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Montorin

+ d'infos sur le texte de Thierry Beucher
mise en scène Thierry Beucher

: Présentation

Le récit


A la suite d’une erreur de l’administration, André Guitté se retrouve sans pension de retraite après une hospitalisation. Ne répondant pas aux courriers qui lui sont envoyés, une employée de la Sécurité Sociale, intriguée par son silence, décide alors de quitter son bureau, pour venir lui parler de « vive voix ».




Ce qui est recherché


Au-delà de l’anecdote, cette pièce parle de cette « raison administrative » qui, sous couvert d’organisation sociale, conforme aujourd’hui les individus selon une logique essentiellement économique et bureaucratique.
A l’intérieur de ce mouvement - qui est à proprement parler une destruction, elle révèle néanmoins qu’il existe aussi d’autres forces qui, à défaut d’être des résistances actives, n’en sont pas moins des persistances à demeurer autre, ou différemment.
Restant le plus souvent anonymes et isolées, et n’ayant pas a priori d’incidence directe sur le monde, ces « voix » font alors entendre des dissonances, qui sont autant d’échappements à ce conditionnement.
Ce qui est montré ici, c’est que ces échappements, qui peuvent être également perçus comme un sentiment du « libre », ne peuvent pas être solitaires, et qu’ils passent nécessairement par l’autre pour exister. Ils découvrent en cela, et en dehors de tout sentimentalisme, une fraternité instinctive, qui fait de tout individualisme, un abandon de notre condition d’hommes.




Extrait


« (…) C’est une erreur de l’administration, vous comprenez ? Cela arrive. Mais généralement, les gens se manifestent d’eux mêmes, ils se plaignent et l’erreur est rectifiée tout de suite. Là, je vous l’ai dit, c’est la caisse de retraite qui nous a appelés, et c’est nous qui avons ensuite envoyé ces courriers… Mais comme ils sont restés sans réponse, je suis venue de moi même pour voir ce qu’il en était. (Temps) « Sur les registres, les gens naissent, se marient ou bien meurent, mais si André Guitté a décidé de disparaître, personne n’a rien à dire à cela », voilà ce qu’ils m’ont dit à la mairie. Personne… sauf l’administration, parce qu’on dit la nature a horreur du vide, mais l’administration est bien pire que la nature, vous savez. Pour l’administration, il faut que chacun soit dans une case définie, pré-remplie comme l’on dit aujourd’hui, sinon la personne n’existe pas. Il n’y a pas besoin d’être vivant pour cela, on peut très bien être mort et exister tout pareil. Là, n’est pas la question. Dans le monde de l’administration, les morts sont beaucoup plus nombreux que les vivants, mais ceux-là au moins, on sait où ils sont. Les disparus, au contraire, ils restent comme un poids, comme une petite tache sombre dans le coin de l’œil, ils ne nous empêchent pas de vivre, mais tout de même un peu, ils sont comme un dérangement... Voilà pourquoi je suis ici, vous comprenez ? (Temps) Je sais que depuis sa sortie de l’hôpital, il ne perçoit plus rien. Alors comment fait-il ? Pour manger ? Pour faires des courses ? Est-ce que les voisins lui amènent des offrandes qu’ils laissent devant sa porte ? Et surtout pourquoi ne demande-t-il pas l’argent qui lui est dû ? Personne ne fait cela. Aujourd’hui personne ne refuse l’argent auquel il a droit. A la caisse de retraite, je vous assure, ils n’ont jamais vu cela. Chaque jour au contraire, ils reçoivent des demandes de personnes pensant qu’il y a une erreur dans le mode de calcul du taux de leur pension - je ne parle pas des économiquement-faibles, non, ceux-là ne disent rien - je parle des autres, de ceux qui ont un peu d’argent mais qui en voudraient plus, pour pouvoir encore faire un dernier crédit, ou partir je ne sais pas…en croisière sur la mer Baltique ! »




