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Neutral Hero

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mise en scène Richard Maxwell

: Entretien avec Richard Maxwell

Propos recueillis par David Sanson

Neutral Hero semble être votre spectacle le plus musical à ce jour…


Richard Maxwell : En effet. Même si ce n’est pas un opéra, s’il n’est pas chanté du début à la fin, la musique y joue un grand rôle. On pourrait parler de « théâtre musical ». La musique se manifeste la plupart du temps sous forme de chansons, à la manière d’une comédie musicale à l’américaine pourrait-on dire. Mais elle n’obéit guère aux règles d’un musical classique, et c’est justement l’une des choses qui m’amusent avec Neutral Hero : casser les règles, notamment dans la manière dont les chansons sont exécutées. « L’emballage », la présentation, est un aspect essentielle dans la plupart des musicals, et je ne trouve pas cela très intéressant. Pour moi, les chansons parlent pour elles-mêmes, elles n’ont pas besoin d’être « vendues », ni même « emballées ». Je ne dis pas qu’elles ne font pas l’objet d’une « préparation », mais elles ne sont pas conçues pour générer une seule réaction émotionnelle – à l’inverse de ce qui se produit en général dans les comédies musicales, où l’on veut que tous les spectateurs éprouvent le même sentiment au même moment. Ce qui m’intéresse surtout, c’est de laisser advenir la fonction de la chanson dans le contexte de cette pièce, et voir ce qui se passe ; laisser le public se faire un avis, et déterminer lui-même la valeur de la chanson.
Il faut songer que nous n’avons pas l’expérience des comédies musicales professionnelles. La plupart des douze personnes présentes sur scène – parmi lesquelles trois instrumentistes – n’a pas du tout l’habitude de ce genre de choses. Plusieurs d’entre elles n’ont même aucune formation théâtrale, et n’ont jamais appris à jouer. Cela fait une différence, et j’espère que les spectateurs, en voyant cela, éprouveront le sentiment qu’ils pourraient très bien être eux-mêmes à leur place. J’aimerais abolir la hiérarchie entre les gens qui sont sur la scène et ceux qui sont dans la salle.
Je compose des chansons (dans un registre countryfolk « americana », Ndlr.) depuis longtemps, mais c’est la première fois que je travaille à un spectacle dans lequel la musique joue un rôle aussi important – je n’irai pas jusqu’à dire « primordial ». Avec Ode to the Man who Kneels (2007, Ndlr.) – la dernière de mes pièces dans laquelle j’utilisais la musique –, j’étais déjà allé dans la direction d’un spectacle qui soit actionné par la musique. Je trouve intéressant d’envisager la musique de cette manière, comme une force motrice. Dans le travail avec les acteurs, l’une des choses dont il a été le plus question – qu’il s’agisse ou non de musique – a été le rythme ; et aussi la manière dont le silence définit le son. Dans Neutral Hero, il s’agit de produire une texture, et un voyage, une progression – un terme que j’aime aussi parce qu’il a une connotation musicale. Parfois, ce spectacle, dans lequel on trouve des références explicites à l’histoire musicale américaine, me donne l’impression d’être une très longue pop-song (sourire).


Quel a été le point de départ du spectacle ? Était-ce justement cette idée de travailler davantage avec la musique ?


