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Manger

Boris Charmatz ( Chorégraphie )


: Entretien avec Boris Charmatz

Propos recueillis par Gilles Amalvi, novembre 2013

manger est une pièce à laquelle vous réfléchissez depuis longtemps, dont les contours, les angles d'attaque se sont modifiés. Est-ce qu'à ce stade, elle a atteint une forme “stable” dans votre esprit ?


Boris Charmatz : C'est une pièce qui est passée par plusieurs étapes : il a fallu que je digère ses questions, que je tente de les articuler entre elles précisément. Pour le moment je ne vois pas encore nettement à quoi la pièce va ressembler. Je pense que ce sera une pièce plus complexe, plus ténue peut-être, moins frontale que les précédentes. Au début des répétitions de enfant, la première fois que nous avons porté un enfant et qu'il s'est laissé faire, je me suis dit : “ c'est bon, je vois ce qu'il faut faire”. Là, je n'en suis pas encore à ce point d'évidence, mais peut-être que les répétitions vont me permettre d'affiner ce spectre large d'idées. En tous cas, par rapport au début, certaines obsessions se sont définies plus clairement, et d'autres ont été laissées de côté. Il y avait par exemple simultanément l'idée d'une pièce avec un très grand nombre de danseurs et une pièce mélangeant danse et nourriture. Les deux idées se sont scindées : je me consacre désormais à « manger/ danser »– et je garde pour plus tard l'idée d'une pièce pour 100 danseurs. Cette autre pièce pourrait être une sorte de Levée des conflits pour 100 danseurs, c'est à dire qui consisterait à gérer un chaos de 100 personnes faisant 100 gestes en même temps... Ce qui fait environ 10 000 gestes !


Une idée de départ importante était la dimension « peu spectaculaire » de l'action de manger, d'avaler. Est-ce que cet axe s'est affirmé ?


Boris Charmatz : Tout à fait. La création, telle que je l'envisage actuellement, va de plus en plus vers une forme de disparition : traiter la nourriture sur le mode de son avalement, de son effacement. Mais du coup, cela demande une construction très fine, assez éloignée du principe un peu brut que j'avais en tête au départ – du traitement “en masse” d'un grand nombre de danseurs. Pour aborder la dimension de la disparition, la dimension de l'empêchement, du frein – à parler, à danser – il faut que je trouve des mécanismes focalisés, subtils, à la limite de l'invisibilité... Cela aussi pour ne pas juste “balancer” à la face du spectateur la vision de corps en train d'ingurgiter.


Vous avez évoqué Levée des conflits et enfant, deux pièces précédentes qui entretiennent entre elles des liens – explicites ou souterrains. Est-ce que cette création implique le tissage de nouveaux liens avec certains principes issus de ces deux pièces ?


Boris Charmatz : Oui, je me rends compte qu'il y a toujours chez moi une obsession du rapport entre les pièces, de leurs échos, de leurs correspondance. Pour manger, j'ai en tête certains mécanismes allant plus dans le sens de enfant, et d'autres, davantage dans le sens de Levée des conflits. Cette pièce n'est pas une synthèse – ni le dernier volet d'une trilogie – mais je crois qu'il y a dans ces deux pièces des principes correspondant à deux types de désir, à deux manières de faire de la danse, qui pourraient trouver là une manière de se mélanger.
Il y a par ailleurs une autre pièce dont l'influence s'est faite sentir.
Lors des premières étapes de travail, je me suis concentré sur la question de savoir ce que serait une chorégraphie de bouche, de mains – de pieds aussi, dans la mesure où le plateau est en quelque sorte notre “table”. Ce sera probablement une chorégraphie très près du sol, avec des moments allongés, inertes, un peu abandonnés. Et étrangement, en travaillant sur ce matériau, me sont revenues des images issues de Herses, une pièce plus ancienne. Cette pièce est structurée plus ou moins explicitement autour d'un rapport nature / couple / communauté, correspondant à des utopies de fusion. Herses comprend beaucoup de gestuelles assez “abandonnées”, mobilisant du coup un jeu entre présence et absence. Au fond, manger est une action extrêmement concrète, mais peut-être que ceux qui l'effectuent ne sont qu'à moitié là – pas entièrement présents à eux-mêmes. Il n'y a rien de démonstratif dans notre manière de manger, plutôt une forme de semi-absence, un caractère fantomatique. Peut-être est-ce dû au fait d'être à moitié dans deux actions : à moitié en train de manger, à moitié en train de danser.
J'aimerais qu'il y ait très peu de moments dans la pièce avec une seule chose à voir à la fois. A partir d'individus épars, ou regroupés, un duo pourrait émerger, reprenant la matrice d'un duo de Herses, mais en mangeant – un peu dans l'idée qu'on peut faire tout ce qu'on veut, pourvu que ce soit en mangeant ; c'est à dire en gardant cette inconnue dans l'équation, ce paramètre étrange.