Note sur le texte



«  … Il y a un degré de misère (sociale, ou morale, ou tout ce que tu veux) où le langage ne sert plus à rien, où la faculté de s’expliquer par les mots (qui est un luxe donné aux riches par l’éducation, et voilà le fond de la question) n’existe plus. Or, (crois-moi sur parole !) il y a parfois un degré de connaissance, de tendresse, d’amour, de compréhension, de solidarité, etc. qui est atteint en une nuit, entre deux inconnus, supérieur à celui que parfois deux êtres en une vie ne peuvent atteindre ; ce mystère-là mérite bien qu’on ne méprise aucun moyen d’expression dont on est témoin, mais que l’on passe au contraire son temps à tenter de les comprendre tous, pour ne pas risquer de passer à côté de choses essentielles.  »
Bernard-Marie Koltès
Lettre à sa mère, septembre 1977 – in Lettres
Editions de Minuit, 2009



A l’origine de toutes les pièces que j’ai écrites - celle-ci est la onzième, il y a une « sensation-pensée » (le mot manque). Cette sensation pourrait se rapprocher d’une intuition, mais sans l’idée d’un mouvement vers le futur. Ce serait plutôt l’apparition d’une nécessité ouvrant sur un autre rapport au temps et à l’espace qui entoure. Une vision qui serait encore à l’état indistinct, et qui forgerait peu à peu sa clarté, tant à partir d’une idée que de la qualité d’une lumière par exemple. A le dire ainsi, on pourrait croire que cette « sensation-pensée » est alors aléatoire, mouvante en fonction des différents paramètres qui la conditionnent (temps, lieu, situation, etc.), mais c’est en fait l’inverse qui arrive. Une fois saisie, cette « sensation-pensée » vient bousculer l’ensemble, le subsumer à sa propre existence et à sa propre logique.


Ainsi, cette « sensation-pensée » est un débordement, qui n’est ni tout à fait une sensation, ni tout à fait une idée, mais un accord, un alliage, un peu comme une harmonie provisoire entre différents éléments. Elle ne crée pas un monde différent mais créée un décalage avec celui qui nous est donné comme étant celui de la « réalité ». On pourrait dire aussi que c’est un outil, une lunette à partir de laquelle le réel est diffracté, à cette différence près, que l’outil est imprévisible et les surgissements incontrôlables, ne nous laissant de possibilités que celle de travailler à créer les conditions de leurs apparitions, rien d’autre.
Sans doute, la qualité d’un artiste est-elle de savoir être à l’écoute de ces surgissements, pour ensuite leur donner une forme, et faire qu’ils puissent ainsi être partagés avec un lecteur, un spectateur, le visiteur d’une exposition, etc., forme sans laquelle ces apparitions resteraient diffuses, insaisissables et donc difficilement transmissibles.


Pour Montorin, le point de départ était le mot ou la notion de fraternité, non pas dans son acceptation familiale, citoyenne, et encore moins comme une référence à la devise nationale (La citoyenneté, la nationalité sont pour moi des abstractions qui n’ont de sens que dans leur négativité, lorsque que l’on refuse des papiers ou le droit de vote à des personnes vivant et travaillant dans un même pays par exemple). La fraternité dont je voulais parler ici était tout autre. Elle est instinctive, et se tient en dehors de toute référence idéelle. Cette fraternité-là peut être aussi perçue comme la condition de possibilité d’un déploiement de l’être, plus riche et plus grand, la condition de son épanouissement. Comme s’il fallait une rencontre pour qu’une personne puisse se dire, et donc par là même exister, ne serait-ce que le temps de sa parole.


Montorin, c’est l’histoire de ce surgissement-là, du temps et du décalage qu’il va opérer.


Après il y a aussi une histoire, des personnages (une qui parle, un qui se tait), un lieu, un temps (qui va de midi à la nuit profonde), un théâtre somme toute très classique, mais dont le moteur est perturbé par cette ouverture à un autre temps. Car l’autre idée, c’est que cet autre temps découvre le poème.
Il faut redéfinir ici, ce qui est entendu par poème. Le poème est un langage singulier révélé à l’intérieur du langage commun à tous, un langage propre dans lequel la subjectivité se recompose différemment. Là aussi, il y a décalage, là aussi il y a perturbation et ouverture. Ainsi, aller vers le poème, créer les conditions de sa possibilité, c’est trouver l’espace d’un déploiement, non pas hors du langage (c’est à dire du monde) mais à l’intérieur de ce dernier, et l’on rajoutera de façon immanente et matérialiste. Ce déploiement est une parole tout aussi bien qu’un geste, ou une décision de se taire, c’est à dire un acte.


Voilà ce qui est recherché ici : montrer qu’il y a un poème nécessaire à tout acte.



