée se fait dans le discours lui-même et s’alimente dans l’instant, car ils doivent prouver que la place qu’ils occupent n’est pas usurpée, quitte à mentir où se dédire ouvertement.
De personnes supposées réelles, ils doivent rapidement devenir de bons personnages, prendre la mesure du plateau et convaincre par l’émotion qu’ils sauront dégager. Celle-ci deviendra l’arme privilégiée avec laquelle ils pourront faire mouche et toucher le public. Taking Care of Baby, en devenant progressivement une oeuvre de théâtre, donne à son tour des impressions de réel.
En assumant ouvertement sa position d’auteur de fiction, Kelly dessine les contours de la vérité.


Propos recueillis, novembre 2010.

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