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Médée-Matériau

mise en scène Anatoli Vassiliev

: Entretien avec Valérie Dréville

par Joëlle Gayot

Vous interprétez, à Avignon, dans la mise en scène d’Anatoli Vassiliev, Médée-Matériau d’Heiner Müller. Un spectacle court qui exige de vous d’être immédiatement au plus haut et de maintenir la tension jusqu’à la fin?


Je pense que c’est effectivement ce résultat que les gens voient. Pour ma part, j’essaie d’être dans le processus de travail, c’est-à-dire de ne tendre vers aucun résultat déterminé. J’ai d’autres centres d’attention.


La façon de dire le texte est-elle dénuée d’intentions ou atonale ?


Pas vraiment. Mais il faut avant d’aller plus loin expliquer un peu la démarche de Vassiliev. Depuis environ dix ans, il s’est lancé sur une voie assez différente de sa formation, l’école russe et l’héritage de Stanislavski, dans laquelle les structures psychologiques sont mises en avant, et il a développé un autre territoire de travail qu’il nomme lui-même les «structures de jeu» ou «structures ludiques». Il s’agit d’un territoire où le centre ne se trouve pas seulement dans le domaine des sentiments, de l’âme ou des relations entre les personnages. Cela existe aussi, mais sur un niveau qui serait davantage, pour employer le terme d’Antoine Vitez, de l’ordre du théâtre des idées, ou encore un théâtre plus conceptuel, métaphysique, voire spirituel. Ce qui ne veut pas dire intellectuel et dénué d’humour, bien au contraire !
Le centre n’est donc plus à l’intérieur de l’acteur, comme le centre de ses émotions, mais à l’extérieur, c’est-à-dire que nous jouons avec quelque chose. Ainsi, puisque le centre est déplacé, ce n’est plus à travers les sentiments que l’acteur transmet la pièce ou son rôle, mais à travers la parole. Et, si c’est à travers la parole, il faut trouver comment parler ; tout le travail part de là. Par ailleurs, Vassiliev considère que, sur les scènes européennes, en général, on peut observer deux intonations principales qui sont l’intonation exclamative et l’intonation narrative. L’exclamation est liée au genre noble et à la tragédie, et la narration est utilisée pour le récit, les histoires, etc. Mais pour transmettre le contenu des textes qui l’intéressent lui, et qui sont plus liés à la philosophie, à la métaphysique ou à la spiritualité, ces deux intonations ne conviennent pas puisqu’elles recèlent un contenu psychologique. Ainsi, Vassiliev cherche une troisième intonation qui est l’intonation affirmative, une affirmation qui descend vers le bas. Il y a toute une série de training et d’exercices qui nous entraînent à trouver cette intonation difficile, car nos muscles n’y sont pas formés. Il nous faut éduquer notre appareil vocal. Avec Vassiliev, il y a toujours énormément de niveaux différents. On peut se trouver sur le niveau du contenu, ou alors sur le niveau de la situation, des relations, ou encore sur le niveau du travail technique de l’intonation et du rythme.
Comme le texte de Müller est un poème, même s’il est aussi une narration, il faut justement prendre en charge l’aspect rythmique. Cette approche est surprenante en français, car nous n’en avons pas l’habitude, ce qui crée une sensation nouvelle pour les gens qui écoutent la langue. Pour ma part, j’ai eu le sentiment de ne presque plus reconnaître ma langue mais je sentais bien que c’était à cet endroit-là que c’était juste. Ce rythme est nécessaire, il est extrêmement lié au contenu. C’est comme un rythme cardiaque, il faut faire vivre un corps.


Il s’agit de trouver la respiration, le souffle, dans la narration même ?


C’est lié à son propre corps et au corps du texte. Si le contenu est métaphysique, il lui faut quand même un coeur qui batte véritablement, il est à la fois matériel et immatériel. Donc, il doit s’inscrire dans une matérialité. Enfin, il faudrait aborder un autre aspect mais pour lequel je suis encore en apprentissage. Ce rythme est très lié à ce que Vassiliev appelle la « lecture sur la gauche ». Habituellement, on lit les textes vers la droite comme les mots les uns après les autres et donc on descend dans le texte. Pour lui, le texte est lu vers la gauche, c’est-à-dire que le texte remonte plutôt qu’il ne descend. Donc le rythme sert aussi à ça, il pousse tous les mots vers la gauche, c’est comme une perspective renversée. Ce mouvement, un peu compliqué à expliquer, est plus facile à exécuter mais il faut de l’entraînement. Chez Vassiliev, il faut bien distinguer les différents territoires qui ont finalement tous à voir les uns avec les autres, mais nous les considérons et nous les travaillons séparément. Après, il faut tenter de tout faire en même temps.