Mais ce que cette pièce-là tente de dire par rapport à d’autres précédemment écrites, c’est que ce déploiement, en clair cette liberté, passe par une altérité, l’autre en est même la condition nécessaire.


Pour faire entendre cela (non pas le démontrer), il fallait l’inscrire dans notre monde contemporain, afin que chacun puisse, non pas s’y reconnaître, mais l’identifier en tant que tel, et pouvoir ainsi saisir le rapport qu’il a avec lui. Cherchant par ailleurs et depuis plusieurs années maintenant, à comprendre d’où vient et comment s’impose à nous l’idéologie néolibérale, je voulais lier les deux. Partir de l’idéologie (ici dans sa forme d’atteinte à la subjectivité) et montrer comment le débordement, le décalage par le poème, pouvait venir faire hiatus, et par là même recomposer ne serait-ce que pendant un temps très court, une autre vision de ce même monde, mais qui serait remis en cause dans une histoire extrêmement simple, et racontée par des personnages qui n’arriveraient pas à s’y conformer.


Ce travail doit évidemment beaucoup à la lecture du philosophe Jacques Rancière et sa notion de « partage du sensible », mais aussi travail du poète Yves Bonnefoy, et il faudrait également citer Henri Meschonic et ses recherches sur la notion de rythme.


Cette pièce fait partie d’un ensemble de différentes pièces, et chacune à sa manière, cherche à partir d’une critique d’un monde qui fait de la destruction sa seule espérance, à lui arracher un écart, où sous condition d’égalité, elle remettrait en cause cet état de fait. Elle tente également par le poème, de créer, cette fois chez le spectateur une émotion, qui puisse être elle-même décrochage, déploiement, et perspective, là où il n’y a plus qu’écrasement, inéluctabilité et asservissement.


C’est ce à quoi s’attache ce projet, à commencer par son écriture.




Note sur la mise en scène



«  A son stade le plus avancé, la domination fonctionne comme administration, et dans les régions sur-développées où existe la consommation de masse, la vie administrée devient la vie bonne de l’ensemble, pour la défense de laquelle les extrêmes s’unissent. Ceci est la domination à l’état pur.  »
Herbert Marcuse
L’homme unidimentionnel
Editions de Minuit, 1968


Etant à la fois l’auteur et le metteur en scène de ce projet, il est important de préciser que le travail de mise en scène à proprement parler n’est pas envisagé ici comme la suite logique de l’écriture, son prolongement. Ce n’est pas une simple formalité qui sous-entendrait que ayant écrit le texte, je saurais donc comment le monter. Non, loin de là ! Car de même que le texte n’est pas envisagé comme un « work in progress » susceptible d’être modifié constamment pendant les répétitions, la mise en scène a aussi son langage propre, autonome, qui certes s’appuie sur ce dernier, mais n’en est en aucun cas le faire valoir.


Pour expliquer un peu plus, il faut repartir de l’idée du metteur en scène Antoine Vitez, pour qui le travail de l’auteur (il aurait dit « le poète ») et du metteur en scène obéissaient à des logiques différentes. Pour lui, il y avait une similitude d’un côté entre le travail d’acteur et de poète, et de l’autre, entre le metteur en scène et le traducteur. Ainsi le poète et l’acteur étaient ceux qui écrivaient, quand le metteur en scène et le traducteur étaient ceux qui venaient après, relevant des « signes » pour les transformer en d’autres « signes ».
Même si cette pensée est antérieure à cette notion très contemporaine de la mise en scène qui se veut « écriture du plateau », je crois que la distinction faite par Vitez a toujours sa raison d’être, quand il s’agit notamment d’un théâtre qui prend une pièce ou bien un texte pour point de départ.
Il s’agit donc ici, d’oublier le temps de l’écriture, pour interroger les traces laissées, et recomposer à partir d’elles, un autre ensemble, éphémère quant à lui, dans le temps et le lieu du plateau de la répétition.


Tout est jeu


Comme d’autres pièces écrites précédemment, Montorin, croise et fait se croiser entre elles différentes formes d’écriture (dialogue en prose, vers, didascalies, récit, italiques, etc.) Le premier choix concernant la mise en scène est de dire que l’actrice, à elle seule, prendra en charge toutes ces formes. C’est à dire qu’il ne sera pas question d’un personnage à interpréter mais d’un théâtre-récit, dans lequel elle incarnera toutes les différents formes de l’écriture. Là encore on retrouve Antoine Vitez et sa notion de « faire théâtre de tout ». La difficulté étant de trouver (c’est à cet endroit qu’apparaît l’incarnation) pourquoi et comment apparaissent des changements de forme, en réinventer leur nécessité.


