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: Entretien avec Jean Lambert-wild

Propos recueillis par Eugénie Pastor le 28 mai 2012

Me In Front of Me est une adaptation de Richard III, l'une des pièces historiques de Shakespeare. Pourquoi choisir cet auteur ?


Il y a quelques textes de Shakespeare qui vraiment me fascinent, et celui-ci particulièrement.
Ce qui m'intéresse dans cette adaptation, c'est de voir comment on peut en proposer un traitement qui réponde à des évolutions narratives contemporaines. De fait, je ne propose pas de monter Richard III, mais une adaptation, en n'utilisant toutefois que le texte original.


Pourquoi choisir Richard III en particulier ?


Voilà un moment que je m'intéresse à Richard III. Pourquoi ? Je suis tenté de dire : parce que comme lui, je suis boiteux ! Je trouve que c'est un texte terrible, avec des moments poétiques absolument incroyables. Je suis plus intéressé par la psychologie de ce personnage que par l'histoire elle-même. L'histoire, tout le monde la connaît. Ce qui est plus intéressant, c'est de voir où sont les fantômes de ce personnage, les démons qui l'habitent. Qu'est-ce qui fait qu'à un moment, des bascules opèrent ? Pourquoi est-il si séduisant, pourquoi a-t-il une telle sexualité en lui ? Pourquoi finalement ne nous dégoûte-t-il pas alors qu'il est le pire des hommes, qu'est-ce qui nous attire en lui ? En outre, j'ai toujours pensé qu'on pouvait en faire une adaptation pour un seul acteur, un personnage qui serait emprisonné, non pas dans la tour de Londres, mais dans une cellule. Je me rends compte que c'est une constante de mes spectacles : il s'agit toujours d'un homme, une femme, seuls, face à eux-mêmes. Cette situation de solitude est facilement imaginable pour Hamlet. Je ne crois pas par contre que la tentative ait eu lieu pour Richard III, alors que c'est le personnage parfait. Peut-être ne veut-on pas affronter sa cruauté complètement.


Comment allez vous procéder à cette adaptation ?


On peut imaginer que Richard III manipule tout le monde à distance. Il pourrait être un grand bandit ou un mafieux qui depuis sa cellule et par des moyens divers – un téléphone portable, par exemple – parvienne à donner des ordres et à faire en sorte que tout le monde exécute pour lui certaines choses. Ou on pourrait aussi imaginer un prisonnier dont on laisserait penser dès le départ qu'il est cet homme qui organise tout, mais qui en réalité ne serait peut-être qu'un homme dans sa solitude, qui présente son adaptation de Richard III avant de se suicider. Me in front of me, c'est vraiment cette idée de quelqu'un enfermé dans sa solitude, dans sa souffrance, dans sa cruauté, qui est seul et qui va jouer cette grande tragédie.
En outre, chaque fois que l'une de ses victimes, réelles ou imaginaires, périra, on sera averti de son crime par des morceaux d'une carcasse de cheval qui tomberont les uns après les autres du plafond. Il s'en revêtira à la fin, en un écho à cette scène mémorable où il s'écrit : «Mon royaume pour un cheval !». Ce serait l'aboutissement de cette sorte de folie, où, revêtu de cette cuirasse sanguinolente qui sera le symbole de tous ceux qu'il a tué, il sera comme avalé par sa solitude. Soudain écrasé par les deux murs qui l'emprisonnent, en une saisissante et cruelle fin.


Comment représenter les fantômes qui entourent ce Richard III solitaire ?


Que ce personnage soit seul pose la question de la représentation de certaines scènes : comment représenter ce moment où, après avoir tué la fille, il couche avec la mère ? Parce que c'est là qu'on comprend qu'il est le diable. Comment physiquement représenter cette scène dans un contexte où Richard III est seul ? Il suffirait de couvrir les murs de dessins, comme en font souvent les prisonniers dans leur cellule, et de trouver un système pour que par instants ces dessins s'animent et deviennent des interfaces, des marionnettes imaginaires avec lesquelles il interagisse et converse… J'ai étudié l'univers des prisons. À une certaine époque, les prisonniers pratiquaient une chose très étrange : ils dessinaient des femmes sur les murs, et à la place du sexe creusaient un trou avec une cuillère. Le trou était ensuite empli de yaourt qu'ils faisaient chauffer. Cela pourrait donner naissance à une scène d'une violence incroyable… Il suffirait d'animer le visage de ce dessin de femme, simplement son visage, pour d'un coup donner vie à cette image et flouter ce qui est de l'ordre du réel, de l'imaginaire, de la folie.


Cette décision d'adapter Richard III répond-elle à un désir d'explorer à travers un texte classique des problématiques contemporaines ?


Je ne crois pas que monter un classique donne la possibilité de revisiter des choses de notre société actuelle. Ce qui moi m'intéresse, c'est l'idée d'une figure intemporelle. Où retrouve-t-on aujourd'hui la brutalité et la fureur de Richard III ? Il y a des textes de théâtre qui opèrent comme des marionnettes de toutes nos conditions : Médée, Oblomov chez Tchekhov, Nora chez Ibsen, ou Dom Juan chez Molière. Ces personnages sont des gaines, comme on parlerait de marionnettes à gaine, pour quelque chose qu'on porte encore en nous. Il s'agit de réinscrire ses figures autrement dans la fable, de les mettre en œuvre dans de nouveaux enjeux qui eux sont contemporains. C'est pour ça que je ne monte pas Richard III, mais Me In Front Of Me ! On peut conserver toute la trame, qui fait que la gaine fonctionne, et voir quels sont les points qui mettent cette trame en valeur. Je veux m'attaquer à la structure narrative même, à la matière du personnage. La fable m'intéresse aussi, mais je pense que la question n'est pas là. Il s'agit d'avoir une lecture, un parti-pris. Si je voulais parler d'un monde en guerre, d'un monde de cruauté, je travaillerais sur Edward Bond ou Sarah Kane. Ici, c'est le personnage qui me fascine complètement. C'est un être monstrueux et monstrueusement sensible : il porte en lui un diable poétique tout a fait étonnant. Il est charmeur, j'ai beaucoup d'affection pour lui alors que c'est un être méprisable. Je trouve intéressant aussi, le fait qu'il se dise difforme, tordu par la nature, et qu'il soit habité par une telle vengeance. Il possède une bestialité très intéressante. Il est l'une de ses figures intemporelles.

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