A propos de “paramètre étrange” : si on la considère du strict point de vue de la danse, la nourriture est un encombrement : ça encombre les mains, puis, pendant la digestion, ça encombre le corps. J'ai l'impression que vous avez besoin de poser une contrainte, un empêchement comme moteur de la chorégraphie. Une manière de “bloquer” ce que la danse pourrait avoir de facile, d'évident...


Boris Charmatz : Oui, c'est vrai. Toute la question pour moi est de savoir ce que cela crée en parallèle. Cet encombrement de la nourriture n'a de valeur qu'à condition de permettre ou de générer autre chose. Par exemple : danser avec un enfant dans les bras, ça encombre, mais ça génère des mouvements qui ne seraient pas possibles sans cela. Avec la nourriture, on descend encore d'un étage. Je ne sais pas pourquoi, j'ai repensé récemment au journal de Pontormo, un peintre maniériste du XVIème siècle, qui a rédigé un journal extrêmement terre-à-terre, entièrement centré sur la nourriture. Il ne parle quasiment pas de peinture, mais uniquement de ce qu'il mange – comme une sorte d'économie générale de ce qu'il ingère. Il n'y a aucun sentiment, aucun affect. On peut le lire quasiment comme une sorte de manifeste matérialiste.
En danse, peu de choses en passent par la bouche – elle sert surtout à respirer. On essaie plutôt de la garder fermée, par convention « esthétique ». Sans aller jusqu'aux “masques” impersonnels de la danse moderne, ou au contraire, aux grimaces de la danse expressionniste allemande – on peut dire c'est rarement un point de départ du mouvement. Personnellement, j'aime beaucoup les rapport doigt/bouche, ça me donne envie de créer du mouvement. La chorégraphie de toute la pièce est attachée à la bouche, s'invente dans un rapport de distance et de proximité avec la bouche. Un peu comme Levée des conflits commence par le geste de frotter le sol de manière circulaire, cette pièce naît d'un rapport entre la main, l'aliment et la bouche. C'est la matrice qui peut faire naître d'autres manières de manger – et de danser.


Diriez-vous que “ce que ça génère” se situe plutôt d'un point de vue “plastique”, ou au niveau du processus général des corps ?
C'est à dire, plutôt du côté de l'image, ou du devenir ?


Boris Charmatz : Je dirais que globalement, les choses se décident plutôt du côté de l'informe et du processus. Dans le cas de la nourriture elle-même, j'ai en tête des exemples de nourriture “informe” – allant dans le sens d'une opposition entre concret et abstrait. Nous avons fait de belles tentatives avec des feuilles d'azyme – ce sont des feuilles utilisées en pâtisserie principalement pour faire de la déco – mais ça se mange, c'est de l'amidon. C'est aussi avec cette matière qu'on fait les hosties d'ailleurs... Lors des ateliers avec les danseurs, nous avons principalement travaillé avec des carottes, des salades... Ça se digère facilement, c'est relativement sain, ça ne fait pas grossir, ça ne tâche pas... Ce que j'aime avec les feuilles, c'est déjà que ce sont... des feuilles. On ne s'imagine pas forcément que nous allons les manger. Dans l'absolu, je pourrais tout à fait imaginer ne travailler qu'avec ces feuilles. Après, c'est tout bête, mais les feuilles soulèvent une question technique : d'une part, ça colle, on peut s'étouffer avec, mais en plus, ça blesse les lèvres.


L'avantage de ces feuilles, c'est d'activer la bouche, l'action de manger, tout en évacuant la dimension imaginaire liée à la nourriture – l'aspect un peu “grande bouffe”...