Finalement vous dites qu’en travaillant le texte de cette manière, vous ne reconnaissiez plus votre langue. Ce qui est intéressant quand on sait que Vassiliev vous fait travailler le texte dans une langue qui n’est pas la sienne, le français. Au fond, peu importe la langue dans laquelle on travaille ? Est-ce que ce travail sur le rythme traverse toutes les langues ?


Sans doute, mais la question est complexe. C’est quelque chose qui a à voir avec les sons, en dehors du sens, et ça, effectivement, c’est universel. D’un autre côté, je pense qu’on ne trouverait pas exactement le même rythme suivant les langues puisque la structure de la langue commande son rythme.


Vassiliev vous a amenée à devoir vous réapproprier votre langue ?


Absolument, mais j’étais confrontée à ce problème de la langue. Avant que nous fassions le spectacle, je suis restée un an chez lui. J’y étais déjà allée un à deux mois chaque année et j’avais des interprètes. Lorsque je suis arrivée pour ce long séjour, il m’a demandé de me passer d’interprète. J’ai dû me débrouiller et apprendre la langue. Je me suis trouvée dans cette situation de devoir prendre contact avec cet enseignement à travers une langue que je ne connaissais pas. Et lorsqu’on s’est mis à travailler sur le texte d’Heiner Müller en français, finalement, c’était la même chose et je me suis retrouvée avec le français, mais dans un grand écart, ce qui était extrêmement troublant mais qui a ouvert énormément d’espaces.


Cette langue vous était devenue aussi peu familière qu’elle ne lui est à lui-même ?


Aussi peu familière et, au bout du compte, beaucoup plus proche. Je pense que pour Vassiliev également. Là, nous avions une sorte de langue commune mais qui est très liée au théâtre car tout ça n’est pas mystique. C’était lié au texte de Müller, à tout ce dont Vassiliev m’avait nourrie, comment il envisage le texte, toutes les images que contient Médée-Matériau et tout le travail technique opéré. Chez Vassiliev, le travail est extrêmement technique et la technique a énormément à voir avec le sens. Mais sans technique on n’y arrive pas.


Vous connaissez Vassiliev depuis la création de Bal masqué à la Comédie-Française, en 1992. Vous le retrouvez régulièrement. Est-ce que ce travail sur Heiner Müller focalise et cristallise l’ensemble de votre parcours et de votre connaissance mutuelle ?


Un chemin a été fait depuis Bal masqué jusque ici ; des choses, parties de très loin, arrivent à la surface pour moi. Je dirais que, obscurément, car ça reste difficile à objectiver, je réalise à quel point cet enseignement était pour moi, m’était destiné et qu’il était juste que j’aille là-bas. Je l’ai toujours su, je n’en ai jamais douté, mais avec Médée, il ne se passe pas la même chose que lorsque nous travaillons en laboratoire. Quelque chose, effectivement, se cristallise.


Peut-être Vassiliev a-t-il pu, sur ce spectacle et à cause de votre connaissance mutuelle, vous conduire sur des terrains qui n’auraient pu être accessibles avant ?


Sans doute. Mais de toute façon, ce spectacle ne ressemble pas à la sensation que j’ai éprouvée lors des spectacles précédents que j’ai faits, avec ou sans lui. Médée-Matériau est surtout un travail. Il ne se fixe pas, il doit être toujours en processus, en expérience. C’est une expérience ! Pour que cela le soit pour le spectateur, il faut que cela le soit pour moi. Donc tout est toujours remis en question, et je peux presque dire que les représentations, pour moi, sont des répétitions.


Si nous étions schématiques, nous pourrions dire que ce texte soulève des nœuds comme la sexualité, la maternité, la jalousie, la trahison, la transformation d’une femme ?


Il y a tout cela, il y a l’exil, le temps mythologique et le temps historique, et, surtout, il y a la magie, le rituel. Qu’est-ce qui se trouve derrière ce rituel ? C’est le point le plus incandescent.


Qu ’appelez-vous le rituel ?


Très concrètement, ce que Médée fait au cours du texte. Elle fait deux rituels. Le premier, c’est le don de sa robe à la fiancée de Jason, la robe brûle et la fiancée avec, et le second, c’est le meurtre des enfants. C’est capital, tout va vers ce geste qui est le centre du texte.


Il y a dans le spectacle une idée de quelque chose qui ne cesse de se consumer. Vous fumez une cigarette en entrant sur le plateau, la robe prend feu, les marionnettes des enfants s’enflamment. Tout devient cendres ?


