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"Maldito sea el hombre que confía en el hombre" : un projet d'alphabétisation

mise en scène Angélica Liddell

: Entretien avec Angélica Liddell

Propos recueillis et traduits par Christilla Vasserot

Le titre de votre dernière création, “Maldito sea el hombre que confía en el hombre” : un projet d’alphabétisation (« Maudit soit l’homme qui se confie en l’homme » : un projet d’alphabétisation), est en partie rédigé en français. Vous y égrenez un alphabet en français. Comment ce projet est-il né ?


Angélica Liddell : Mon désir de confectionner un alphabet remonte à loin. C’est un classique. Quand j’étais très jeune, j’en ai vu un réalisé par Peter Greenaway, qui m’a beaucoup marquée. Dès lors, j’ai eu cette envie de choisir un mot pour chaque lettre. Et quand je me suis mise à étudier le français, tout m’a paru tomber sous le sens. Je me suis vue à quarante ans, en train de réciter l’alphabet assise à une table d’écolier, comme une petite fille. Ma vie était une merde, tout avait volé en éclats. J’avais envie de brûler le monde et, pourtant, j’avais devant moi une feuille pleine de dessins et je répétais : « Mon pantalon est rouge »… C’était un paradoxe ahurissant, il y avait une contradiction entre ma pensée et l’apprentissage d’une langue par le biais de phrases aussi innocentes. Parfois, le fait de dire : « La table est à côté de la fenêtre » me faisait pleurer. Voir tous ces dessins pour enfants, devenir moi-même une enfant, cela revenait à récupérer un peu d’innocence, de cette innocence massacrée.


« E comme Enfant » mais « L comme Loup »…


Évidemment, le langage ne peut pas être innocent. La méfiance est la colonne vertébrale de cette pièce. C’est un projet d’alphabétisation fondé sur la méfiance. Les mots sont choisis pour comprendre le vil mécanisme qui fait marcher le monde, pour comprendre l’impossibilité de la bonté. C’est une défense de la pitié par la négation de la pitié.


Dans La Maison de la force, le public pouvait entendre, sous forme de confessions, des histoires qui, peu à peu, menaient à la méfiance. Peut-on considérer « Maudit soit l’homme qui se confie en l’homme » : un projet d’alphabétisation comme une conséquence de La Maison de la force ?


Oui, tout à fait. Ce sont les conséquences après la catastrophe. Cela ne pouvait pas être autrement. Lorsque l’on a le dos criblé de balles, il n’y a pas d’alternative à la méfiance. Si, en échange de l’amour, on reçoit de l’agression, on se méfie ; à la manière d’un chien qui reçoit des jets de pierre, on s’enfuit en courant, on apprend à aller plus vite que les balles. La méfiance à l’égard d’autrui conduit à la méfiance à l’égard de l’idée même d’humanité : on en vient à douter de la réalité de ce concept. Alors on s’isole et on éprouve un sentiment de non-appartenance. Cela suppose un rejet de tout ce qui tient du collectif. Voilà pourquoi « Maudit soit l’homme qui se confie en l’homme » : un projet d’alphabétisation est aussi un éloge de l’individu par-dessus toute communauté ou association. C’est une défense de la solitude comme forme de vie, une expression du déracinement, de la fatigue à l’égard de l’humain. Pour le citoyen moyen, et bien plus encore pour le monde de la culture qui s’est approprié la morale, il est bien plus facile d’être humanité que d’être un homme en chair et en os ; il est bien plus facile de s’indigner politiquement, par exemple, que d’aller creuser dans ce puits d’excréments qu’est l’âme humaine. Grâce aux discours appris, grâce à l’indignation apprise, grâce à tout ce bla-bla, nous pouvons masquer la bassesse qui est la nôtre, nous nous masquons nous-mêmes. Il est facile de parler d’économie, de racisme, d’engagement ; il est plus difficile de parler de nos misères personnelles, de ce qui fait de nous des hommes. Même la publicité utilise l’idée d’humanité comme une stratégie commerciale : elle dégouline d’engagement et de solidarité. Parfois, pour nous qui nous consacrons à la culture et au politiquement correct, pour nous qui nous sommes appropriés ce qui est juste ou injuste, l’engagement dans l’humanité permet d’occulter la véritable merde dont nous sommes faits. Ce n’est pas bien compliqué de casser du sucre sur le dos de Sarkozy, mais ne pas faire de mal, ne pas humilier ses proches, s’embourber dans les tréfonds de la conscience, ça c’est une autre paire de manches. Bref, Dostoïevski existe. Cependant, il y a là un terrible paradoxe : une fois la douleur passée, c’est la déception qui conduit à la méfiance, à la désaffection à l’égard de l’humain. Même pour se détacher de l’humanité, il faut être un homme ou une femme, il faut être un être humain. En fait, il y a une explication bien plus simple à « Maudit soit l’homme qui se confie en l’homme » : un projet d’alphabétisation : à la place du coeur, j’ai de la viande hachée. Comment l’écrire autrement ?


