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Médée

d'après Médée de  Euripide
mise en scène Lisaboa Houbrechts

: Médée à l'estomac

Entretien avec Lisaboa Houbrechts

Simon Hatab. Au fil des semaines de répétitions, il semble que votre vision initiale de Médée s’est approfondie. Où en êtes-vous avec la tragédie d’Euripide ? Que voyez-vous aujourd’hui dans ce mythe ?


Lisaboa Houbrechts. Médée est pour moi une histoire d’amour. Au moment où commence la tragédie, Jason a rompu ses vœux, abandonnant Médée pour Créüse. Mais il reste beaucoup d’amour dans cette rupture. Cet amour blessé va enclencher la machine infernale de la vengeance. Il y a de la beauté dans la blessure et c’est cette beauté que je voudrais montrer.


S. H. Chez les Grecs, Érōs désigne un principe primordial, la force fondamentale qui tient ensemble l’univers, par opposition au Chaos...


L. H. L’amour et le chaos sont les faces d’une même médaille. Ils sont la cause du meurtre archaïque qu’accomplit Médée. Dans la tragédie d’Euripide, il y a toutes les nuances qui vibrent lors d’une rupture entre deux êtres. Ces sentiments, j’aimerais qu’on les joue avec douceur et retenue mais aussi avec beaucoup de sincérité : « avec les tripes », comme vous dites en français.


S. H. Il y a une urgence dans la pièce, qui s’apparente à une course contre la montre...


L. H. Créon ne laisse qu’un jour à Médée avant l’exil. Notre scénographie est cette machine qu’on ne peut arrêter : elle est connectée au cosmos, à des éléments tels que le sable, le vent, l’océan, le feu... Tout au long du spectacle, l’espace se modifie de manière continue, à l’image des émotions de Médée qui sont fluides, en perpétuel mouvement.


S. H. Au début de votre adaptation, Médée a perdu les mots. Sa langue est en ruine...


L. H. Elle traverse différents paysages linguistiques, passant d’un langage fragmenté, en deuil, à une langue plus riche et construite.
En tuant l’amour en elle, elle retrouve la parole et cette parole la pousse vers le meurtre.


S. H. Ce meurtre et ce qui s’ensuit constituent assurément l’un des motifs les plus mystérieux de la tragédie. Car Médée n’est pas punie pour ses crimes : elle devient une déesse et s’envole sur un char...


L. H. Oui, il y a ce mouvement d’élévation : le meurtre des enfants est peut-être un acte de libération, comme elle le dit elle-même : « Oui mais moi, cette douleur me libère. » En se détachant de l’amour terrestre, Médée fait place à un amour plus grand... Mais cette résolution n’est pas montrée, elle a lieu hors de la pièce.


S. H. L’amour terrestre s’incarne dans le personnage d’Aphrodite, que vous avez ajouté et que Médée tue de ses mains...


L. H. Oui, le personnage d’Aphrodite se promène dans notre pièce. Dès le début, elle est accusée de tous les maux. L’idée est née d’une phrase qui m’avait frappée dans le texte d’Euripide : « Je ne veux plus désirer. »


S. H. À propos de l’infanticide, il est remarquable que, dans votre mise en scène, les enfants n’apparaissent jamais directement...


L. H. Ils n’apparaissent jamais sous forme humaine...


S. H. Oui ils apparaissent sous une autre forme. Comment la décririez-vous ? Est-ce une métaphore ?


L. H. Je n’emploierais pas ce mot. Je dirais que, pour représenter ces enfants, j’ai cherché un autre corps, un corps qui flotte au vent, léger, fragile, sombre aussi...


S. H. L’infanticide n’a pas toujours fait partie du mythe de Médée : c’est sans doute un ajout d’Euripide. Ne pas représenter directement les enfants, est-ce une manière pour vous de questionner ce meurtre, de le mettre en doute ?


L. H. Paradoxalement, il me semble que cette représentation abstraite des enfants permet plus de cruauté encore lors de la scène du meurtre.
En outre, il se crée une distance qui dit quelque chose du personnage : comme si elle n’arrivait pas à les aimer, à être mère, comme si elle n’avait jamais été totalement prête pour ça. Je songe à ces mères qui ne parviennent pas à ressentir de lien avec leur bébé... L’abstraction provoque chez nous de l’émotion.


S. H. Pouvez-vous dire quelques mots de la Nourrice, personnage que vous avez considérablement développé par rapport à la pièce originale ?


L. H. Elle n’a de nourrice que le nom, son rôle est plutôt celui du narrateur. Elle rêve d’enrayer la machine, d’inverser la flèche du temps, de revenir en arrière comme si rien de tout cela n’avait eu lieu. Elle connaît l’histoire de Médée par cœur : peut-être est-elle une projection d’Euripide lui-même ?


S. H. Vous avez employé le mot « fluide » pour parler des émotions de Médée. Ce mot sert aussi à qualifier les identités de genre qui ne se reconnaissent pas dans la binarité masculin/féminin. Dans votre théâtre, il est fréquent que les femmes jouent des hommes et vice-versa : à l’exemple de Jason, joué par Suliane Brahim, ou de la Nourrice, interprétée par Bakary Sangaré...


L. H. Dans l’histoire du théâtre, il est arrivé – par exemple, chez les Grecs ou à l’époque élisabéthaine – que les rôles féminins soient joués par des hommes. La question n’est pas de se conformer à une norme, à l’idée que l’on se fait a priori d’un rôle. Il s’agit pour moi de me demander, si je transgresse la règle, ce que ces fantastiques acteurs et actrices vont apporter à ces personnages, comment ils vont mettre en mouvement ce que les siècles ont figé dans la pierre, comment ils vont faire surgir l’étrange de ce que nous croyions connaître.


S. H. La particularité de la tragédie grecque, c’est aussi la présence du chœur. Votre chœur mêle Colchidiens et Corinthiens. Les premiers, compagnons d’infortune de Médée, ont de l’empathie pour elle alors que les seconds sont soucieux de préserver l’ordre dans leur cité. Cette ambivalence est-elle votre manière de prendre en charge les sentiments de « crainte » et de « pitié », nécessaires pour produire la catharsis ?


L. H. Le chœur focalise des sentiments contradictoires. Mais j’aime que cette ambiguïté habite tous les personnages. Prenons Jason : lorsqu’il prétend s’être rapproché de la fille du roi pour donner un statut à ses enfants qui étaient fils d’exilés, je le crois sincère. J’essaie toujours de suspendre mon jugement pour trouver l’humanité des personnages.


S. H. Vous insistez sur le fait que Médée doit se détacher des passions terrestres pour s’élever vers un statut divin. Il me semble qu’en répétition, votre méthode de travail procède elle aussi de ces ruptures successives, remettant sans cesse sur le métier l’ouvrage : ce qui semble acquis un jour peut être remis en question le lendemain...


L. H. Oui, ce temps des répétitions est pour moi un mouvement incessant de création, de destruction, de reconstruction... Mais le corps des comédiennes et des comédiens garde la mémoire de tout ce que nous avons traversé – y compris de ce que nous avons abandonné. Ce que nous avons créé hier est déjà passé. Si ça marche, tant mieux. Si ça ne marche pas, mieux vaut ne pas trop s’y accrocher, ne pas trop parler et retourner travailler sur scène. La solution réside sans doute dans l’avenir. Et l’avenir, c’est la scène.


  • Propos recueillis par Simon Hatab, dramaturge
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