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Medealand

mise en scène Jacques Osinski

: Note d'intention

Medealand. Le pays de Médée… En nommant ainsi sa pièce, Sara Stridsberg désigne d’emblée ce qui en fait le coeur. Le pays de Médée, c’est un univers mental, l’espace clos dans lequel elle est enfermée. « L’espace est d’une blancheur éblouissante, une sorte de non-­espace. Un lieu d’attente, de l’après, de l’éternité. La salle d’attente d’un hôpital. Un royaume des morts stérile. La salle d’attente du néant, un espace conscient ou peut-­être rêvé. » écrit Sara Stridsberg dans cette belle langue à la fois concise et tumultueuse qui la caractérise. On peut voir la pièce comme un immense flash-­back, le lieu de « l’après » étant celui de l’après meurtre de ses enfants par Médée. Le pays de Médée, c’est celui de la souffrance, celui du manque.
Le pays de Médée, c’est aussi le pays perdu, « le pays abandonné, oublié, celui dont rêve l’exilé ». C’est la « matrie » évoquée au début de la pièce, telle une mer. Cette mer qui, dans la pièce d’Euripide, sépare les deux pays, celui de l’enfance et celui de l’âge adulte dans lequel Jason a emmené Médée. Le pays de Médée, c’est cet entre-­deux, passionnant à rendre scénographiquement, un espace sans contour, à la fois brumeux et tout en angles, pays du rêve dans lequel le concret de la réalité frappe, pays où l’esprit de Médée se fracasse contre la réalité des murs d’un hôpital. Ayant trahi son père pour Jason, Médée n’a plus de pays que celui qu’elle porte dans sa tête. Elle est désormais une étrangère, une sans asile, une sans domicile fixe. Et peut-­‐être que plus encore que l’amour, c’est la violence de ce statut que Sara Stridsberg interroge.
Plein d’une évidente modernité, Medealand s’inscrit dans une lignée littéraire. D’Euripide (dont la pièce porte de nombreux échos) à Sarah Kane, c’est aussi toute une histoire du théâtre que revisite Stridsberg et que j’ai envie de revisiter avec elle. Comme Le Chemin de Damas, comme Le Songe de Strindberg, comme Dehors devant la porte de Borchert, Medealand est un drame à stations. C’est un type de pièces qui me touche et que j’ai souvent montées. « Le corps disloqué/Avec sur le visage tous les signes de la fureur », pour reprendre les termes de Sénèque traduit par Florence Dupont, l’esprit de Médée erre. Des figures viennent à sa rencontre : la déesse (qui peut aussi être médecin), la mère, la nourrice, le roi Créon, Jason lui-même… Une à une, Médée franchit les étapes qui la mèneront au meurtre de ses enfants et à un étrange apaisement : « J’ai enfin arrêté de pleurer. Médée a enfin arrêté de pleurer ».
Souffre-­t-­elle plus de son amour bafoué ou de son statut d’étrangère ? Quelle est l’aliénation la pire, celle d’aimer ou celle de n’être pas d’ici ? La colère de Médée vient du rejet, rejet par Jason mais aussi rejet par un pays qui ne veut plus d’elle. Sara Stridsberg dit alors la vérité nue avec une absence de pathos qui oblige le spectateur à affronter la vérité du monde : « Après un temps dans le service, il apparaît qu’une décision d’expulsion a été prise concernant la jeune femme en question. Les renseignements ont été donnés par son ex-­‐ mari et, après vérification, ont été avérés. La jeune femme se trouve donc depuis plusieurs jours illégalement à Corinthe. Par conséquent, elle ne peut bénéficier de soins médicaux. Les services de police en ont été informés et il a été décidé que la femme devrait être reconduite à la frontière, escortée par les forces de l’ordre. »
La grande force de Sara Stridsberg est de rendre d’emblée absolument contemporaine cette Médée millénaire. Abandonnée par Jason pour qui elle a tout sacrifié, Médée n’a d’autre endroit où aller qu’un hôpital psychiatrique où l’on ne veut pas la garder. Puisant son inspiration dans la tradition littéraire, Stridsberg s’en affranchit pour rendre sa Médée totalement humaine, concrète. Elle parle directement au spectateur, abandonnant le mythe pour une intimité qu’elle rend fascinante. Avec Sara Stridsberg, Médée redevient une femme : Une femme dont le chemin bifurque, internée aux urgences psychiatriques d’un hôpital… Une femme étrangère, sans papier, seule, une valise à la main, aux prises avec le prosaïsme de l’administration, l’égoïsme ordinaire.
