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Oblomov

+ d'infos sur l'adaptation de Volodia Serre ,
mise en scène Volodia Serre

: La Pièce par Volodia Serre

Par Volodia Serre Propos recueillis par Chantal Hurault, communication, Théâtre du Vieux-Colombier

Le mythe d'Oblomov
Oblomov est pour moi une sorte de retour aux origines. J'ai toujours été passionné par l'histoire de la Russie ; dans une sorte de parcours chronologique à rebours, je me suis d’abord intéressé à l’ère soviétique et j’ai mis en scène Le Suicidé de Nikolaï Erdman, auteur qui n'a écrit que deux pièces avant d'être broyé par la machine stalinienne. Puis je me suis tourné vers la période qui précède la révolution en montant Les Trois Soeurs de Tchekhov. Dans cette logique, j'en suis arrivé avec Oblomov à un point originel, Gontcharov situant son roman dans une autre période charnière, juste avant l'abolition du servage en 1861. Il décrit un monde « d'avant le malheur » pour reprendre l'expression de Firs dans La Cerisaie, les derniers instants de survivance d'un système, dont la fin bouleversera complètement l'organisation sociale du pays.
Oblomov est devenu un mythe en Russie très rapidement après la publication du roman, et le terme d'« oblomovisme », inventé par le personnage de Stolz, son meilleur ami et son meilleur ennemi, est entré dans le langage courant. Évitant de le définir pour ne pas le restreindre, trop souvent réduit à un état dépressif, léthargique ou aboulique Ŕ qui occulte par ailleurs son caractère comique Ŕ je parlerais d’une manière d’être au monde doublée d’une tendance indécrottable à la paresse. Au moment de la révolution, la rhétorique bolchevique en a fait un parasite qui suce le sang des paysans et des forces vives du pays et il est devenu l’emblème d'un système à éradiquer. La confrontation entre Oblomov et Stolz Ŕ symbole de l'homme nouveau Ŕ, met en scène cette opposition, historique, entre deux systèmes.
On assiste aujourd'hui, par un retour de l'histoire assez ironique, à une reconsidération de cette figure à laquelle se réfèrent de nombreux courants, convaincus de la fin imminente de la croissance, qui penchent vers la réinvention d’un monde moderne en harmonie avec l’environnement. Oblomov n'est certes pas un idéologue mais, qu'il ait été en avance ou en retard sur son temps, il pose des questions concrètes, pertinentes aujourd'hui. Comment réconcilier l'inconciliable ?


Les rêves
Le rêve est inhérent au positionnement social d'Oblomov. Refusant totalement le monde extérieur, il s'enferme chez lui, calfeutre ses fenêtres. Contrairement aux intérieurs très chargés de l'époque, la scénographie est réduite à l'essentiel, c'est-à-dire à la méridienne dont il ne se lève plus. Il ne reste que les traces de tous les meubles, miroirs, tableaux, qu'il a retirés pour ne laisser la place qu'à l'expression de ses rêves. Dans ce lieu qui semble inamovible, les murs vont se couvrir de ses images mentales, de ses souvenirs et de ses prémonitions... L’arrivée de Stolz provoque une rupture, il va littéralement pousser les murs, ouvrir des brèches.
Plus que du sommeil, la pièce parle du rêve, qui peut être autant éveillé qu'ensommeillé. Dans une confusion de la réalité, l'espace entier transpire de son imaginaire, les murs sont comme sa peau, des parois mentales sur lesquelles s'afficheraient ses fantasmes et ses souvenirs. Ce rêve est lié à la recherche d'un idéal qu'il plaque sur le souvenir d’Oblomovka, la maison de son enfance. C’est le « paradis perdu » des Trois Soeurs, expression de Gontcharov qui a certainement inspiré Tchekhov. Orphelin de ses parents et d'un monde tout à la fois géographique et social, il semble incapable de quitter l'enfance et d'accepter l'âge adulte. La dimension sacrée qu’il donne à Oblomovka tient aussi à l’impossibilité, pour lui, de bâtir un monde moderne en tournant le dos au passé.
Il y aura nécessairement des images de cette maison perdue au milieu de la campagne. Ce n’est pas le lieu en tant que tel qui est intéressant mais la ligne de fuite, ce mouvement vers l'impossible autour duquel le personnage concentre toute son énergie. Cela passe théâtralement par l’articulation des réveils successifs d’Oblomov, la souffrance inimaginable qu'on lui inflige quand on le force à s'extraire de son rêve. La tension progresse vers un état d'apesanteur, dans lequel l'eau est un élément central, comme une volonté de retour au sein du liquide amniotique. Le deuxième binôme de personnages en opposition dans la pièce joue ici un rôle moteur, Oblomov se dégageant d’Olga, qui représente la passion, au profit d'Agafia, la femme-mère. L'idéal étant de retourner, plus encore qu’au sein du ventre maternel, dans les limbes.


