: Dea Loher ou l’impossible innocence
“Tous, nous aimerions bien être innocents.” Cette phrase, que Dea
Loher met dans la bouche d’un personnage d’une de ses pièces (1) est
peut-être ce qui résume le mieux son rapport au monde et à
l’écriture, une activité qu’elle n’a jamais conçue autrement que
comme une nécessité.
Dans la première moitié des années quatre-vingt-dix, quand les
traductions de ses premières pièces ont commencé à circuler en
France, les réactions de ses premiers lecteurs – et plus tard de ses
premiers spectateurs -, eurent de quoi la surprendre ; l’expression
hexagonale de quelques préjugés solidement ancrés en faisait une
héritière de Brecht, sans doute de la même génération que Heiner
Müller, et bien sûr issue de la même partie de l’Allemagne que ce
dernier. Il fallait prendre cela comme un compliment. Ce qui était
vanté, c’était la maturité de l’écriture et l’intensité des thèmes
abordés. Or le seul point en commun de Dea Loher avec Brecht est
d’être née et d’avoir grandi en Bavière – une région si féconde en
auteurs de talent. Quant à Heiner Müller, elle est sa cadette de
trente-cinq ans, et l’autre légende, qui veut qu’il ait été un temps
son professeur au département d’écriture scénique de l’École
supérieure des beaux-arts à Berlin, est elle aussi infondée.
Dea Loher est née dans les années soixante au beau milieu du miracle
économique allemand, qui précède d’une décennie les années de
plomb, celles de la RAF (2) , et d’un quart de siècle la chute du mur de
Berlin auquel personne ne s’attendait. Fille unique d’un couple
d’employés (son père a travaillé pour les Eaux et Forêts), elle a
grandi dans une petite ville bavaroise à la frontière de l’Autriche,
essentiellement auprès de sa grand-mère. C’est dans ce contexte –
relativement solitaire – qu’elle a commencé à écrire, pratiquement
dès qu’elle a su tenir un stylo en main, selon ses propres termes.
“Je n’ai jamais imaginé faire autre chose de ma vie” a-t-elle confié à
plusieurs reprises. Son adolescence a été bercée par les mêmes
rythmes que ceux des gens de sa génération, avec un penchant plus
marqué pour Nick Cave que pour Supertramp…
S’il faut trouver une filiation dans l’écriture de Dea Loher, c’est
davantage vers Ödön von Horváth qu’il faut se tourner. Comme lui,
elle se soucie en permanence du destin de ses personnages et
explore la tragi-comédie de leurs petites vies. Il n’y a que des
héros dans ses pièces, si minuscule – voire misérable – leur héroïsme
fût-il. Le moteur de son écriture est l’empathie. Sa visée, une
tentative de répondre à la question cruciale : “est-il possible
d’échapper à la responsabilité ?” S’il n’y a pas d’explication
satisfaisante à notre présence sur terre, si nos vies se résument
souvent à une épuisante - et vaine - quête du bonheur, il n’en
reste pas moins que ce qui fonde notre humanité est le fait que
nous soyons responsables de ce que nous sommes. Cette nostalgie
de l’innocence n’est pas liée à quelque culpabilité ; non, simplement,
parfois, nous aimerions tant que quelqu’un prenne en charge notre
vie, ou au moins une part de notre vie, pour la rendre supportable.
Les pièces de Dea Loher sondent les termes de cette difficulté –
pour ne pas dire de cette impossibilité. Elles affirment à chaque
fois un peu plus le caractère incontournable de ce principe de
responsabilité.
L’écriture de Dea Loher suit l’amplitude de plus en plus grande avec
laquelle elle explore cette thématique… Elle fait se croiser des
destins dans lesquels nous nous reconnaissons fatalement. La
justesse et la portée de ses mots répondent à chaque fois un peu
plus à la nécessité et au sens qui fondent le geste même de son
art. Il y a ce qu’il faut raconter, ce dont il faut rendre compte,
mais aussi, mais surtout, comment il faut en rendre compte. C’est
parce qu’à chaque oeuvre la question du “pourquoi écrire” est
remise sur le tapis que le souffle, l’architecture, la dramaturgie de
ses pièces ne cessent de s’enrichir. À chacune d’entre elles, le
traducteur que je suis découvre de nouvelles missions assignées à
la langue, de nouveaux échos, de nouvelles correspondances, qui me
font pénétrer toujours plus profondément dans le passionnant et
mystérieux exercice consistant à “rendre” le théâtre de Dea Loher
en français.
1. Frau Habersatt, lors de sa rencontre avec Elisio, dans la scène 13 de Innocence.
2. Rote Armee Fraktion, le mouvement d’Andreas Baader et Ulrike Meinhof.
Laurent Muhleisen
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