: Entretien avec Sylvain Creuzevault
Depuis la création de la compagnie d’ores et déjà, vous avez travaillé à partir d’oeuvres d’auteurs dramatiques (Larry Tremblay ou Mark Ravenhill, par exemple) avant de vous défaire, peu à peu, de tout texte dramatique préexistant aux répétitions. Quels sont les éléments qui ont motivé ce passage?
Sylvain Creuzevault : C’est, en fait, la
façon que nous avions de travailler sur
les textes dramatiques qui nous a propulsés
vers la répétition sans oeuvre
préalable. Ce passage émane du questionnement
permanent de la compagnie
d’ores et déjà sur le théâtre politique,
sur la façon dont il peut prendre forme
aujourd’hui, s’il est encore possible qu’il
en prenne une. Personnellement, je ne
trouve pas à exprimer ce questionnement
avec un texte préexistant,
actuellement. S’il faut poser la question
de la représentation ou de l’absence de
représentation, nous nous sommes rendus
compte qu’il fallait peut-être la
poser à l’intérieur même du processus
de répétition. Nous ne sommes peutêtre
plus dans une période où le théâtre
doit représenter des faits, proposer
une dénonciation de moeurs, une critique
sociale ou je ne sais quoi. C’est en
quelque sorte beaucoup plus complexe…
Est-il possible, souhaitable, aujourd’hui
de faire du théâtre selon la même forme
de représentation qu’à l’époque de
Molière? On ne peut plus, non plus, faire
du théâtre politique comme Brecht le
faisait – même si cet auteur m’a énormément
nourri – ce serait perçu comme
une leçon de morale… Est-ce le moment
de proposer un discours très frontal
sur les plateaux? Ou au contraire fautil
continuer imperturbablement de résister
au temps consommable, consumable,
en travaillant sur les temps, ralentis, du
poème? Ces interrogations sont visibles
dans nos créations.
Nous essayons chaque fois de deviner
quel processus de travail est le plus
adapté avec un objet.
En l’occurrence, Le Père Tralalère ne s’appuie sur aucun texte préalable aux répétitions mais est entièrement créé à partir d’improvisations autour de la cellule familiale. De quelle façon avez-vous travaillé la dramaturgie?
Sylvain Creuzevault : Le Père Tralalère
n’a pas de texte dans le sens “pas
d’oeuvre dramatique préexistante à la
création”, mais il a un poème de répétition,
avec une oralité… Les espaces de
la famille sont lourds de malentendus,
avec des temps spécifiques, des
conflits qui vont et repartent.
L’improvisation était la forme la plus à
même pour rendre ces éclats sensibles.
Il était important que les personnes,
sur le plateau, puissent avoir des réactions
impulsives, épidermiques. Cela fait
d’ailleurs advenir du rire, mais un rire de
conscience, un rire critique. Le Père Tralalère met en demeure une critique
sociale – ici la première cellule sociale
qui est celle de la famille, mais elle est
perturbée dans le spectacle par
quelque chose de plus théâtral, plus
charnel, proche de l’expérience sensible.
Concrètement la pièce est composée de
quatre mouvements, qui développent
quatre fois la même problématique, mais
en dilatant toujours plus l’espace du
conflit théâtral. La situation de base
est un dîner familial, une discussion à
table comme on en voit au quotidien,
très proche de ces formes de théâtre
hyperréaliste… Et progressivement, on
passe de ce temps accéléré à des temps
plus informes, plus ouverts, propres au
poème et aux problématiques que nous
avons choisies. On part d’un format très
proche de la vie sociale pour entrer, à
mesure que le temps se ralentit, dans
l’espace du guignol pour aboutir à des
situations carnavalesques. Certains
spectateurs ont trouvé dommage que
l’on perde “cette vérité du début du
spectacle” alors que c’est précisément
cette vérité qui est douteuse! Cette
chose est de la vie une forme plus mensongère que l’espace du conflit théâtral…
La trajectoire de d’ores et déjà est jalonnée de créations qui interrogent la famille. Après Les Mains bleues de Larry Tremblay, Visage de feu de Marius von Mayenburg, ou Baal de Bert Brecht, vous revenez sur ce motif avec Le Père Tralalère. De quelle façon la réflexion sur la cellule familiale vient-elle nourrir votre recherche théâtrale?