Boris Charmatz : Oui, on passe quasiment au niveau de la métaphore. Manger est une manière de digérer le réel – comme la danse au fond, qui n'est qu'une manière de digérer des gestes, des attitudes. Ce sont des feuilles blanches – pas des feuilles imprimées portant un texte que l'on mangerait tout en le lisant – quoi que cette idée soit intéressante en soi... Mais effectivement, cela introduit un décalage... Du coup, j'ai également fait des tests avec d'autres types d'aliments « neutres », comme par exemple la barbapapa. Cela reste attaché à une connotation festive, foraine, mais au fond c'est juste une matière cotonneuse, que l'on peut sculpter. On peut en avaler de grandes quantités ; pour autant il n'en reste presque rien dans la bouche. Mais là encore, c'est un aliment assez horrible pour les dents et la santé – ce n'est que du sucre. Sinon, j'aurais presque pu imaginer des nuages de barbapapa... Et puis cette pièce pose la question du désir, du goût : le premier jour, lorsqu'on propose du poulet rôti, de la barbapapa, tout va bien. Mais le deuxième jour, le troisième jour, cela devient vite écoeurant.


Cela pose d'ailleurs une question intéressante au niveau du processus de travail – du processus collectif, et des prises de décision du chorégraphe : est-ce que vous avez été amené à discuter avec les danseurs de ce qu'ils avaient envie de manger, mais aussi de l'idée de manger au sol, de s'échanger de la nourriture... Parce que la nourriture touche à un interdit...


Boris Charmatz : Oui, nous en avons discuté. Il y a des danseurs qui ne font pas cette pièce pour cette raison. Cela pose des questions d'hygiène, de régime, d'équilibre alimentaire, de partage... Est-ce qu'on peut être huit à croquer la même pomme ? Manger au sol ? Ce sont des questions de culture et de choix individuels. Pour moi, la dialectique tient au fait que j'ai envie que ce soit une vraie pièce de groupe, et en même temps, je voudrais que ce soit moins “collectif-anonyme”. Dans enfant, il y a de vraies relations entre adultes et enfants d'un point de vue individuel, mais on passe tous par les mêmes états, par les mêmes mouvements. Là, j'aimerais que les choses soient nettement plus différenciées. Le jeu entre l'individuel et le collectif sera plus complexe que dans mes pièces précédentes. La solution formelle que j'essaie de développer serait d'avoir une sorte de “bruit” : une matière générale, fonctionnant sur l'accumulation de “manger / chanter / danser”. Le mécanisme collectif serait de travailler une sorte de pâte – le bruit blanc du spectacle. Et dans cette matière-là, à l'intérieur de cette ruche, de cette nuée, extraire des singularités, faire apparaître des gens. Zoomer dans la matière à l'aide de la lumière, du son et de la danse. Par exemple : dans ce continuum de danse, d'ingestion et de chant, une personne pourrait s'arrêter de manger – comme une grève de la faim. Comment ça se joue, qu'est-ce que ça produit ? J'aimerais trouver une manière d'intégrer le refus.
Ainsi qu'une manière de passer d'un “chanter/manger/danser” tous ensemble à l'abandon d'un de ces termes : trouer le mécanisme de manière à le relancer. Mais tout ça dans une dynamique qui resterait celle du continuum. Les zooms doivent être quasiment « organiques », naître du bruit lui-même – pas du tout comme des images, des séquences ou des “scènes”.


Du coup, est-ce que la nourriture pourrait prendre une place quasi autonome jusqu'à former un « environnement» ?


Boris Charmatz : Ce qui est certain, c'est qu'il y aura une chorégraphie des aliments et une chorégraphie des gens – les deux se combinant. En même temps, le destin de la “chorégraphie des aliments” est de disparaître dans celle des corps : d'être ingérée. C'est du coup aussi une forme de résolution radicale de la question posée par les environnements scéniques “auto-organisés”. Faut-il les laisser vivre leur vie, les ranger, débarrasser la scène ? Là, le principe est d'aller vers la disparition par ingestion. Après, tout dépend des quantités : s’il y a une énorme quantité de nourriture, un tas, nous ne pouvons pas non plus tout manger. Nous avons d'ailleurs fait une tentative dans ce sens : fabriquer une sorte de tsunami de nourriture, un gigantesque tas constitué de tout – chips, sandwichs, pain, fruits, légumes ; un tas que l'on manipule, que l'on fait rouler tout en continuant à le manger. Là pour le coup, d'un point de vue imaginaire, ce tas mobilise quelque chose du côté du déchet, de la décharge, du surplus aussi, voire du gaspillage. Mais ce qui m'intéresse là-dedans, c'est la production d'un éco-système qui se résout lui-même : on le mange tout en le déplaçant, ce qui nous donne l'énergie pour le déplacer... Il s'agit là d'une piste – un peu utopique – mais qui ne résout pas pour autant toutes les questions soulevées par le spectacle. On ne peut pas faire que ça. Il faut que ça s'articule avec le reste, et que ça se transforme... C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles l'idée de créer ce spectacle à Essen, dans la Ruhr me paraît importante.


