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Nouvelles du plateau S

mise en scène Laurent Gutmann

: Entretien avec Oriza Hirata

par Laurent Gutmann

Racontez-moi un peu votre histoire. Comment êtes-vous venu à l’écriture ? Comment s’est peu à peu affirmé votre style ?


À l’âge de 16 ans, j’ai interrompu le lycée pour faire le tour du monde à vélo. A mon retour, j’ai écrit un livre racontant mon voyage. Pour reprendre mes études interrompues et entrer à l’Université, je dus passer un concours. J’écrivis alors un second livre, racontant la préparation à ce concours. Ces deux premiers livres « documentaires » m’apparurent vite limités. J’avais écrit sur moi-même, mais je me rendais compte que j’étais incapable d’écrire sur les autres. Dans ma famille, mon père et un de mes grands-pères étaient écrivains. Mon père pensait que si je voulais suivre sa voie, je devais, à l’image de beaucoup d’écrivains japonais, devenir d’abord journaliste. Mais au même moment, j’ai découvert le théâtre de Hideki Noda, metteur en scène alors très fameux. Dans ce théâtre, les personnages étaient très nombreux, et je me suis dit que je pourrais moi aussi écrire pour le théâtre, pour de nombreux personnages, en donnant à chacun d’entre eux un aspect de ma personnalité, de mes défauts et de mes qualités. J’avais alors 19 ans. J’ai donc écrit un premier texte pour le théâtre, que j’ai monté à l’Université avec un groupe d’étudiants d’horizons divers (biologie, sociologie, philosophie, mathématiques, linguistique…). J’ai assuré la mise en scène de mes deux premiers textes. Le théâtre de Hideki Noda, dont je me réclamais, était un théâtre spectaculaire, avec d’incessants changements de décors. J’ai imité son style, mais après deux spectacles, les comédiens, peu convaincus par mon talent de metteur en scène, me poussèrent à faire appel à un autre metteur en scène pour monter mes textes. Pendant cinq ans, les comédiens m’ont interdit de faire de la mise en scène. À la même époque, mon père, qui avait toujours rêvé de théâtre mais avait d’abord écrit pour le cinéma, décida de construire un théâtre sur un terrain lui appartenant dans Tokyo. Il obtint les prêts à la banque en hypothéquant le terrain. Je me suis retrouvé directeur de ce théâtre. Très vite les dettes du théâtre furent abyssales. Je dus alors changer radicalement de style de théâtre, abandonner tout spectaculaire, venir à un théâtre très proche d’une certaine forme de réalité. Mon style d’écriture changea donc complètement, et je repris la mise en scène de mes nouvelles pièces. Peu à peu s’élabora le style qui est le mien aujourd’hui : conversations simultanées, comédiens jouant de dos… Mais au début de cette nouvelle phase, le nombre de spectateurs chuta, même les amis ne venaient plus.


Comment est née l’idée de cette pièce ?


J’aime beaucoup l’oeuvre de Thomas Mann. Ma pièce Gens de Séoul était déjà inspirée des Buddenbrock. J’ai eu envie d’écrire une pièce inspirée par La Montagne Magique. Traditionnellement, le cadre des pièces écrites au Japon est plutôt le milieu populaire (à cet égard, Mishima fait figure d’exception). Avec cette pièce (et d’autres), j’avais envie d’explorer d’autres mondes, même si le monde de Nouvelles du Plateau S n’est pas aussi huppé que celui de La Montagne Magique.


Avant de commencer les répétitions de Nouvelles de Plateau S. en français, je suis confronté à de nombreuses questions concernant le passage du japonais au français, le dépaysement de ce texte. Comment traduire scéniquement, sans donner dans l’exotisme de pacotille, les codes sociaux japonais, les rituels de politesse ? En même, temps, j’ai le sentiment que cette question du dépaysement est de toute façon au coeur même de cette pièce, comme de toute celles de vous que je connais. Ici, dans Nouvelles du Plateau S, chaque personnage est déplacé par rapport à son environnement familier, pour une journée ou pour toujours.


Toutes mes pièces sont construites sur une opposition entre l’intérieur et l’extérieur. Je pense qu’un auteur n’écrit jamais que sur deux choses : « Qui suis-je, moi qui écris ? », et « qui est l’Autre ? ». Mais si on écrit directement là-dessus, on fait de la philosophie. Pour écrire du théâtre, il faut une dimension plus concrète. Je me pose moi la question : « qui suis-je, en tant que Japonais ? ». Car un écrivain japonais est toujours obligé de se situer par rapport à la culture occidentale, et ce, depuis la révolution Meiji en 1968 et l’ouverture du Japon sur l’Occident. C’est tout à fait différent d’un écrivain occidental, qui n’a pas à se situer par rapport à une autre tradition que la sienne.


J’aimerais maintenant que vous me parliez du naturalisme. Vous vous revendiquez comme un écrivain « naturaliste », et je trouve ça très intéressant, car en France, on utilise souvent ce qualificatif comme une injure. Dire de quelqu’un qu’il fait du théâtre « naturaliste », c’est dire de lui qu’il ne fait pas de théâtre. Ca m’énerve de plus en plus, car personne ne met la même chose derrière ce mot, ni ne ré-interroge les fondements de ce rejet. Est-ce que se revendiquer auteur « naturaliste » au Japon est aussi provocant que ça pourrait l’être en France ?


Oui, c’est aussi provocateur. Au Japon, on distingue « naturalisme », « réalisme », et « actualisme ».
Le pire, c’est d’être considéré comme « réaliste », mais « naturaliste » ne vaut guère mieux. J’évite au Japon de parler du sujet, car les mots sont piégés. Mon objectif n’est pas de transcrire la réalité, mais plutôt de la transcrire avec un décalage de cinq ou dix centimètres. Je veux créer une ambiguïté dans la relation spectateurs-acteurs. Qu’est-ce qui est joué en scène, qu’est-ce qui est vrai ?
Je m’interdis dès lors de représenter quelque chose qui serait, par nature, forcément simulé. Par exemple la mort : dans Nouvelles du Plateau S, un personnage reste inanimé sur un siège, mais on ne sait pas s’il dort ou s’il est mort. Cette ambiguïté me semble fondamentale. J’essaye que la frontière scène-salle soit la plus subtile possible. Je refuse un théâtre fondé sur l’identification du spectateur au personnage. Lorsque je mets en scène des personnages assis autour d’une grande table, mon objectif est que le spectateur se sente comme assis à table parmi les personnages. Il ne s’agit pas pour le spectateur de partager la psychologie des personnages, mais de partager un espace et une durée avec eux.


Un mot encore sur la question de la traduction. En travaillant avec la traductrice de Nouvelles du Plateau S, Rose-Marie Makino Fayolle, je me suis rendu compte que la langue française réclamait une précision, une détermination du sens que le japonais refuse systématiquement.


J’ai fait le même constat lorsque j’ai travaillé avec des comédiens français. Chaque langue a ses ambiguïtés, mais c’est vrai que le japonais est particulièrement « doué » pour le flou. Les comédiens français me demandaient par exemple : « avec cette réplique, je m’adresse à qui ? » Je leur répondais : « c’est le public qui décidera », mais c’est vrai que le fonctionnement de la langue française ne le permet pas facilement.


Entretien réalisé par Laurent Gutmann,
Tokyo, décembre 2002

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