Sylvain Creuzevault : Pour Le Père Tralalère, nous avions donné deux pistes
de travail : la première “la question des
origines, depuis votre naissance
jusqu’aux répétitions”, et la seconde,
“l’évolution du corps depuis la
Renaissance jusqu’au XXe siècle”. La
seconde a été délaissée dans la mesure
où les acteurs ont choisi d’improviser
sur la question de la fuite des origines
en passant par celle de la cellule familiale.
La famille n’est pourtant pas une
structure sociale qui m’intéresse en soi.
Je porte un regard plutôt cruel sur ses
dispositifs. Je ne sais pas pour les
autres membres de la compagnie d’ores
et déjà, mais personnellement, la famille
ne m’intéresse que pour être détruite,
absolument pas pour être défendue.
Cependant, le fait même de la “détruire”
sur un plateau rend son existence juste.
Il y a des mouvements sensibles intimes,
qui peuvent être d’une grande violence.
Il n’y a pourtant rien de spectaculaire,
pas de grandes révélations comme dans
le film Festen qui est souvent évoqué
dans les plaquettes de théâtres au
sujet du Père Tralalère. Dès que l’on
travaille sur la famille, que l’on met en
scène un repas familial, tout le monde
parle de Noces chez les petits bourgeois
de Brecht ou de Festen, c’est curieux…
Le sujet a tellement été travaillé depuis
la nuit des temps que l’on peut voir
passer beaucoup d’oeuvres dans Le Père Tralalère.
Ensuite, travailler en improvisation
nécessite souvent de choisir des schémas
très connus, d’emblée partageables.
Cela peut être pénible pour un jeune
acteur de refaire Médée parce que l’on
travaille sur la famille, mais en même
temps, le corps doit passer par cette
expérience là. Vouloir aller trop vite,
croire qu’il faut s’abstenir de prendre
certaines vagues, c’est un piège. Il fallait
passer par ce “trop connu” pour
raconter la famille dans une forme spécifique,
qui nous soit propre.
Le Père Tralalère, c’est l’histoire d’une
relation, entre un père et sa fille,
entre un homme et sa mort, c’est la
perversion de la figure du père, c’est la
problématique liée à l’héritage et à la
façon dont des gens peuvent être dictateurs
même après leur mort. Mais avant
tout cela, c’est l’histoire de notre propre
rapport au théâtre.
Quelle place occupe la pièce dans ce qui semble être un cycle sur la famille?
Sylvain Creuzevault : En quelque sorte,
ce n’est pas un désir que l’on a formulé
sur scène avec Le Père Tralalère, mais la
fin d’un désir. Il y a eu un premier mouvement
dans le parcours de la compagnie
d’ores et déjà pendant lequel, au travers
de plusieurs spectacles, nous avons
fouillé cette structure de base qu’est
la famille. Mais Le Père Tralalère est
comme un acte zéro dans la compagnie,
comme notre première pièce, alors qu’il
y en a eu neuf autres avant! Il faut
énormément de temps pour se “désoeuvrer”
des raisons initiales qui nous
lient au théâtre. Choisir de faire des
créations plutôt que des mises en
scène, travailler collectivement avec les
mêmes acteurs, nous a chacun poussé à
laisser tomber nos chevaux de bataille
respectifs (les oeuvres, les auteurs, les
esthétiques aimées...).
Le processus de création collective
nous a mené à amoindrir nos origines de
théâtre. Comme un désoeuvrement des
influences... Du coup, ce que j’aime dans
le fait que Le Père Tralalère et Notre terreur soient présentés ensemble au
Théâtre de la Colline, c’est que Notre terreur est comme un acte 1. Le champ
est totalement ouvert. Tout ce que l’on
savait en entamant la création de Notre terreur, c’était qu’il y aurait une communauté
réunie dans un espace, et que
certains de ses membres observeraient
un objet élaboré par d’autres…
Quels ont été vos matériaux de base pour la création collective Notre terreur, elle aussi exclusivement bâtie sur des improvisations?
Sylvain Creuzevault : Plusieurs éléments
se sont mêlés et ont nourri la recherche.