Cette désaffection et cette méfiance sont-elles ce qui conduit au besoin d’apprendre une nouvelle langue, un nouvel alphabet ?


Au départ, comme toute révélation, c’est le fruit du hasard. L’apprentissage de cette nouvelle langue est né d’un besoin d’ordre pratique. Mais cette conjoncture a coïncidé avec un autre besoin : il me fallait renommer ou réorganiser le monde, car ma vision de celui-ci avait changé du tout au tout. Il me fallait donc réorganiser le langage pour mettre en forme cette nouvelle pensée. Et le hasard a fait que ces deux besoins – l’un pratique, l’autre spirituel – se sont rejoints. Le choix d’un alphabet dans une autre langue est le résultat de la frustration et du besoin. Je ressentais un désir furieux et immédiat : savoir comment on disait « rage » dans cette langue que j’étais en train d’apprendre. Pour moi, la rage redoublait de sens et de force : c’était comme réapprendre ce que signifiait ce sentiment. Il n’est pas urgent d’apprendre à dire « ampoule » ou « pied » dans l’autre langue, je m’en fiche. J’ai attrapé un dictionnaire et j’ai répété les mots qui décrivaient mes sentiments. Et lorsqu’un mot ne m’intéressait pas, je disais : « Bah, ça ne vaut pas un clou. »


D’où la référence à Wittgenstein ?


Bien sûr, quand on parle du langage, de la représentation du monde à travers le langage, on en arrive forcément à Wittgenstein. Mais ce qui m’intéresse le plus chez lui, c’est qu’il connaît un échec en tant que philosophe : il vit dans la frustration constante de ne pas pouvoir expliquer le monde. Cette frustration est souvent celle du créateur, du penseur. Quand Bouvard et Pécuchet décident de se consacrer à la philosophie, c’est marrant, ils finissent par envisager le suicide. Wittgenstein lui-même est une tasse de thé dans laquelle il ne tient pas plus de thé que ce qu’une tasse peut contenir. Deleuze a Wittgenstein en horreur. L’abécédaire de Deleuze est fantastique. Mais moi, je me confronte aux philosophes tel un hooligan, comme si Wittgenstein, vêtu d’un short, courait après un ballon. Peut-être serait-il un attaquant paradoxal, je veux dire un attaquant qui ne marque aucun but. Ce qui m’attire chez Wittgenstein, c’est ce qui est issu de sa frustration, qui bien évidemment finit en tragédie : « L’arbre ne plie pas mais il se rompt. »


Qu’est-ce qui vous plaît dans le football ?