De l’inertie à la contemplation
J'ai construit ce spectacle en trois phases : l'homme couché, l'homme debout et l'homme flottant en m'appuyant sur un déséquilibre temporel qui existe dans le roman. En trois parties de durées quasiment équivalentes, on assiste d'abord à une journée de la vie d'Oblomov, puis à une période de plusieurs mois, où Stolz tente de le ramener à une vie « normale », pour parvenir à une séquence qui recouvre les dix dernières années de sa vie. Je tenais à retrouver théâtralement ce rapport au temps, sa démultiplication et sa compression, et cet état final de suspension, cette vie « flottante » Ŕ pour ne pas dire la mort.
Cela passe par des ellipses et une structure cyclique. L’espace se diffracte en plusieurs formes successives jusqu’à une sorte de retour à l'état initial, comme son verso. La théâtralité, sa facticité, sont désormais dénoncées, la cage de scène est à vue. Seule reste la méridienne telle un radeau flottant, sans plus aucune trace d'avant. Oblomov n'est désormais que dans la contemplation intérieure.
La collaboration d'André Markowicz pour cette nouvelle traduction a été essentielle. Il faut tout d'abord dire que son écriture a, au-delà d'un sens du dialogue très vivant, l'humour et la fantaisie indispensables pour ce texte. Car, si Oblomov est déchirant et bouleversant, il est aussi très drôle, malgré lui le plus souvent. Il forme d'ailleurs avec Zakhar un couple maître-valet digne des plus célèbres de la littérature, mais aussi très beckettien d'une certaine façon. Je pense d'autre part à certaines formulations sur lesquelles les acteurs ont pu achopper et qui se sont révélées être des matières de jeu insoupçonnées, parfois des sortes de gouffres métaphysiques. Toute la complexité est d'arriver à ménager ces instants de doute d'Oblomov. Ce même doute qui submerge soudain les personnages dans la scène vertigineuse avec laquelle j'ai choisi de clore le spectacle, où Oblomov continue, après sa mort, à travers Olga, et Stolz par effet de ricochet, à interroger le sens de la vie.
Ces phases correspondent à une progression très fragile tant les gouffres sont profonds. On s'identifie d'abord à Oblomov, puis à Stolz lorsqu'il tente de le « soigner » et qu'Oblomov essayant de rentrer dans le « droit chemin » va d'échec en échec. Le terme même d'échec pose question et, en adéquation avec Oblomov cette fois, la suractivité forcenée à laquelle Stolz le pousse apparaît vide de sens. Ce déplacement interroge nos propres réflexes de pensée, notre conditionnement par notre culture, l'époque dans laquelle on vit. Cela fait écho au personnage mystérieux dans Peer Gynt, le Grand Courbe, qui préconise de « faire le détour ». Oblomov fait ce détour, revient à la maison natale en se fabriquant un ersatz d'Oblomovka et parvient à une forme d'ascèse, à travers laquelle, d’une certaine manière, je pense qu'il s'accomplit. Son idéal étant la tranquillité Ŕ pour laquelle il proscrira d'ailleurs la passion -, il en vient à un dépouillement absolu. Si le but est simplement d'atteindre le bien-être, le calme et le repos, toute notre agitation à vivre n’en est-elle pas réduite à une gesticulation inutile ?

Volodia Serre

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