Deux idées directrices aideront à cela. La première (inscrite dans la notion de théâtre-récit) c’est que cela a déjà été. Mais ce déjà, ce n’est pas le récit (la femme qui vient voir l’homme) mais le théâtre de ce récit-là. En clair elle dit, je me souviens d’un théâtre qui racontait cela.
La deuxième idée, s’appuyant sur la première, est que cette mémoire est fragile et fragmentaire, et qu’ainsi, elle empêche une conduite linéaire de ce même récit. Il y a des hiatus, des accidents, voire des échappements, et donc le récit n’apparaît plus que dans le sillage car ce qui est montré, c’est une avancée, avec l’idée d’un but, mais au rythme et au gré des surgissements de la mémoire, influencée aussi par ce qui se passe à l’extérieur (on retrouve ici l’importance du silence de l’autre, mais aussi le lieu lui-même, la lumière, etc.)
Cet extérieur, envisagé comme venant provoquer le mouvement de celle qui parle, est constitué par deux éléments principaux, le costume et la lumière. Le costume, envisagé comme un élément que l’on met, puis que l’on retire, puis que l’on remet à nouveau, etc.
La lumière, dont les changements seraient antérieurs et viendraient provoqués les changements de pensées de celle qui parle.
Il s’agit en fait de créer un dispositif sensible (à partir du texte, du costume et de la lumière) où les différentes composantes interagiraient sur l’avancée du récit.
On l’aura compris, le seul cadre qui puisse tenir cela, est celui d’une répétition, un plateau de théâtre, même si une fois dit cela, tout reste encore à inventer.


Concernant la scénographie, outre le plateau vide d’un théâtre, on peut aussi penser à tout lieu propice au surgissement de la mémoire (un atelier d’usine désaffecté, une ancienne salle des fêtes, une grange, un lieu abandonné dans lequel la nature a repris le dessus, etc.)
Au milieu, une table en bois et une chaise, indiquant que quelqu’un va venir et parler, une cantine en métal dans un coin avec quelques habits.
Enfin, si l’espace doit pouvoir avoir sa signification propre et permettre à chacun de pouvoir s’y projeter de façon singulière, la possibilité de l’équipement technique est très importante, puisque c’est avant tout par la lumière que cet espace se modifiera par la suite.


Il s’agit ensuite de voir comment le jeu apparaît, comment le récit, envisagé comme un mouvement dialectique jamais résolu entre ses différentes composantes, peut venir ensuite susciter l’imaginaire des spectateurs. Car ce qui est recherché, c’est à la fois une chose concrète, matérielle, immanente, et non pas seulement intéressante par elle-même, mais aussi par l’espace imaginaire (ou mémoriel) qu’elle va ouvrir.
Le sens de ce spectacle est dans cette recherche-là. Quel poème pouvons-nous laisser surgir dans le monde dans lequel nous vivons. J’entends par poème, une émotion qui ouvre sur de la surprise, de l’inattendu, ou bien du sens réentendu. Et si au final on y voit de la violence, cette violence-là n’est que théâtrale et elle se situe de toutes façons très en deçà de celle à laquelle nous sommes confrontés dans le monde quotidien.


Faire entendre un poème au sein de notre monde, peut paraître somme toute dérisoire. Je crois pourtant le contraire, je crois que c’est la chose à la fois la plus nécessaire et difficile qui soit. Je crois qu’il est aisé de pleurer en regardant ce monde, ou bien de rire en se fermant les yeux, mais le pari serait ici de maintenir une espérance tout en gardant les yeux ouverts, ou pour le dire autrement, il s’agirait de suivre les mots d’Ernest Bloch pour qui : «  l’art est un laboratoire mais aussi une fête de possibilités exécutées ainsi que des alternatives expérimentés en elles, où l’exécution tout comme le résultat se présentent comme illusion fondée, c’est à dire comme pré-apparaître d’un monde accompli. »


Sans évidemment anticiper le résultat, c’est néanmoins ce qui sera recherché ici.

Thierry Beucher

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