Vous voulez savoir ce qui est merveilleux dans le football ? C’est qu’on n’a pas à se demander pourquoi ça nous plaît. C’est cette parcelle réservée au bonheur des victoires et à l’amertume des défaites, sans le moindre bla-bla. Le foot est merveilleux, un point c’est tout. Il y a des gens qui veulent philosopher, réfléchir sur le foot, qui font même preuve d’esprit critique, qui s’indignent à cause de ce que gagnent les joueurs, qui parlent d’éthique, et bla-bla-bla… Je ne les supporte pas. Je suis une passionnée. Pour les gens solitaires, pour nous qui vivons reclus chez nous, qui regardons des films et des matchs, à l’écart de la méchanceté humaine, notre équipe c’est notre bande, une bande bestiale, la meilleure bande au monde…


Donc « B comme Bande » ?


Oui, j’ai toujours rêvé d’avoir une bande paradoxale, une bande de solitaires, cette société de solitaires dont parle Pascal Quignard dans Les Ombres errantes. J’aimerais avoir une bande pour haïr les mêmes choses. On rencontre souvent des gens avec qui on partage les mêmes goûts, mais des gens avec qui partager des haines, c’est moins courant et c’est passionnant. Voilà qui serait amusant : s’asseoir à une table de café, comme Thomas Bernhard, et observer la part putréfiée des gens, tout ce qu’ils cachent de façon primitive grâce au pacte social. J’aimerais avoir une bande pour m’amuser à regarder la merde que nous occultons tous, une bande de solitaires qui s’unissent pour haïr, des gens qui ne cadrent pas avec le monde. Bref, je me considère comme une sociopathe sous contrôle, mais au bout du compte une sociopathe, une otaku. Même mon « théâtre politique » est anti-social, il est conçu contre la société, pour cracher à la figure de la société mon dégoût, ma rage, ma douleur. Mon engagement est toujours anti-social. La scène est ce lieu où je romps constamment le pacte social, ce n’est pas un lieu de répression. Bien souvent, on confond la répression et le respect, ou la soumission et le respect. Je suis une anarchiste paradoxale, car je vis en démocratie et je respecte les normes, je suis donc inévitablement une anarchiste paradoxale, comme quand je désire avoir une bande de solitaires. Mais mon aspiration politique et sociale serait que, tous, nous connaissions le bien ; alors nous ne dépendrions pas d’un gouvernement, de la loi, nous serions autosuffisants en tant qu’individus, pas en tant que groupe, mais, chacun en tant que tel. Connaître le bien empêche d’exercer le mal. Mais l’anarchisme reste une vue de l’esprit, l’être humain ne sera jamais à la hauteur. Nous ne sommes même pas à la hauteur de la loi. Il faut nous protéger les uns des autres, même dans les files d’attente, que ce soit pour entrer dans un cinéma ou pour faire les soldes. Le philosophe et écrivain Henry David Thoreau parle magnifiquement de ce marcheur qui ne fait pas de mal, qui répugne aux idées communes, à l’idéologie, à tout ce qui relève de la loyauté obligatoire, de l’amour obligatoire, qui abhorre les consignes, les pontifes et les suiveurs. C’est lui qui parle des « champions de la civilisation ». Thoreau serait un magnifique solitaire en bande. Un sauvage élégant. J’aimerais avoir une bande de sauvages aimables.


« P comme Piano », « K comme Karaoké »… Quel rôle joue la musique dans vos spectacles ?


La musique est un acteur supplémentaire, elle me sert à créer des conflits, des batailles, à exprimer ce que le mot ou l’action ne peut exprimer. Je suis comme La Femme d’à côté de François Truffaut : j’aime les chansons parce qu’elles disent la vérité. J’aime les chanter parce qu’elles parlent de ma vie. Depuis peu, j’aime écouter de la musique par hasard. Je ne suis pas émue dans un concert, je suis émue quand soudain j’entends Bach, Beethoven ou Schubert dans un endroit où je suis en train de manger, ou lorsque j’entre quelque part pour acheter du pain, dans la salle d’attente du médecin ou sur YouTube. C’est le genre de hasard qui me conduit à l’un des états les plus merveilleux qui soit : la mélancolie. Écouter Schubert par hasard en décuple le sens, décuple le sens de ma vie. Je me fiche de savoir s’il est joué sur un Steinway ou sur un Petrof, je suis bien plus touchée par la précarité d’un fond musical ou par la mauvaise qualité du son sur YouTube.