Richard Maxwell : Je dirais que le point de départ a été l’esthétique classique – et qu’en ce sens, il est assez ironique que nous soyons arrivés là où nous en sommes (sourire)… Ce qui, au départ, m’a intéressé dans l’esthétique classique, dans toute cette musique épique du XVIIIe siècle, c’était justement de me dire que, d’une certaine manière, tout cela avait disparu. On ne fait plus d’oeuvres comme celles de Beethoven, par exemple, dont on pourrait dire qu’elles représentent l’apogée de cet idéal classique : parfaitement construites, amples, édifiantes, qui veulent élever l’auditeur – et qui y parviennent toujours, c’est justement ce qui est intéressant… C’est probabement cette musique que vous entendriez si vous allumiez la radio publique au moment où je vous parle. Et c’est elle, lorsque les temps sont durs pour la culture, que l’on préserve : l’opéra, les orchestres, le ballet continuent de capter beaucoup de subventions. Pour moi, cela est assez équivoque. Je veux dire que c’est une chose pour laquelle il est douteux de se battre, si l’on songe combien elle est limitée, au faible nombre de gens qui y ont accès : les temps ont changé, et nos valeurs avec eux, mais les valeurs de l’esthétique classique demeurent réservées à une certaine époque, et surtout une certaine catégorie de gens.
Je me suis demandé s’il était possible d’amener cela dans la rue, en un sens, d’en faciliter l’accès : je ne parle pas de faire voir, de montrer cet art à davantage de gens, mais de le faire. Je suis certes la dernière personne au monde à pouvoir composer une symphonie, mais justement : pourquoi ? pourquoi ne devrais-je pas être capable de faire une chose pareille ? C’est une question de latitude, d’accès,et de liberté. En un sens, ce n’est pas l’oeuvre elle-même qui importe, mais plutôt cette question de se battre pour une certaine… grandeur...


D’où est venu alors ce thème du héros, et ce titre en forme d’oxymore ?


Richard Maxwell : Eh bien, parallèlement à cela, j’ai commencé à explorer l’archétype du héros tel qu’il est formulé par le mythologue Joseph Campbell dans The Hero with a Thousand Faces (traduit en français sous le titre Les Héros sont éternels, Seghers, 1987, Ndlr.). Et… je ne vois pas trop le rapport avec ce que je viens de vous dire précédemment, mais toujours est-il qu’en examinant la table des matières, je me suis amusé à songer au spectacle que vous obtiendriez en suivant cette table des matières, sans vous préoccuper des spécificités culturelles ou temporelles. Je m’imaginais en train d’essayer d’exécuter chacun de ces stades – et en un sens, c’est toujours une des forces qui guide notre travail sur Neutral Hero : exécuter chaque stade, sans le bagage culturel.
Opérer cette sorte de synthèse a été très gratifiant pour moi, j’ai beaucoup appris de cela : le concept semble presque nous échapper, et au final, je pense que c’est une bonne chose. Nous avons travaillé quotidiennement, en découvrant des choses chaque jour, et ce n’est qu’à la toute fin du travail de répétitions que j’ai commencé à voir à quoi le spectacle pourrait ressembler. Il y a ces douze personnes sur scène, qui forment un beau groupe de gens, d’une belle diversité, ce texte que j’ai écrit… et en regard de cela, cette idée de neutralité me semble si futile ! J’imagine que je devais déjà en être conscient avant, mais si vous regardez des corps sur scène en vous demandant ce qui fait leur neutralité, vous vous rendez compte que la neutralité est impossible sur scène. Vous pouvez l’imaginer, spéculer ; mais dès que vous placez quelqu’un – que ce soit vous, moi, ou le premier quidam venu – sur la scène, toutes vos spéculations se trouvent balayées. Cela m’est apparu comme un véritable défi. Et le résultat auquel je suis parvenu est révélateur : d’un côté, il admet la réalité de la situation (nous sommes douze Américains vivant à New York, si nous parlons, ce sera en anglais, etc. – tous ces marqueurs), et de l’autre, il pose la question : si c’est impossible, alors, qui sommes-nous ? Si la neutralité est impossible, alors, qu’est-ce que la neutralité ? Si tous les spectacles sont neutres, pourquoi le nôtre ne pourrait-il ne pas l’être ? Dès que l’on aborde la question, il y a cette polarité qui se fait jour, comme avec le courant électrique, cette histoire d’AC / DC : quand on parle de neutralité, on doit se situer entre deux pôles opposés ; et dans cette friction, je fais quelque chose, c’est cette friction qui produit la matière. Autant de réflexions passionnantes, qui m’ont amené à réaliser finalement que la neutralité se reflète dans l’approche : c’est un état constant de « faire » Une suspension frustrante, sans résolution… Et tout cela – cette approche, une certaine manière de prendre les décisions – nous a conduits à ce point où je suis satisfait du texte, de la musique, où je pense que cela fait sens… et où il ne reste plus qu’à le présenter aux gens.