Oui, je le pense. Pour la cigarette, je n’ai pas demandé à Vassiliev sa signification. Chacun y voit ce qu’il veut. Vassiliev aime bien démarrer dans la réalité de ce que chacun est : je suis une actrice qui arrive sur le plateau, j’allume ma cigarette, je vous regarde. Nous sommes là, nous allons nous occuper de quelque chose ensemble. Je ne fais pas semblant d’être un personnage qui arrive. La représentation démarre doucement de cette manière, c’est une façon d’envisager le travail qui m’aide. Il n’y a pas de doute au sujet de l’identité, qui je suis, et c’est au fur et à mesure, en accomplissant toutes les tâches qui me sont imparties qu’arrive la figure de Médée. Mais elles ne sont pas là à priori.


Finalement, vous arrivez, en tant que Valérie Dréville, sur le plateau, vous êtes peu à peu rattrapée par la figure de Médée, qui elle-même va changer, puisque la femme qu ’elle est au début ne sera pas la même que la femme qu’elle est à la fin. Et à la fin du spectacle, vous sortez du rôle de Médée pour redevenir vous. Est-ce pour cela que vous vous déshabillez ?


Je ne sais pas si on peut dire cela. A ce moment-là, simplement, Médée donne sa robe. C’est un rituel qui va lui permettre d’effacer de façon effective Jason de sa mémoire. Il y a des gens qui accomplissent ce genre de choses. Médée utilise la magie. Comment réduire en cendres un passé aussi fort si ce n’est à travers la magie! Puis il y a le second rituel, le meurtre des enfants, et ce moment assez énigmatique où Médée dit qu’elle veut fendre l’humanité en deux parties et vivre dans le vide. On en parle beaucoup avec Vassiliev, c’est un autre point très incandescent. Si la mémoire est effacée, cela signifie qu’il y a déjà énormément de vide, mais Médée va plus loin. Comme le médium, elle passe à un autre endroit d’elle-même.
Dans la mythologie, on rencontre souvent cette idée de la montagne qu’on gravit et qui est le centre du monde, c’est-à-dire le centre de soi même. Le trajet de Médée a quelque chose à voir avec cela. Elle a besoin de ce rituel, pour nous c’est difficile à comprendre car il s’agit du meurtre de deux enfants, et cela nous paraît violent, barbare et impossible. Mais nous sommes dans une autre pensée, un autre monde, un autre temps et à l’intérieur de ce monde-là, ce sacrifice devient possible. Les choses n’ont pas la même signification.


Cette femme démarre femme, c’est-à-dire épouse et mère, et se dépouille peu à peu de tout. Peut-on dire qu’elle rejoint quelque chose à l’intérieur d’elle-même de plus primaire, d’animal ?


Elle rejoint son origine : elle est barbare, elle est colchidienne, elle est d’un monde ancien. Dans le texte, on observe beaucoup de conflits entre ce monde ancien, mythologique et archaïque, et le temps historique de l’épopée des Argonautes, de Jason, de Corinthe. Cela ne se joue pas seulement entre un homme et une femme. Médée rejoint cette origine première. Elle retrouve une place. On peut le lire sur beaucoup de plans. C’est un texte très riche dans sa structure interne. On voit que la place d’un mot est importante, même des petits mots, des conjonctions, qui déterminent tout un tissu de contradictions, de paradoxes, d’aimantations telluriques entre les idées, les émotions, les mots… Ce texte est réellement magnifique, toujours à défricher.


D’autant que cette parole est une suite d’états de conscience qui se révèlent, dans un présent. La parole conjointement à la conscience crée une pensée énergique qui évolue en permanence ?


La parole est acte comme dans un rituel magique. Elle est incantatoire et s’inscrit dans le réel. La parole est la grande force de Médée, elle lui permet de devenir elle-même puisqu’elle en a été privée à partir du moment où elle a trahi sa patrie, son peuple, sa famille ; elle est partie avec Jason dans une sorte d’illusion. Là, elle retrouve cette réalité.


Il y a une diffusion, sur un écran, d’images de mer. Qu’est-ce que c’est ?


Vassiliev ne me l’a pas expliqué. Mais d’après ce que je comprends, cela peut se voir de différentes manières. Médée a traversé une mer interdite, fermée, avant que les Argonautes ne l’aient traversée. Ils ont eu beaucoup de mal à l’ouvrir. J’ai lu à plusieurs reprises que cette malheureuse histoire a commencé par là : il n’aurait pas fallu violer ce territoire vierge, et les Argonautes ont ouvert la voie de tous ces malheurs qui ont suivi en passant par là. Donc, d’une certaine manière, Médée fait le voyage retour, à l’envers, de Corinthe à Colchide, elle effectue un voyage d’états de conscience. La pièce pourrait être cela, le voyage retour de Médée.


Propos recueillis par Joëlle Gayot
Février-mars 2002

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