La photo d’une petite fille illustre la publication espagnole de votre pièce de 2003 : Lésions incompatibles avec la vie. Elle fait beaucoup penser à cette enfant-adulte que vous interprétez dans « Maudit soit l’homme qui se confie en l’homme » : un projet d’alphabétisation. On ne peut s’empêcher de penser également au film de Carlos Saura : Cría cuervos. Que représentent pour vous cette photo et ce film ?


La petite fille de Lésions incompatibles avec la vie est la même que celle de « Maudit soit l’homme qui se confie en l’homme » : un projet d’alphabétisation. D’ailleurs, dans mes premières notes de mise en scène, j’avais imaginé utiliser cette photo de moi quand j’avais six ans. Quand je la regarde, quand j’observe mon regard, je ressens une infinie tristesse, une immense déchirure. Presque quarante années sont passées depuis qu’elle a été prise et, entre la génétique et les sales coups de la vie, tout m’a conduite à la solitude, à l’isolement. Un isolement d’abord imposé, puis recherché. La vie ne fait que confirmer nos pires présages. Depuis toute petite, j’ai eu le pressentiment que la vie me destinait à la solitude. J’ai une lésion incompatible avec la vie ; la vie et moi, nous sommes incompatibles. J’ai comme un excès de sentiments qui ne cadrent pas avec l’ordre émotionnel, ils me tiendront toujours en dehors de cet ordre. En revanche, je suis parvenue à rendre compatibles la vie et cette lésion par le biais du travail. Imaginez donc ce que le travail signifie pour moi. Je l’ai compris dès l’adolescence. Quand j’avais dix ans, mes professeurs convoquaient mes parents pour leur parler de mes poèmes : ils étaient le symptôme que quelque chose ne tournait pas rond. Aujourd’hui, je fais la même chose qu’à l’âge de dix ans, la même chose. « Maudit soit l’homme qui se confie en l’homme » : un projet d’alphabétisation est relié par une sorte de cordon ombilical à Lésions incompatibles avec la vie. Le cordon ombilical d’un enfant mort. J’ai associé à « E comme Enfant » une des phrases de Lésions incompatibles avec la vie : « Je n’ai pas connu un seul enfant qui soit devenu un bon adulte. » Ce sont les premiers mots du spectacle. C’est comme si presque dix ans après, la vie avait confirmé un présage, un obscur présage. Je crois que je n’avais pas le choix. Certains d’entre nous ne peuvent pas choisir entre le bonheur et la douleur. Nous portons en nous cette lésion. Par ailleurs, il se trouve que durant ces trois dernières années, j’ai eu l’occasion de vivre des situations qui n’ont fait que me confirmer ce que l’être humain a de pire, qui ont arraché de moi l’idée d’humanité, tout sentiment d’appartenance. Quant à Cría cuervos… Ana Torrent (l’actrice qui interprète le rôle principal) et moi, nous avons le même âge. À l’époque du tournage de Cría cuervos, j’avais l’âge d’Ana, cette petite fille. Pour moi, c’est comme avoir une soeur, vraiment, je le vis comme ça. Cría cuervos est présent dans « Maudit soit l’homme qui se confie en l’homme » : un projet d’alphabétisation, avec entre autres la chanson de Jeanette. Voir Cría cuervos m’a donné l’occasion de me venger de la vie, tellement de fois, rien qu’en le regardant. C’est le propre des chefs-d’oeuvre : à travers eux, on peut se venger de la vie, encore et encore.

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