A Essen ? Cette pièce sur la nourriture va être créée à Essen[1]?


Boris Charmatz : Bon, en fait, la création se fera à Bochum, juste à côté. Mais c'est vrai que Essen est un des titres qui me trotte en tête... Mais surtout, la Ruhr, en tant qu'ancienne région minière, constitue une sorte de symbole de la transformation : le minerai extrait de la terre, puis transformé en métal...
Sans compter que toute cette région est elle-même prise dans un vaste mouvement de transformation : beaucoup d'espaces industriels ont été réinvestis, notamment pour faire des centres culturels. Du coup j'aime bien l'idée de participer à cette transformation.


Un autre élément “nouveau” est la présence du « chant» que vous venez d'évoquer. Comment la voix est-elle intervenue ?


Boris Charmatz : Pour enfant, nous avions travaillé sur des mini-canons, et c'est un élément que j'avais envie de reprendre, de développer. Dans Levée des conflits déjà, les mouvements sont construits sur une forme en canon – mais sans voix. A dix-neuf on peut faire des choses intéressantes en canon. Je n'ai pas en tête de traiter une esthétique en particulier – le canon médiéval ou autre – mais plutôt de l'adopter comme principe général de chant – pouvant inclure du bruit, de la musique contemporaine, de la pop... Ce canon pourrait commencer par quelques voix, pour finir par tous les corps en présence, et ne plus s'arrêter...


Il y a quelque chose d'une entreprise globalisante dans votre approche de la danse : oeuvre chorégraphique comprenant une dimension “ rétrospective”, installation plastique auto-produite et auto-dissoute, pièce sonore...
Est-ce que cela correspond à une dimension “musée de la danse” qui se développe dans votre travail ?


Boris Charmatz : C'est possible. Levée des conflits, enfant ou cette pièce-ci vont dans cette direction. En même temps, j'ai toujours essayé de mettre en place des cadres très stricts à l'intérieur desquels je pouvais faire ce que je voulais : A bras-le-corps, c'est un carré de chaises, très strict, qui nous permet de re-balancer tous nos gestes de conservatoire. Mais ces trois pièces là sont effectivement des pièces “larges”, brossées à grands coups de pinceau, à “prise rapide”. Dans le même temps, alors que ce sont sans doute les pièces les plus “spectaculaires” que j'ai faites (plus de gens les ont vues, plus de danseurs les ont dansées) cet élément de “ plus” reste contrebalancé par un élément de “ moins”. Un peu comme des “monuments éphémères du visible”.
Cette fois-ci, la nourriture sur le plateau reste une grande inconnue – qui entraîne d'autres inconnues – même si dans l'absolu, je pourrais me contenter de faire Levée des conflits en mangeant et en chantant. L'idée est d'en faire un objet plastique sonore, chorégraphique, mais envahi par plusieurs strates de bruit. Reste à savoir comment conjuguer ces strates, afin que le bruit de l'une n'envahisse pas les autres. Comment résoudre, par exemple, la friction entre l'idée du tsunami de nourriture, et l'idée, plus abstraite, des feuilles d'azyme ?


C'est un peu comme si ce “cadre large” qui vous permet de travailler s'élargissait chaque fois encore un peu plus...
Nous avons commencé en parlant de l'idée de “gérer” un chaos de 100 danseurs. Est-ce qu'il ne s'agit pas de ça au fond : pouvoir tout absorber, tout en réussissant à cadrer le chaos engendré par ce “tout” ?


Boris Charmatz : Oui, et c'est aussi l'idée de ne pas commencer par “faire le vide” comme on en a souvent l'habitude en danse. Ne pas partir d'un beau studio vide où le geste respire, mais plutôt travailler dans la masse. Affiner à l'intérieur du cadre “manger, chanter, bouger”, creuser dedans, comme une sculpture. A l'intérieur du chaos, de la pléthore, faire émerger un écrin, une chose complexe et fine... je crois que c'est ça l'idée.

Notes

[1] Essen : nom d’une ville d’Allemagne, signifiant également “manger” en allemand,ndt.

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