Pour Jason, Médée a tué son frère. Elle s’est faite meurtrière, exilée. Ses actions, qui sont aussi des actions de force et de courage, n’ont pas été reconnues. Dans l’alliance Jason/ Médée, il a obtenu tous les bénéfices, elle a pris tous les torts. C’est elle la meurtrière, elle la fugitive. En endossant ces rôles, elle a fait de Jason un héros. Lorsqu’il l’abandonne pour en épouser une autre, elle n’est plus rien. Elle n’a plus rien sauf son amour disloqué et ses enfants. Face à la prodigieuse indifférence de Jason, face à la tranquille assurance de sa beauté, Médée n’a d’autre arme que celle de ses enfants pour le toucher encore. Ses enfants qui sont aussi ce qui l’ancre encore dans la terre, au sol de ce pays inconnu qu’elle voudrait faire sien et qui ne veut plus d’elle. En les tuant, elle s’anéantit et se libère : « Maintenant tu ne peux plus me faire de mal. Maintenant je suis libre. L’homme n’a jamais existé. L’amour n’a jamais existé. »
Sara Stridsberg a étudié Sarah Kane. Elle en a la force. Pour elle, comme pour Sarah Kane, l’écriture a à voir avec la destruction. Son écriture, étrange mélange de violence et de poésie, part de la réalité la plus noire, la folie, l’exil, l’abandon, pour nous emmener dans un univers rêvé, qui peut aussi bien frôler le cauchemar que la transcendance. Ainsi le récit fait par la déesse des meurtres d’enfants est empreint d’une étrange douceur, douceur dont je ne sais si j’oserais la qualifier de maternelle.
Ainsi est Médée : d’une violence mêlée de douceur. Son apparence frêle, toute de volonté et d’humilité, renferme la force de ceux qui croient en la justesse de leur cause. Elle peut toucher la transcendance, transformant violence et prosaïsme en pureté. Mais Médée a aussi un corps, corps que Sara Stridsberg dépeint sans fard : corps de femme, amoureuse, délaissée, corps de nouvelle mère aussi, corps qui commande à l’esprit, prisonnier du désir.
Face à elle, Jason n’a pas le beau rôle mais il incarne la séduction. « Il doit être beau, il doit être possible à aimer » dit Sara Stridsberg. L’écrivain inverse en quelque sorte les rôles. Jason est celui qu’on regarde, rôle habituellement dévolu à la femme. Il est finalement un « homme fatal » par analogie avec la femme fatale, chère aux films hollywoodiens.
Dans une interview à L’Express, Sara Stridsberg dit, parlant de son roman, La Faculté des rêves : « La poésie et la beauté dans ce livre, sont un cadeau que je voulais faire à toutes ces filles seules, à celles qui vivent dans la rue, aux prostituées, aux marginales, à toutes celles qui se sont perdues en chemin ». Médée est de ces marginales. Mais elle est reine aussi. Elle a le corps en miettes mais son esprit flamboie. Elle ne plie pas. « Mais tu dois apprendre à t’incliner devant le monde quand il te regarde. Personne n’y échappe. Aucune femme. Pas même toi, Médée. » lui dit sa mère, personnage oublié dans la tradition et auquel Stridsberg donne un grand poids, ce qui n’a rien d’anodin. Abandonnée par l’homme qu’elle a aimé, Médée refuse de plier et c’est alors sa condition de femme qu’elle interroge. Sara Stridsberg ne se revendique ni comme féministe ni comme écrivain femme. Dans une interview, elle dit pourtant que ce qui l’intéresse dans l’écriture, c’est la destinée des femmes dans le monde. De grandes figures féminines sont d’ailleurs à la source de ses romans. La faculté des rêves s’inspire d’une figure réelle, Valérie Solanas, prostituée intellectuelle et féministe, qui tira sur Andy Warhol et faillit le tuer. Darling river s’inspire d’une figure littéraire, celle de Lolita. Pour Sara Stridsberg, Valérie Solanas incarne le mauvais rêve du patriarcat, tandis que Lolita en est le rêve. Avec Médée, elle s’attaque à un mythe. Sa force est de lui rendre toute son humanité. Sa Médée est une femme, une femme qui ne plie pas devant le regard du monde, une femme qui défie les lois et c’est cela qui m’intéresse.

Jacques Osinski

juin 2013

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