Lorsque j’ai proposé, pour la création
du Père Tralalère, le thème de la fuite
des origines j’avais une idée en tête qui
était 1789: cette origine là de nos
sociétés modernes, la fin de l’absolutisme,
la fin de la féodalité, la fin des
privilèges, la justice… Dès que l’on pose,
en Histoire, la question d’un renversement
de l'ordre social existant dont le
mouvement est une révolution, on est
confronté à un moment à la question de
la violence, qui peut parfois atteindre la
terreur; comme en 1793-1794. D’autre
part, en 1989, deux cents ans après la
Révolution, c’est la chute du mur de
Berlin, et cette célébration un peu décaféinée
du bicentenaire de la Révolution,
dont je garde un souvenir flou vu que
j’étais enfant. Il y a eu, depuis, une
réappropriation terrible des vocables
révolutionnaires. J’avais également en
tête le courant historiographique représenté
par l’académicien François Furet
qui condamne la Terreur, avec une sorte
de dégoût, né de la peur... Ce qui me
fascine, surtout, c’est ce paradoxe
fondateur de la société moderne entre
Égalité et Liberté. Ces deux concepts
ont généré des conflits terribles en
deux cents ans, allant de la liberté
jusqu’au libéralisme, et de l’égalité à
l’égalitarisme. Ce matériau de travail
permet des éclairages intimes puissants
puisqu’il me semble que chacun vit en
permanence avec cette contradiction
entre les deux concepts.
Historiquement, la période de la Terreur
(qui s’étend de septembre 1793 à juillet
1794) les réunit. L’écrasement pour le
salut public, des libertés individuelles
était nécessaire et cette nécessité là
va créer un flot de boue historique
incommensurable. Le thème de Notre terreur est alors sûrement celui du
retour aux origines.
Nous tentons donc de comprendre pourquoi
la période historique de la Terreur
est incarnée dans le corps de
Robespierre, par exemple, ou de comprendre
les raisons qui font que Louis
XIV ou Napoléon sont présentés comme
de grandes figures de l’éducation historique
alors que le premier gouvernement
révolutionnaire est incroyablement
entaché dans les livres d’Histoire.
L’Histoire c’est toujours l’histoire de
l’État. Tout ce qui lui est néfaste est
pendu aux cordes de l'oubli, exposé au
soleil, et ça pue.
Le titre que vous choisissez est éloquent : vous éliminez la majuscule de “Terreur”, comme pour signifier que ce spectacle ne se réduit pas à une pièce historique…
Sylvain Creuzevault : Nous ne nous contentons évidemment pas de philosopher sur Rousseau ! Il s’agissait de trouver à l’intérieur de ces problématiques – qui furent nourries de recherches historiographiques – les espaces proprement théâtraux. Les acteurs ont d’ailleurs travaillé sur le mouvement physiologique, neurologique de la terreur. C’est une émotion passionnante théâtralement car elle n’est pas univoque: on peut aussi bien terroriser qu’être terrorisé. Elle engendre des dynamiques d’actions et de réactions très riches pour le jeu de l’acteur (tirer, pousser, emmener vers soi, ou hors de soi, etc.).
La réflexion politique au coeur de Notre terreur alimente sûrement celle sur le fonctionnement de la compagnie d’ores et déjà. Vous revendiquez des créations collectives, sans hiérarchie entre metteur en scène et acteurs…
Sylvain Creuzevault : Cela alimente en
effet la question suivante: la répétition
est-elle ou non un espace social?
Savoir ce que doit être la troupe, nos
modes de fonctionnement, nos moyens
de production, savoir ce que doit être
le théâtre public, s’il faut passer dans
une structure égalitariste, égalitaire,
s’il est possible de fonctionner en véritable
démocratie, sont autant de
débats permanents dans d’ores et déjà.
Il est très difficile de se soustraire à
une autorité sur un plateau, sans
rejoindre le délire des années 1970!
Notre travail collectif consiste à trouver
le processus qui ne rende pas le
metteur en scène plus important que
l’acteur. L’acte de mise en scène ne
m’appartient pas uniquement puisque
l’acteur en est le principal ouvreur. Il
me semble cependant primordial d’avoir
le regard extérieur du metteur en scène
pour savoir si les propositions sont ou
non saisissables.
Le théâtre est toujours pour moi une
histoire d’espace, une façon de trouver
la bonne distance avec laquelle observer
les choses.
Propos recueillis par Eve Beauvallet
pour le Festival d'Automne
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