: Lettre aux acteurs
Alors, par où commencer ? Ce sera un spectacle d'écrivains. Tous les personnages seront des
écrivains. Ils auront tous été photographiés, sauf trois d'entre eux, au 7 rue Bernard Palissy le
16 octobre 1959 devant les Éditions de Minuit. Ils constituent le groupe dit du "Nouveau Roman".
Étaient présents ce jour-là : ALAIN ROBBE-GRILLET, CLAUDE SIMON, CLAUDE OLLIER, CLAUDE MAURIAC,
JÉRÔME LINDON, SAMUEL BECKETT, ROBERT PINGET, NATHALIE SARRAUTE. Manquaient à l'appel MICHEL BUTOR
et MARGUERITE DURAS. Dans ces années-là, une jeune écrivain était bien plus célèbre et lue que tous
ces écrivains réunis, c'est FRANÇOISE SAGAN. Elle sera aussi du spectacle. Il n'y a pas de pièce
écrite, mais il y a tous les livres écrits par ces écrivains, tous leurs articles, leurs
prestations radiophoniques et télévisuelles. Il y a donc bien assez de mots pour remplir chaque
personnage. L'idée étant que chacun de vous s'approprie un écrivain. Ce sera le premier temps du
travail. Découvrir ensemble ces écrivains, les lire, les regarder, les fantasmer, les réciter. À
aucun moment, nous ne chercherons la vraisemblance. Il ne s’agit pas de faire de vous des
marionnettes grimées. Non, nous devons nous forcer à être plus libres que ça. Plus intrépides, plus
joyeux. Tout est permis. Parce que ces écrivains sont avant tout des inventeurs. Et aussi des
membres d’un club clandestin. Et aussi des hommes de main d’une mafia littéraire. Et aussi les
acteurs d’une stratégie de communication... Nous partirons de cette photo de 1959. Ces gens qui
attendent un des leurs, la vedette du moment, MICHEL BUTOR, pour se faire photographier autour de
lui. De quoi ça parle des écrivains au bord d’un trottoir attendant d’être photographiés ? Comment
ça se tient ? Qui blague avec qui ? Qui s’ennuie, se sent humilié, aimerait rentrer au plus vite
chez lui ? À quoi ils pensent surtout ? Aux livres en cours d’écriture, à leurs futurs lecteurs,
aux écrivains qui leur succéderont, au succès ? Cette situation, l’attente de la photo, doit nous
permettre tous les détours, toutes les subjectivités, toutes les prises de pouvoir de l’individuel
sur le groupe, tous les déraillements, dans le temps, l’espace, le sujet... Et il y aura deux hors
champs : SAGAN et DURAS. SAGAN, dont les romans et la vie semblent à l’opposé de ce groupe réuni
sur un trottoir, mais pourtant : beaucoup d’amis communs, pourtant RESNAIS qui propose d’abord à
SAGAN d’écrire un scénario sur Hiroshima, pourtant PROUST écrivain adulé par tous... L’autre
absente, DURAS, est celle qui n’est pas invitée, celle que LINDON considère trop « NRF », trop
Gallimard, celle qui ne cessera de répéter au fil des années qu’elle ne fait pas partie du Nouveau
Roman, celle qui toujours refusera d’écrire un texte critique... Et celle qui dans l’esprit de la
majorité des lecteurs, est aujourd’hui la déléguée de classe de l’école du Nouveau Roman...
J’ignore encore le traitement des hors champs. J’ai l’espoir que nous pourrions travailler avec la
vidéo. Mais j’aimerais une vidéo non montée, qui s’enregistre dans le temps de la représentation...
Une image dont la fabrication serait prioritaire sur sa projection... Nous en reparlerons.
Mais revenons au groupe, à ceux qui ont compris qu’il faut être plusieurs pour exister
médiatiquement, à ceux qui commencent à tisser les réseaux d’une mondanité littéraire qui leur
permettra d’atteindre les prix, d’être invité aux colloques... Ce groupe immortalisé par cette
photo ratée (MICHEL BUTOR, comme toute vraie vedette, arrivera trop tard), ce « cliché » parfait
d’un mouvement qui après une étude plus précise, vous verrez, se révèle bien incertain : pas de
chef, pas de revue, pas de manifeste... Ce groupe donc, on le retrouve deux ans plus tard, dans
l’appartement d’ALAIN ROBBE-GRILLET. Et, sous la pression de l’éditeur JÉRÔME LINDON, nos écrivains
de la photo s’attellent à la rédaction incongrue « d’un dictionnaire du Nouveau Roman »... Une
avant-garde littéraire qui mime l’activité la plus laborieuse de l’institutionnelle Académie
Française... Trois réunions donc, pour tenter de définir ce qu’est selon eux un personnage, une
intrigue, un dialogue, un récit... Réunions qui n’aboutissent à rien, tant leurs dissensions sont
grandes, leurs orgueils extraordinaires et leurs amitiés minimes. Des archives existent, planquées au fond d’une armoire des Éditions de Minuit. Il faudra penser à aller les cambrioler, ça doit être
une étape importante de notre travail. En plus, bien sûr, de réunir une anthologie critique
suffisamment conséquente pour nous permettre un débat vivace et teigneux sur l’art du roman.
Pendant ce temps, le hors champs ne désarme pas. DURAS arrive avec le texte du bientôt « manifeste
des 121 », sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, pensé et rédigé par DYONIS
MASCOLO et MAURICE BLANCHOT. Tous les écrivains français de la photo vont le signer, sauf donc
BECKETT et PINGET. SAGAN aussi le signera, et comme les Éditions de Minuit, son appartement sera
plastiqué par l’OAS. La Guerre d’Algérie, c’est le contexte essentiel de l’oeuvre de tous ces
écrivains. Le manifeste est publié le 6 septembre 1960. Nous choisirons cette date arbitraire pour
dissoudre notre groupe du Nouveau Roman.
Christophe Honoré
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