Avez-vous écrit le texte durant le travail de plateau, ou bien avant les répétitions ?


Richard Maxwell : Le texte a été écrit durant le processus de répétition. Et c’est une première pour moi. Dans mes précédents spectacles, j’avais coutume d’arriver avec une idée beaucoup plus claire de ce que je voulais faire. J’ai beaucoup apprécié d’avoir ce temps dans la salle de répétition, cette possibilité de mesurer le texte.


Le cadre géographique de la pièce est extrêmement précis, puisqu'il est celui d'une petite ville du Midwest que vous connaissez précisément : s'agit-il de Fargo, dont vous êtes originaire?


Richard Maxwell : Non, mais d’une ville du Minnesota que je connais bien... J’aime cette idée d'être vraiment très précis dans la description de la ville, un peu à la manière de Joyce avec Dublin. On dit souvent que si Dublin était détruite, on pourrait la reconstruire rien qu'en reprenant les détails qui figurent dans Ulysse... J’ai essayé de mettre cela en oeuvre à petite échelle, avec cette ville du Minnesota. Son nom importe peu : car si elle est certes très spécifique, elle est aussi arbitraire, et en ce sens, il pourrait s'agir de n'importe quelle ville.
Ce dont il est question ici, finalement, c’est ce qui se passe lorsque vous combinez le « neutre » et le « héros ». Ce titre fonctionne bien parce qu’en travaillant sur ce spectacle, j'ai réalisé que, lorsque vous assemblez ces deux termes, vous obtenez... moi (sourire) : le héros neutre, c'est moi! J’ai choisi de placer l’action dans un endroit qui est peut-être le plus constant de ma vie, une ville dont je sais qu’elle est toujours présente avec moi, dans mon inconscient (et dans ma conscience bien sûr, puisque j'y vais chaque année)... Donc, si quelqu'un demande qui est le héros neutre, la réponse est : « C'est moi, et cela se reflète dans l'écriture. » Mais il est clair également, étant donné la manière dont c’est fait, que ce héros neutre est aussi chacun de nous. Le héros neutre, c'est moi et tout le monde à la fois.


Comment, en fin de compte, s’opère le lien à cette esthétique classique dont vous parliez tout à l’heure, et qui a été au point de départ Neutral Hero ?


Richard Maxwell : Durant mon cours de yoga l’autre jour, le professeur a passé des oeuvres de musique classique que je connais bien, et cela m’a fait réfléchir, car c’est bien de cela que tout est parti. Sans être spécialiste de musique classique, je suis mélomane, et musicien moi-même. J’adore écouter de la musique, écouter ce qu’elle a à me dire, surtout lorsqu’il s’agit de musique sans paroles. Ce qui m’impressionne, c’est que cette musique aspire à s’adresser à un autre niveau de compréhension, qui se rapproche de la vraie profondeur. Lorsque vous n’avez que des notes pour vous exprimer, il est intéressant de voir combien vous communiquez, au plan émotionnel. Et je pense que c’est là, précisément, que j’essaie d’opérer avec Neutral Hero. Pour être un spécialiste de musique, je crois que avez besoin d’être vraiment un intellectuel, un universitaire, ce que je ne suis pas. Il y autour de cette musique, de cet idéal classique, une sorte de « pare-feu », de bouclier d’expertise, si l’on peut dire. On décrit les compositeurs de cette époque en termes de « génies ». Et je pense que tout cela crée une sorte de barrière entre des gens comme moi – qui veulent faire partie du club, avoir accès à cette profondeur, et qui estiment avoir le droit d’y être admis – et les autres… Voilà, je pense, ce qui se joue dans la salle avec ce spectacle. On peut lire celui-ci comme une tentative d’accéder à la profondeur.

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